Création Théâtre de Caen opéras David et Jonathas ©Philippe Delval
David et Jonathas,
Tragédie Biblique mise en scène en un prologue et cinq actes H.490 (1688)
Marc-Antoine Charpentier,
Sur un livret du Père François de Paule Bretonneau, inspiré du Livre de Samuel de l’Ancien Testament,
Petr Nekoranec, David
Gwendoline Blondeel, Jonathas
Jean-Christophe Lanièce, Saül
Lucile Richardot, La Pythonisse / Troisième Bergère
Etienne Bazola, Joabel
Alex Rosen, Achis / l’Ombre de Samuel
Hélène Paratot (comédienne), La Reine des Oubliés
Ensemble Correspondances
Sébastien Daucé, direction
Jean Bellorini, mise en scène / scénographie / lumières
Wilfried N’Sondé, livret théatral,
Véronique Chazal, co-scénographie,
Fanny Brouste, costumes,
Cécile Kretschamarn maquillages, masques, perruques, coiffures,
Léo Rossi-Roth, son et vidéo
Théâtre des Champs Elysées, Paris, 18 mars 2024.
Tout est affaire de décor
Changer de lit changer de corps
À quoi bon puisque c’est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m’éparpille
Et mon ombre se déshabille
Louis Aragon, Est-ce ainsi que les Hommes vivent ?
Tout est affaire de plans et de perspectives. Œuvre gigogne où s’emboîtent aussi bien les temporalités que les références, offrant au spectateur la vision aussi stimulante qu’extatique d’une composition dont la richesse semble infinie, ce David & Jonathas de Marc-Antoine Charpentier est un véritable palimpseste, dans lequel se superposent les niveaux de lecture, où l’argument aussi bien que la partition sont à lire en relief du contexte de leur création qu’on ne rappellera pas, renvoyant soit à la notice très complète de Jean Duron dans l’enregistrement de Michel Corboz (Erato), où le compte-rendu du dernier concert – mémorable – d’Olivier Schneebeli à Versailles.
Cette tragédie biblique, après sa recréation l’année dernière au Théâtre de Caen, lieu de résidence de l’Ensemble Correspondances, débarque sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées pour seulement deux représentations, moments forts de la saison 2023-2024. Si cette reprise marque un jalon dans les représentations de cette tragédie en musique de Charpentier, c’est assurément grâce aux partis pris d’une mise en scène inventive et audacieuse, aussi fluide dans sa construction qu’affirmée dans ses choix artistiques, qui à défaut de convaincre dans tous ses aspects a le mérite de souligner toute la contemporanéité de l’œuvre de Charpentier, sans en dénaturer la partition. Une scénographie, signée Jean Bellorini et Véronique Chazal soulignant à bon escient les différents degrés de lecture de l’œuvre, jouant des différences de niveaux et des perspectives pour mieux souligner la richesse du livret. Saül, roi vieillissant déchu de son aura semble perdu dans la lumière blafarde et les murs nus et froids d’une contemporaine chambre d’hôpital, veillé par la Reine des Oubliés. En un instant, le décor s’élève et disparait de la scène, suggérant harmonieusement le changement d’époque, laissant place à un plan incliné noir offrant profondeur et relief à l’évolution des personnages. Un décor très structuré, tout en jeux de perspectives et de plans, en lignes de fuite épurées, où la formation d’architecte de Véronique Chazal transparaît, secondé par des lumières précises, tout en ombres et lumières, transparences et soulignements. Un dispositif scénique cohérent, astucieux et stimulant, rompant aussi bien avec les effets de machineries ostentatoires et avec la modernité figée, dépouillée jusqu’à l’aridité de nombre de mises en scène contemporaines.
Soit donc Saül, enfermé psychologiquement dans sa chambre d’hôpital, détruit avec la perte de son fils, dévoré par les ravages de sa mégalomanie passée, de son jusqu’au boutisme et de ses obsessions. Comme absent du monde des vivants, condamné à errer en robe de chambre informe dans les couloirs vides. Un choix de transposition dans un univers plus contemporain, comme un soulignement de l’errance spirituelle du personnage qui n’est pas sans rappeler le parti pris opéré en 2013 par le metteur en scène Dominique Pitoiset, plongeant Cyrano de Bergerac (joué par Philippe Torreton) au cœur d’un hôpital psychiatrique, accentuant le caractère décalé de la langue et des idéaux d’un personnage condamné à être à l’écart du monde qui l’entoure.
Le Roi Saül, souverain d’un Royaume d’Israël en guerre contre les Philistins (autre royaume, au sud du premier, toute correspondance avec une situation actuelle…) aurait pu être l’archétype du monarque absolu et triomphant, prêt à triompher par la guerre aussi bien de ses ennemis extérieurs que des rivalités dynastiques internes qui le gangrènent. Le représenter là, incarné en vieillard au seuil de son existence, porté avec conviction par le baryton Jean-Christophe Lanièce, dont la voix profonde et pénétrante, associée à une expressivité charismatique, tend à renforcer la position du personnage, véritable pivot de l’intrigue, celui qui se souvient, celui qui expie ses fautes, hanté par le passé, condamné à la mémoire et au souvenir de Jonathas, son fils défunt, jouet de son ambition, de ses obsessions. Tyran relégué, Saül rejoint les ombres de ses soldats défunts, à l’image de ces figures sculptées apparaissant dans la mise en scène de l’acte V, faisant invariablement penser à l’armée enterrée de Xi’An en Chine (une référence revendiquée par le metteur de scène, même si nous nous permettons de penser qu’il opère là une surlignement un peu poussif).
L’existence est fille de la mémoire et de l’oubli et Saül est condamné au souvenir de son obstination à la bataille du Mont Guilboa (nord de l’actuelle Samarie), qui voit la mort de son fils Jonathas. Remarquons que cet artifice du livret, narrativement intéressant, faisant de Saül un être condamné à être rongé par le souvenir, constitue une variation par rapport au récit biblique qui voit le Roi Saül succomber au cours de cette même bataille. Une variation du mythe dans cette mise en scène, qui n’en manque pas, jouant avec les références et recherchant assurément à souligner l’intemporalité du récit, à l’image du travail effectué sur les costumes et les coiffes des personnages. Là où, notamment pour les soldats, le caractère martial aurait pu conduire à faire jouer les figurants dans des uniformes, parti est pris de faire porter à ceux-ci costumes (pensés par la costumière Fanny Brouste) et masques (sortis de l’imagination pour le moins féconde de Cécile Kretschmar) dont la diversité de conception peut intriguer, mais qui n’est pas sans nous rappeler au final l’atmosphère très particulière et inquiétante du final du film The Wicker Man (Robin Hardy,1973) dont les costumes étaient signés Sue Yelland, sans que nous ayons pu déterminer si la référence est assumée.
Mais au-delà de l’audace formelle et globalement réussie de la mise en espace scénique, cette nouvelle création du David & Jonathas de Charpentier, s’attache à replacer l’œuvre dans son contexte de création, particulier, et dont la postérité contrariée oblige à quelques reconstitutions. Lors de sa création en 1688 l’œuvre de Charpentier était associée à une tragédie écrite en latin, Saül, œuvre du Père Chamillard, librettiste et dramaturge, aujourd’hui perdue. Les actes de l’opéra de Charpentier étaient joués en alternance avec les actes dramaturgiques, pour une représentation qui au final comptait onze actes et où l’action était majoritairement comptée dans Saül. La partition de Charpentier ayant comme principale ambition de souligner le caractère et la psychologie des personnages, l’argument amputé de sa partie théâtrale s’en ressent, apparaissant parfois assez flou dans sa chronologie et un peu brumeux dans le déroulement de l’action. D’où le travail, non de reconstitution, mais de réinterprétation et réécriture initiée présentement par l’écrivain Wilfried N’Sondé, chargé de proposer un nouveau texte sur les parties ne relevant pas du livret de l’œuvre de Charpentier (et que l’on doit alors à François de Paule Bretonneau, 1660-1741, auteur également du livret de Celse Martyr, aujourd’hui perdu). Si nous avons souligné l’originalité du décalage temporel opéré avec le personnage de Saül, avouons que nous sommes beaucoup moins convaincus par le final de l’œuvre, nous gratifiant en fin de représentation d’un discours plein de poncifs sur l’oppression du peuple par la tyrannie des puissants. Un discours sur les damnés de la terre qui en plus de s’avérer un soulignement manquant de subtilité, se double d’un anachronisme un peu grossier. Ajoutons que ces parties récitées sont (heureusement) trop brèves pour ajouter un réel intérêt dramatique à l’œuvre musicale.
Reste donc à Sébastien Daucé le soin de sublimer la partition de Marc-Antoine Charpentier et soulignons que la représentation est de ce point de vue une complète réussite. Fluide et ample dans sa direction, Sébastien Daucé, en habitué qu’il est du répertoire français du dix-septième siècle et qui a déjà à de nombreuses reprises abordé le compositeur, gravant notamment les Histoires Sacrées (Harmonia Mundi, 2019) ou plus anciennement plusieurs œuvres de son répertoire sacré, emporte la musique de Charpentier vers ce qu’elle a de plus léger, de plus aérien, donnant du relief à l’ensemble, soucieux de laisser s’exprimer, là un hautbois pastoral, ici un violon mélodieux. Servir la partition de Charpentier, plus que l’exécuter, semble son crédo, le compositeur faisant par ailleurs démonstration de toute l’étendue de son style sa partition s’avérant riche en riche en danses, soulignements instrumentaux, prenant un plaisir audible à déployer toute une palette sonore propre à la musique de l’opéra français de l’époque, tout en s’extirpant des effets de pompes et autres grandiloquences caractéristiques d’un modèle lullyste avec lequel il tient à trancher. Car là se révèle une césure musicale avec le modèle de son illustre aîné décédé l’année précédente. Fini les déploiements ostentatoires de machineries complexes et les effets sonores impressionnants les accompagnants. Créé non pour la Cour de Louis XIV mais pour le Collège Louis le Grand, David et Jonathas est une œuvre à la tonalité éducative et morale indéniable. Un sujet à la fois historique et biblique, mais surtout un traitement de celui-ci dans lequel s’exprime la vertu, la profondeur et la grâce des sentiments, comme rarement dans l’opéra français.
David et Jonathas, vêtus de parures rappelant les plus beaux tissus d’orient (soulignons une fois encore le sublime travail réalisé par Fanny Brouste) sont dans leur relation d’une authenticité et d’une sincérité des plus touchantes. Petr Nekoranec, ténor d’origine tchèque ayant encore été peu présent sur les scènes françaises, fait preuve d’une belle aisance sur l’ensemble de son spectre vocal, capable d’incarner à la fois la bravoure belliciste que, plus tard, l’atermoiement éploré dans ses longs duos avec Jonathas (Acte III, scène 3, Acte IV, scène 2 notamment). Dans le rôle de Jonathas, Gwendoline Blondeel rend palpable la fragilité du personnage, d’une voix à la clarté plus juvénile, souple, ronde et légèrement boisée, touchante de sincérité tout au long de la représentation, jusqu’au dénouement, pour le moins tragique de sa destinée, même si un enfant ou un haute-contre aurait eu davantage de vraisemblance. Une prestation constamment émouvante dans ses tendres rapports, d’un romantisme poignant avec David. Des échanges, des confidences entre les deux personnages qui semblent conforter les contemporains ayant voulu voir dans la relation entre David & Jonathas une allégorie des rapports entre Philippe d’Orléans (mécène de Charpentier) et Philippe de Lorraine, qui n’hésitait pas à se faire peindre en Ganymède. Palimpseste disions-nous !
En habituée qu’elle est des rôles troubles de divinité de mauvaise augure, Lucile Richardot convainc par le charisme vocal et la capacité de projection qui lui est propre dans le rôle, relativement bref mais intense de la Pythonisse sans faire oublier les criailleries d’un Dominique Visse (Pythonisse d’Endor, par ailleurs intéressant exemple de la capillarité entre mythologie antique et biblique), Etienne Bazola campe Joabel, général de l’armée israélite froid et absolument dépourvu d’humanité, qu’il ne peine à faire vivre d’une voix aussi ample que pétrifiante. Notons aussi dans le rôle d’Achis, Roi des Philistins, comme dans celui de l’Ombre de Samuel, la belle prestation de Alex Rosen à la voix de basse prégnante et inquiétante, tout à fait appropriée à la noirceur des personnages qu’il interprètait.
Très attendu, ce David et Jonathas fut unanimement et chaudement applaudi par le public du TCE, saluant la qualité générale du plateau vocal et de la direction de Sébastien Daucé. Il n’en fut pas de même du metteur et scène et de l’auteur du livret théâtral, conspués par une partie notable du public. La rançon de partis pris scéniques audacieux qui visiblement marqueront un jalon dans l’histoire encore embryonnaire des mises en scène de David et Jonathas.
Pierre-Damien HOUVILLE
Étiquettes : Blondeel Gwendoline, Daucé Sébastien, Ensemble Correspondances, Etienne Bazola, Jean Bellorini, Lucile Richardot, Marc-Antoine Charpentier, Petr Nekoranec, Pierre-Damien Houville, Rosen Alex, Théâtre des Champs-Élysées, tragédie lyrique Dernière modification: 26 mars 2024