Jean-Baptiste LULLY (1632-1687)
Armide
tragédie lyrique en un prologue et cinq actes, sur un livret de Philippe Quinault, d’après Virgile et La Jérusalem délivrée du Tasse, créée au Palais Royal, dans des décors de Bérain, en présence du Grand-Dauphin, le 15 février 1686.
Ambroisine Bré (Armide)
Cyrille Dubois (Renaud)
Edwin Crossley-Mercer (Hidraot)
Anas Séguin (La Haine)
Lysandre Châlon (Aronte / Ubalde)
Enguerrand de Hys (Artémidore / Le chevalier danois)
Florie Valiquette (la Gloire, Sidonie, Lucinde, la Bergère)
Apolline Raï-Westphal (Sagesse, Phénice, Mélisse, la Nymphe)
Chœur Les Eléments
Les Talens Lyriques
Direction musicale : Christophe Rousset
Mise en scène : Lilo Baur
Chorégraphie : Cláudia de Serpa Soares
Décor : Bruno de Lavenère
Costumes : Alain Blanchot
Lumières : Laurent Castaingt
Représentation du 17 juin 2024, Opéra Comique, Paris
Est-ce un effet de l’éternel hiver qui entoure Paris ? Un reflet des désordres politiques ? Il y a deux ans, sur le même livret, dans le même décor champêtre avec cet arbre magnifiquement détaillé de Bruno de Lavenère, Lilo Baur nous gratifiait d’une Armide du chevalier Gluck colorée, optimiste, naturelle, un peu orientalisante, frisant avec le monde des contes et des lutins. Pour cette Armide lulliste originelle de 1686, dont il serait trop long de raconter la genèse – Louis XIV en avait lui-même choisi le livret en mai 1685, nous évitant un Malaric, fils d’Hercule – la metteuse en scène confie dans ses notes d’intention sa vision très différente qu’il est important de présenter :
« (…) la distribution et le caractère du spectacle changent considérablement. Concernant les personnages, l’Armide de Lully est plus rebelle et magicienne que princesse. Chez Gluck, on a davantage de grâce, de noblesse et de pompe. Chez Lully, on a une femme d’opinions et de passions, qui a un pouvoir absolu sur son empire. Cela doit se voir : choeur et danseurs interagissent de façon organique avec ses humeurs, que ce soit dans son palais, dans son jardin ou aux enfers qu’elle convoque à volonté. Renaud est aussi très différent. Quinault fait paraître le personnage à l’acte II et ne laisse pour le caractériser qu’une brève scène avec Artémidore. Lully campe un homme de guerre véhément, sanguin et autoritaire, alors que Gluck le montrera errant et mélancolique, désolé par son bannissement du camp chrétien. À l’entrée du royaume d’Armide, il cède au charme chez Gluck, comme dans une pastorale, alors que chez Lully il est instantanément envouté, dans une atmosphère et un paysage qu’Armide a véritablement ensorcelés pour lui. Pour Gluck, décors et costumes requéraient les couleurs de la nature. Lully nous invite, avec Alain Blanchot, davantage au noir et blanc, à l’épure d’une ligne contemporaine, comme dans la gravure. Du premier spectacle, on a évacué par mal d’éléments matériels ou construits (feuillages, moucharabiehs, trophées) au profit de la fluidité, des transformations à vue et du merveilleux propres à l’opéra baroque, afin de donner place à la lumière qui dessine de nouveaux lieux. (…) »
Mais entre l’idée et sa réalisation, il y a parfois un fossé et l’on avouera ne pas forcément retrouver la vision que Lilo Baur mentionne ci-dessus dans un spectacle d’une sobriété aride, très épuré, d’une modernité assez laide pour les costumes (pauvre Alain Blanchot qui n’a pas grand chose à se mettre sous la dent avec cette Armide en chef de bande qui agraffe ses guêtres et remonte les fermetures éclair de ses bottines, mais ce n’était pas mieux à Dijon l’an dernier mis en scène par Dominique Pitoiset), à la direction d’acteurs approximative (du fait des chorégraphies requises des choristes qui s’en tirent tant bien que mal) et où l’amour rime avec le crépuscule et le désespoir sourd, dans un discours oppressant à la sécheresse violente et directe. Ainsi au rebours de la superbe musique de Lully, d’une grande opulence orchestrale, le propos se veut intime voire quotidien, celui d’une femme délaissée, à l’amour à sens unique. En ce sens, la simplification des costumes, des accessoires, des décors, participe de ce recentrage sur les individus. Exit les croisades, les sortilèges, une scène infernale qui devient une lutte psychologique intérieure : cette Armide c’est l’histoire d’Armide et de Renaud, qu’on a dépouillé de leurs glorieux oripeaux. Exit aussi hélas la magie et la douceur : cet arbre restera nu, hivernal, sans feuilles et sans abri. Heureusement, le fond à l’encre de chine subsiste, et les changements d’éclairage de Laurent Castaingt savent le faire rougeoyer pour le crépuscule des amants malheureux.
Le choix d’Ambroisine Bré est dès lors cohérent : après des incarnations de grandes tragédiennes intouchables et redoutables (Rachel Yakar, Guillemette Laurens, Stéphanie d’Oustrac), voici une Armide accessible et blessée, poignante et incertaine, à la frustration presque enfantine. La soprano campe une jeune femme rebelle et spontanée, féroce et sincère, mais on a bien du mal à croire à sa toute puissance et à ses sortilèges. Très subtile dans les récitatifs (même si le « Enfin il est en ma puissance » est trop plat), en retrait dans l’acte III où sa projection moyenne se trouve souvent couvertes par la masse dense des Talens Lyriques, Ambroisine Bré réserve tout son talent au dernier acte, incroyablement théâtral et émouvant. Ses deux confidentes sont campées avec une complicité rieuse et juvénile, à la manière de « bonnes copines » – Sofia Coppola n’est pas loin – par Florie Valiquette (quelques problèmes d’intonation) et une espiègle et lumineuse Apolline Raï-Westphal, avec une diction impeccable. Tout comme certains autres chanteurs, elles faisaient partie de l’Armide gluckiste de 2022, tout comme le noble Hidraot d’Edwin Crossley-Mercer, stable et imposant.
Le Renaud de Cyrille Dubois bénéficie d’une belle présence scénique, et d’un phrasé très musical. Il souffre en revanche d’une émission trop large et d’aigus poussifs, et dépeint un Renaud très monochrome, jusqu’au dernier acte où l’armure se fend enfin un peu. Howard Crook ou Cyril Auvity ont su insuffler davantage d’ambiguïté à ce personnage que Quinault a quelque peu délaissé. Idem pour l’Ulbalde pressé de Lysandre Châlon ou le Chevalier Danois nasillard d’Enguerrand de Hys, qui parviennent tout de même à tirer leur épingle du jeu d’un acte IV qui a toujours été un passage à vide (on le déplorait dès la création et Philippe Herreweghe dans sa première gravure chez Erato n’hésite pas à l’escamoter), même si leur incarnation un peu brute manque à la fois de grâce, comme de comédie. La Haine d’Anas Séguin prolonge cette même esthétique de la metteuse en scène, très directe et dans l’understatement : on a rarement entendu une Haine si peu redoutable, et le chœur des Eléments lui-aussi demeure timide dans ce troisième acte infernal qui semble suggérer un conflit intérieur plus qu’un charme. Pourtant il y a 2 ans, cette scène était autrement plus spectaculaire.
On passera un voile pudiques sur les chorégraphies indigentes de Cláudia de Serpa Soares (même si l’idée de faire se mouvoir les danseurs sous des rideaux argentés pour figurer la rivière de la scène du sommeil n’est pas si mal trouvée), la « boum » de la passacaille, les choristes virevoltant ça et là sans but.
Dans la fosse, Christophe Rousset semble tiraillé entre deux pôles opposés : à senestre, cette vision sèche, désossée, quotidienne, sombre et désespérée : le chef dirige alors avec plus de raideur majestueuse qu’à l’ordinaire les notes inégales des ritournelles, le continuo se fait discret, théorbe et clavecins se retiennent, les ariettes strophiques manquent d’innocence, la direction se fait chirurgicale et incisive, ce que dément la gestuelle du claveciniste, tout en rondeur. A dextre, les ornements très délicatement insérés dans les ariosos, la Passacaille généreuse, ample et naturelle, la culmination dramatique de l’acte V, concentré intense d’émotion après la rupture entre les amants et ce Renaud toujours amoureux même désensorcelé ; les couleurs des bois traduisent la tendresse infinie et les affinités du chef pour ce répertoire qu’il défend depuis tant d’années.
Voici donc une Armide presque à contre-courant, très originale, pas forcément tout à fait cohérente ni convaincante mais dont le finale fait oublier les réserves. L’on se prend toutefois à regretter que Lilo Baur n’ait pas simplement adapté sa première lecture peut-être plus traditionnelle et plus littérale d’il y a deux ans.
Viet-Linh Nguyen
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