« Je souhaite, je veux, je crains, je me repens » (Atys, acte III, scène 1)
Atys à Tourcoing © Eva Barbot
Jean-Baptiste LULLY (1632-1687)
Atys,
Tragédie en musique, en un prologue et cinq actes,
créée dans la Salle des Ballets du château de Saint-Germain en Laye, le 10 janvier 1676
sur un livret de Philippe Quinault (1635-1688)
Atys : Mathias Vidal
Cybèle : Véronique Gens
Cœlénus : Tassis Christoyannis
Sangaride : Sandrine Piau
Flore : Virginie Thomas
Doris : Hasnaa Bennani
Melpomène, Mélisse : Éléonore Pancrazi
Le Temps, un Songe funeste, Le Fleuve Sangar : David Witczak
Idas, Phobétor : Adrien Fournaison
Un Zéphyr, Morphée, un Dieu de Fleuve : Antonin Rondepierre
Le Sommeil : Carlos Rafael Porto
Iris, une Fontaine : Marine Lafdal-Franc
Phantase : François-Olivier Jean
Les Ambassadeurs ~ La Grande Écurie
Les Pages et les Chantres du CMBV (Fabien Armengaud, direction artistique)
Ballets de l’Opéra Grand Avignon
Représentation du dimanche 17 mars 2024, Théâtre municipal Raymond Devos, Tourcoing.
Coproduction Centre de musique baroque de Versailles | Les Ambassadeurs ~ La Grande Écurie | Opéra Grand Avignon | Atelier lyrique de Tourcoing | Théâtre des Champs-Elysées
Les cieux n’étaient pas cléments en cette après-midi grise de mars mais l’atmosphère chaleureuse et intime du théâtre Raymond Devos, son rassurant rouge bordeaux, ses balcons à l’italienne, sa pénombre enveloppante invitaient à une expérience immersive lulliste. Dire que nous attendions cet
Atys serait un euphémisme : certes
Atys a le vent en poupe et l’essai très convaincant musicalement coloré et austère du tandem Alarcon-Prejlocaj (hélas la captation France Télévisions n’est jamais ressortie en DVD) ou les beautés marbrées de Christophe Rousset au plateau inégal, résonnent encore, sans même remonter le temps vers les rivages de
la mythique production de Christie-Villegier .
Sans tenter de synthétiser l’admirable cahier du CMBV, on tentera d’en souligner au long de notre compte rendu les singularités, qui prolongent les essais de restitution entamés par
Hugo Reyne, notamment sur le petit et le grand chœur (Musiques à la Chabotterie, 2010). Pour autant,
Alexis Kossenko n’a pas fait œuvre de reconstitution musicologique, et les contraintes du lieu, du budget, et par dessus tout de sa vision artistique contribuent à ce que cette récréation soit une création, sans doute la plus historiquement informée à nos jours. Car Benoît Dratwicki et les équipes du CMBV n’ont pas uniquement étudié la manière dont on jouait les tragédies lyriques lullistes, mais précisément comment on les jouait à la cour, en l’an 1676, grâce au livret que l’on a conservé ainsi qu’aux listes détaillées des instrumentistes. Le lecteur curieux trouvera des explications détaillées fascinantes dans
le carnet de bord de la production.
La différence et de taille : des l’ouverture, prise à un tempo coulant, l’on se rend compte que les textures orchestrales des Ambassadeurs ~ La Grande Écurie [et la Chambre du Roy] sont plus italiennes, plus allégées, plus lisibles, moins opulentes et majestueuses : ce n’est pas seulement parce que le chef n’insiste pas trop fortement sur le rythme pointé, mais parce que les bassons et hautbois ou flûtes se taisent et ne sont pas même présents dans la fosse. Leurs interventions en sont d’autant plus précieuses et magiques. Ils ne doublent pas les lignes de dessus, comme cela viendra plus tard, dans les années 1700 (si tard ?). De même, ritournelles et préludes instrumentaux sont confiés uniquement au premier et second violon, et non à tout le noyau de cordes, ce qui donne une couleur plus aérienne. Enfin, pour le reste de l’orchestre, le CMBV a fait merveille en restituant les célèbres Vingt-quatre Violons du Roi (6 dessus, 4 hautes-contre, 4 tailles, 4 quintes et 6 basses de violon), au son homogène et surprenamment aéré.
Atys à Tourcoing © Eva Barbot
Même souci historique quant au plateau vocal : le trio Mathias Vidal, Véronique Gens et Sandrine Piau a été sélectionné pour se rapprocher autant que possible du profil des chanteurs de la création. Ainsi le choix de Mathias Vidal, taille plutôt que haute-contre, donne une coloration plus dynamique et plus héroïque au personnage d’Atys. S’il ne saurait faire oublier Howard Crook ou Guy de Mey, sensibles poètes, l’Atys de Mathias Vidal, dont a pu craindre au début de la représentation un bouillonnement trop nerveux, un tempérament trop agité, s’est révélé extrêmement convaincant : à contre-nature hésitant et maladroit dans la scène des aveux, puis résolu et révolté une fois sa décision de rompre la cérémonie nuptiale prise, son Atys est un être fier et torturé. Sa tessiture avec un medium projetant fortement en font l’égal de Cybèle, et non un amant faible et vulnérable. On louera sans réserve son sens théâtral, ses récitatifs très animés. En revanche, les ariettes strophiques qui lui sont dévolues manquent de candeur (« je me défens d’aimer », « il faut changer toujours », « aimons un bien plus durable ») et se révèlent artificielles et sans charme, ce qui finalement est peut-être un trait de génie (volontaire ?), le personnage dissimulant sous cette façade légère ses tourments amoureux.
Atys à Tourcoing © Mickaël & Cédric Studio
Du côté féminin, le couple mythique de Véronique Gens et Sandrine Piau constitue une filiation et un hommage. Outre l’aspect musicologique précité, il illustre l’évolution des pratiques musicales et la pratique de la transmission dans le monde des artistes baroques, comme on peut le trouver au Français. La Cybèle de Véronique Gens est très éloignée de la furie campée par exemple par Stéphanie d’Oustrac : la soprano a choisi de privilégier le portrait nuancé d’une Reine altière et jalouse, très humaine, davantage Didon que Circé. Son sortilège final aurait pu être remplacé par un poison plus racinien, sans fondamentalement modifier sa psychologie. Le soin apporté à la prosodie et aux inflexions est admirable, de même que la fidélité au livret et aux excellent vers de Quinault. La projection est parfois dominée par celle de Mathias Vidal, en un renversement de valeurs, qui accroît l’impression d’instabilité tendre de cette déesse passionnée et finalement aussi cruelle que pathétique. Sa rivale, Sandrine Piau, fait valoir le même soin accordé à la diction, malgré des consonnes plus lisses. L’émission est limpide, d’une clarté perçante. La chanteuse a mis un peu de temps à entrer dans le drame (son « Atys est trop heureux » s’avère trop égal, la scène d’aveu un peu froide et distante, face aux effusions d’Atys). Mais à compter de l’acte III, la soprane est emportée dans un drame que l’on pressent et dont elle sait à merveille instiller par petites touches l’inéluctabilité, insufflant une nostalgie voilée à de multiples reprises, et un caractère doux-amer qui éclate dans la scène de reproches puis de réconciliation du couple damné.
Parmi les seconds rôles, le Roi de Tassis Christoyannis, à la voix fière et large, possède charisme et puissance, mais manque un brin de majesté par rapport à son prédécesseur Jean-François Gardeil, modèle impérieux insurpassé (chez Christie dans la captation FR3). Dans un rôle un peu étroit pour ses épaules, David Witczak est bien sérieux en Fleuve Sangar, tandis que la Mélisse d’Éléonore Pancrazi force sur des aigus un peu tendus. Carlos Rafael Porto manque un peu de sensualité pour le rôle du Sommeil, mais le halo de flûtes compense sa raideur. Qu’importe, la cohésion des chanteurs fait fi de ces quelques vétilles.
L’attention à la métrique et à la prosodie, le refus d’une ornementation trop précieuse ou trop envahissante conformément aux vœux du compositeur et en rupture avec Bacilly, Guédron ou l’ère précédente (abondance qui nous avait tant agacé chez la récente
Alceste de Fuget) sont remarquables et rendent justice au récitatif lulliste, et à sa clarté directe, d’une précision inégalée, que peu de ses successeurs sauront maintenir.
Atys à Tourcoing © Mickaël & Cédric Studio
Autre surprise : le chœur de choristes (car il y a aussi un « grand chœur » et un « petit chœur » d’instrumentistes) qui tout au long de la représentation s’est recomposé à géométrie variable. Ainsi, d’après le livret de 1676, les effectifs engagés varient entre 11 chanteurs à l’acte III contre 31 dans le Prologue ! Même surprise quant à sa disposition, quand cela était dramatiquement possible, comme à l’époque, les pupitres étaient disposés différemment de nos habitudes : de chaque côté les dessus, puis les basses, les tailles et enfin les haute-contre (cela nous avait étonné déjà lors de l’Alceste précitée) et en fer à cheval (ici en léger demi-cercle). On goûte l’extrême diversité de ces assemblages, l’équilibre différent du fait de beaucoup de voix d’hommes et de la présence des pages (dont des solistes) qui apportent une couleur vocale inattendue de transparence par rapport aux dessus féminins. Fabien Armengaud dirige les Pages et les Chantres du CMBV avec grâce et rondeur. Si le Prologue manque d’emphase et de conviction monarchique, le Sommeil tant attendu de l’Acte III ou la grande scène de déploration du dernier acte sont absolument splendides d’expressivité.
Alexis Kossenko s’est-il coulé dans les pas de Jean-Claude Malgoire ? A t-il été contraint par le CMBV et la mesure tempérée et régulière qu’il préconise (en lien notamment avec la taille du continuo, peu manœuvrable à s’adapter à des improvisations trop osées) ? A l’énergie nerveuse, aux carrures fermes, au bouillonnement sonore des Concertos de Dresden ou autres friandises vivaldiennes qu’on lui connaît succèdent un calme paisible, une fluidité, une continuité surprenantes. Ce Lully est très peu agité, il est hypnotique et séducteur, instillant doucement sur la durée l’imminence du désastre, avec une humanité à fleur de peau, et une économie de moyens tout en non-dits. C’est un peu du Ozu, avec ce côté tendre et intimiste, ses nombreux silences, ses pointillés. Les leitmotiv et les formes closes sont particulièrement bien amenées, et ajoutent à l’enfermement du lieu comme des destins.
Atys à Tourcoing © Mickaël & Cédric Studio
Même les excellentes percussions sont employées avec parcimonie, les nombreuses danses s’insèrent avec une prestance sans rigidité, évitant les rythmes trop poussifs actuellement à la mode, et qui permettent de compenser par l’hyperactivité ce que l’on perd en élégance. Justement, en termes de visuels, cette représentation bénéficie des chorégraphies de Victor Duclos, interprétées par les Ballets de l’Opéra Grand Avignon. Celles-ci tissent habilement un pont entre le respect du livret et allusions aux formes classiques (synchronicité, figures symétriques, tableaux illustratifs), et langage renouvelé. Les costumes colorés des peuples, ornés vers la fin de feuilles sont suffisamment neutres – on regrettera seulement la laideur de la scène de sommeil en sorte de salopette et couche-culotte – mais l’intégration à l’intrigue est louable : révérences à Cybèle, agonie où tombent un à un les danseurs lors du suicide d’Atys, tableau final en forme d’arbre. On évite fort heureusement le copié-plaqué vulgaire, et le hip-hop plaqué à l’emporte-pièce sous prétexte de modernité. En outre choristes, instrumentistes de scène (les vents dont nous parlerons plus bas) et danseurs interagissent et contribuent habilement à une mise en espace efficace, qu’il s’agisse de la haie d’honneur pour Cybèle, ou de la scène du Sommeil, d’une simplicité redoutable.
Atys à Tourcoing © Eva Barbot
Il nous reste à louer au sein de l’orchestre deux phalanges particulières : d’abord le continuo fourni par le « petit chœur » (2 basses de viole, 2 basses de violon, 2 théorbes et 1 clavecin) et notamment les violes de
Salomé Gasselin et
Ondine Lacorne-Hébrard et le clavecin de
Béatrice Martin très dynamique, épousant les récitatifs de manière ondoyante. La réalisation par les violes d’un accompagnement polyphonique, hypothétique mais probable, apporte un réel plus par sa discrète mais omniprésente poésie. L’on regrettera (était-ce l’acoustique du théâtre ?) des théorbes peu audibles, qui expliquent peut-être un peu les entorses évitées ici de recourir à des guitares voire des harpes, et comme sur la gravure d’Atys dans la Cour de Marbre, et même s’il sagissait d’une représentation de plein air, peut-être aurait-il été judicieux d’ajoindre davantage de cordes pincées. Deuxième considération : on a déjà dit plus haut que les instruments à vent étaient des musiciens de scène, qui n’étaient pas fusionnés au reste des cordes dans la fosse. On les trouve donc sporadiquement sur scène où
Jérémie Papasergio vole la vedette avec son énorme basse de cromorne. Un consort de hautbois et de cromornes a été recrée en partenariat avec le Musée de la Musique, l’IreMus et un collège de spécialistes, restituant 5 dessus de hautbois, 2 tailles et une basse de cromorne copiés à partir d’originaux conservés au Musée de la Musique. On les trouve ainsi dans le Prologue et les deux premiers actes et leurs sonorités vertes et rugueuses, martiales et boisés, non dénuées d’une spontaneité rustique, sonorités proches de celles expérimentées dans le disque rutilant que Papasergio consacra aux
Fastes de la Grande Ecurie (Ricercar) et encore héritière des couleurs de la Renaissance, vient apporter un vent rutilant et presque anti-conformiste à ce spectacle.
Mais il faut se contraindre à conclure ce compte-rendu déjà fort long. En un mot comme en cent, Alexis Kossenko a livré ce soir-là du grand art à l’apparente simplicité. Certes, il n’y avait pas de mise en scène au sens strict mais l’on saluera sans réserve la dramaturgie d’un ancien de la Muse Loïc Chahine et les chorégraphies de Victor Duclos, à la fois pleine de sens, innovantes et respectueuses de l’intrigue. Sa tragédie, si calme en surface, sous-tendue d’émotions prêtes à exploser, est bouleversée par des déclarations d’amour, des éclats de tristesse et des réconciliations pressées, et se termine dans l’amertume plus que la noirceur, emportant l’auditeur dans un océan d’empathie et de regrets. Pauvre Sangaride, malheureux Atys, infortunée Cybèle. Il n’y a pas d’amour heureux écrit Aragon. « Je suis assez vengé, vous m’aimez, et je meurs » murmure Atys en expirant.
Viet-Linh Nguyen
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Witczak David Dernière modification: 26 mars 2024