Rédigé par 8 h 09 min Concerts, Critiques

Tôt ou tard on y passe (Lully, Alceste, Gens, Les Epopées, Fuget – Théâtre des Champs-Elysées, 1er février 2024)

© Muse Baroque, 2024

Jean-Baptiste LULLY (1632-1683)
Alceste ou le Triomphe d’Alcide
Tragédie lyrique en cinq actes avec Prologue sur un livret de Philippe Quinault, créée au théâtre du Palais Royal, le 2 janvier 1674.

Véronique Gens | Alceste
Nathan Berg | Alcide
Cyril Auvity | Admète
Guilhem Worms | Lycomède / Charon / Un homme désolé
Camille Poul | Céphise / La Nymphe des Tuileries
Léo Vermot-Desroches | Lycas / Phérès / Alecton / Apollon
Geoffroy Buffières | Cléante / Straton / Pluton / Eole
Claire Lefilliâtre | La Gloire / Une femme affligée
Cécile Achille | Une nymphe / Une ombre / La Nymphe de la Seine
Juliette Mey | Proserpine / Diane / Thétis / La Nymphe de la Marne

Stéphane Fuget | direction
Les Epopées
Chœur de l’Opéra Royal de Versailles (cheffe de chœur Lucile de Trémiolles)
Version de concert, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 1er février 2024.

Cette représentation au TCE fait suite à celle du 30 janvier à Versailles, et précède celle du lendemain, à Vienne. Comme pour toute Alceste, l’ombre bienveillante de Jean-Claude Malgoire, dont c’était l’œuvre fétiche du Surintendant, plane en ce TCE où il la donna à plusieurs reprises : en 1992 (captation live inégale du fait du rôle-titre malheureusement confié à Colette Alliot-Lugaz mais irrésistible d’allant Astrée Auvidis), en 2006 où hélas aucune parution ne suivit (quoique les mélomanes se repassent sous le manteau l’excellente captation radio). L’œuvre est une œuvre charnière : au noble couple d’Admète / Alceste, s’oppose le marivaudage badin de Céphise / Lycas / Straton), les conspirations alambiquées de Lycomède, les aboiements de Cerbère. Certains ont parlé d’une œuvre shakespearienne, d’autre de l’influence de la comedia dell’arte. Le nombre d’ariettes, l’accumulation de divertissements somptueux : fête marine (en l’honneur de Colbert, secrétaire d’Etat de la Marine), siège de ville (comme cela Louvois n’en sera point jaloux), descente aux Enfers pas si éloignée de la vision montéverdienne avec son rappel de la Moresque et ses danses enlevées (moins effrayantes que dans les passages obligés de scènes infernales suivantes). N’en jetez plus, la cour est pleine.

Cette œuvre protéiforme et abondante, d’une énergie communicative, laisse libre cours à des lectures très diverses. Loin de la bouillonnante générosité de Malgoire, loin de la beauté élégante mais un peu glacée de Christophe Rousset, Stéphane Fuget a conçu son Alceste comme une œuvre précieuse, à la richesse maniérée, digne d’un salon de Frondeurs. Fidèle à sa relecture qu’il érige en méthode à la tête des Epopées, et après l’indiscutable réussite des Grands Motets du Florentin (4 volumes chez Château de Versailles Spectacles), le chef échafaude un discours extrêmement ornementé, avec multiplication de micro retardements, accélérations, inflexions qui rende le discours imprévisible et reflètent au plus près les affects des personnages. Hélas, cette profusion, qui fonctionne avec fluidité et originalité – à petites doses – dans les récits de motets, ou dans des airs de cour, rend ici le récitatif peu naturel, altère la spontanéité des dialogues et des répliques, et met à mal une prosodie face à laquelle tous les chanteurs ne sont pas égaux. Il en ressort que le livret si charmant de Quinault est souvent peu intelligible, les interactions sophistiquées, et la composante comique ou burlesque est volontairement gommée (les dérobades de Céphise et les colères de carton-pâte de Lycas – Straton, le vieux Phérès arrivant en retard au siège, etc.). Le chef a également tenu a rajouter quelques reprises de danses qui rallongent inutilement la tragédie (la fanfare martiale avant l’entracte, un air instrumental à l’acte V…).

Côté plateau, on distingue le superbe Admète de Cyril Auvity, d’une infinie noblesse en dépit d’une tessiture un peu aigue pour lui (“Alceste, vous pleurez”, ou encore “Alcide est vainqueur du trépas), la Céphise perlée et d’une clarté pénétrante de Camille Poul, et le truculent Charon (très théâtral “il faut passer, tôt ou tard il faut passer dans ma barque” que Lully chantait lui-même) de Guilhem Worms. Véronique Gens a paru ce soir-là en retrait, avec une musicalité nuancée mais une projection faible. La déception vient de l’Alcide très engorgé de Nathan Berg, aux graves solides et grainés, mais à la prononciation défectueuse et hachée. Parmi les seconds rôles, on regrette que les aigus lunaires de Claire Lefilliâtre n’aient pas trouvés davantage d’emploi. Les Chœurs de l’Opéra Royal sont absolument superbes, et toute la grande scène de déploration qui suit la mort d’Alceste se mue en un catafalque hypnotique grandiose. Hélas, les autres divertissements n’atteignent pas la même osmose car les tempi rapides de la scène infernale la rendent un peu pressée, de même que les scènes de bataille tonitruantes (remarquable trompette naturelle de Jean-François Madeuf) mais raides, là où Malgoire chorégraphiait de manière quasi visuelle les coups de béliers et vagues d’assauts. Les Epopées font leur le matériau orchestral à cinq parties, à la densité homogène puissante, et avec de très beaux bassons, hautbois et violes. On regrettera toutefois les soucis de justesse du premier violon, et un choix très italianisant de le mettre fortement en avant dans les ritournelles quitte à encore une fois rendre la ligne mélodique très chargée. C’est donc une Alceste très personnelle que nous a livré Stéphane Fuget, et ses partis-pris auraient sans doute été plus adéquats dans une œuvre plus précoce (le Ballet de Flore ?), ou dotée d’un livret moins complexe (Amadis ?).

 

Viet-Linh Nguyen

Étiquettes : , , , , , , , , , , Dernière modification: 12 février 2024
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