“les femmes sages ne font point de sensation.” (Rousseau, Emile)

Vox Feminae
Barbara Strozzi (1619-1677) : Sonetto Proemio Dell’Opera, Mercè di voi
Antonia Bembo (ca. 1643-Paris 1715) : In amor ci vuol ardir, Amor mio, facciam la pace
Hieronymus Kapsberger (1580-1651) : Correnta quinta
Barbara Strozzi (1619-1677) : Canto di della bocca, che dolce udire
Hieronymus Kapsberger : Correnta quarta
Isabella Leonarda (1620-1704) : Ad arma, o spiritus
Barbara Strozzi : Che si può fare
Francesca Campana (1610/15-1665) : Voi luci altere
Hieronymus Kapsberger : Gagliarda Quarta
Francesca Caccini (1587-1641) – Ch’amor sia nudo
Hieronymus Kapsberger : Ballo secundo
Francesca Campana : Fanciulla Vezzosa
Hieronymus Kapsberger : Corrente prima
Antonia Bembo : Habbi pietà di mè
Hieronymus Kapsberger : Ballo terzo
Francesca Campana : Amor se questa sera
Ercole Pasquini (1560-1619) : Toccata prima
Lucia Quinciani (c. 1566 – fl. 1611) : Udite lacrimosi spiriti d’Averno
Hieronymus Kapsberger : Gagliarda Sesta
Les Kapsber’ Girls :
Alice Duport-Percier : soprano
Axelle Verner : mezzo-soprano
Garance Boizot : basse de viole
Vincent Kibildis : harpe triple
Albane Imbs : théorbe, tiorbino, guitare baroque et direction
1 CD digipack, Alpha, enr. en janvier 2023 au Moosesutudio à Evje (Norvège), 62’33
En ces temps de wokisme, l’on irait presqu’à dire qu’il s’agit, pour ce 3ème opus des Kapsber’Girls, qui fêtent déjà leurs 10 printemps, d’un disque à femmes. Femmes que nos espiègles et brillantes interprètes, femmes également que ce panel de compositrices italiennes (avec un intrus vénitien mais auquel l’ensemble doit son nom), osera t-on qualifier de féminine cette approche doucement vive, souriante et lumineuse, qui invite autant à la poésie et au délassement qu’au déluge des passions ?
La sélection alterne des compositrices fameuses, comme Francesca Caccini ou Barbara Strozzi. Mais on se réjouira de l’exhumation de la brillante et précoce Francesca Campana, qui publia à Rome son livre de villanelles à 14 ans ! Isabella Leonarda, nonne au couvent des Ursulines de Novara à l’étonnante longévité et d’une grande prolixité, ou encore Antonia Bembo, à la destinée passionnante. Issue d’une noble famille vénitienne, ayant notamment appris la musique avec Cavalli, délaissée de son mari, elle s’enfuit à Paris, probablement grâce au grand guitariste Francesco Corbeta, se fait remarquer du Roi-Soleil qui lui accorda une pension, lui permettant de vivre à Paris dans une communauté religieuse et de se consacrer à la composition.
Mais c’en est trop peu de ces pages pour disséquer autant de destins, et l’on saluera un programme qui allie une remarquable homogénéité stylistique, et en enchaînement tonal très bien pensé.
Après d’aimables Brunettes (Alpha), place donc à l’élégance raffinée de l’Italie. L’on se plaît à goûter les entrelacs sensibles des voix d’Alice Duport-Mercier et d’Axelle Verner, à l’alchimie naturelles des timbres. Si la soprano laisse échapper quelque acidité dans les aigus et une sorte de vibratello frisant l’instabilité (Facciam la pace), si l’on a connu des voix à la fois plus riches, plus sensuelles, à l’instar de celle de Mariana Flores, des voix plus charnues et plus graves que le mezzo mutin d’Axelle Verner, la ciselure des articulations, le soin apporté à la prosodie, les ornements bien sentis, un élégance générale de la ligne, une manière de laisser s’épancher le parlar cantando avec poésie et fragilité séduisent.
La basse continue fait la part belle aux cordes pincées (au détriment de la viole de gambe de Garance Boizot, dont on se demande d’ailleurs pourquoi elle use d’un modèle 7 cordes à cette époque ???) : magnifique triple harpe en battement d’ailes de Pernelle Boizot, théorbe, tiorbino voire guitare baroque évocateurs et abandonnés d’Albane Imbs. Elles ont la chance de disposer des pièces instrumentales de Kapsberger, judicieusement intercalées, et qui dynamisent par leur rythmes dansants l’approche sinon assez contemplative des Kapsber’ Girls qui refusent l’opulence moirée pour une sérénité nacrée. Le Canta della bocca de Strozzi pourrait gagner en théâtralité et en démonstrativité ce qu’il perdrait en modestie racée. On aurait aimé un peu plus de variété dans les attaques, un peu plus de tonicité dans l’accompagnement (Ad arma bien urbain).
L’incontournable Che si può fare de Barbara Strozzi, qui débute par le si célèbre et poignant lamento sur basse obstinée, est ici donné dans son intégralité. Est-ce le fait de disposer de près de 9 minutes d’exposition ? Les détours et contours chantournés de la détresse amoureuse de cette femme qui soupire ? Alice Duport-Percier y dissipe aisément les réserves précédentes : elle y place une telle sincérité, une puissance éloquente du mot (al mio martire, / che si puo dire), un désespoir pudique et doux, y compris dans les parties plus récitatives, qu’on serait bien cruel de ne pas partager les peines et les déceptions de cette damoiselle.
Le Fanciulla vezzoza espiègle chant de séduction, accompagné notamment des accords d’une guitare bondissante, se fait brise rafraichissante, de même que l’Amor se questa sera et son ostinato très montéverdien mais trahit la jeunesse de la charmante Francesca Campana par des transitions maladroites. D’une autre stature est l’ Habbi pietà di mè de Bembo, auquel Axelle Verner confère un désespoir d’une noblesse voilée et qui constitue l’une de nos pièces favorites avec les chromatismes de l’ Udite lacrimosi spiriti d’Averno, déploration d’un amant rejeté trop peu révolté.
De cette incursion raffinée et délicate dans le Seicento, l’on retiendra que les voix de femmes sont parfois aussi belles que sages.
Viet-Linh NGUYEN
Technique : enregistrement clair et équilibré.
Étiquettes : Alpha, Antonia Bembo, Barbara Strozzi, Boizot Garance, Duport-Percier Alice, Ercole Pasquini, Francesca Caccini, Francesca Campana, Imbs Albane, Isabella Leonarda, Italie, Kapsber'Girls, Lucia Quinciani, Marzorati Pernelle, Muse : coup de coeur, Outhere, Verner Axelle Dernière modification: 6 avril 2025