
© Marc Ginot
Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791)
Mitridate, Re di Ponto K. 87/74ᵃ
opera seria en trois actes sur un livret de Vittorio Amedeo Cigna-Santi, d’après Racine, créé au Teatro regio ducal de Milan le 26 décembre 1770
Levy Sekgapane, Mithridate
Hongni Wu, Farnace
Key’mon Murrah, Sifare
Marie Lys, Aspasia
Lauranne Oliva, Ismène
Nicolo Balducci, Arbate
Remy Burnens, Marzi
Orchestre national de Montpellier Occitanie
Philippe Jaroussky, direction musicale
Emmanuelle Bastet, mise en scène
Tim Northam, scénographie et costumes
François Thouret, lumières
Mina Marasovic, Flore Anne Marie, Benjamin Hossard, Benoît Rabille, Figurants
Opéra de Montpellier, représentation du 8 avril 2025
Malin, Mozart, qui pour séduire Rome lui rappelle le souvenir de ses plus belles conquêtes. Pyrrhus et Spartacus de l’empire auraient soulignés les fractures, Coriolan, plus obscur et déjà loin des mémoires, attendrait bien une ouverture avec Beethoven. Mithridate, roi d’un Pont verrou de l’Orient et issu d’une lignée de satrapes perses hellénisés emmenait avec lui ce qu’il faut d’imaginaire, d’intrigues, de jalousies et de rivalités familiales pour camper le héros tantôt flamboyant et souvent fragile d’un grand opera seria. Car ne nous y trompons pas, si ce Mitridate fut créé à la cour de Milan le 26 décembre 1770, lors du Carnaval, c’est bien l’ensemble de la péninsule que le jeune Mozart, âgé de seulement quatorze ans, convoite lors de ce premier voyage italien, qui en compagnie de son père verra les deux musiciens outre Milan être reçus à Vérone, Mantoue ou encore Rome. Un voyage comme un Grand Tour, destiné autant à s’approprier les codes musicaux italiens qu’à révéler le talent précoce du jeune Mozart.
Philippe Jaroussky, pour sa troisième direction d’opéra, dont la recréation ici même de l’Orfeo d’Antonio Sartorio il y a deux ans, fuit la facilité (il a très peu chanté le répertoire mozartien en tant que chanteur) et s’empare d’une œuvre qui longtemps oubliée et maintenant fort réhabilitée reste relativement peu donnée sur les scènes françaises[1]. Cette version reprend la mise en scène bleutée signée Emmanuelle Bastet donnée en février dernier à l’Opera de Lausanne, mais le plateau vocal est très largement renouvelé, essentiellement constitué de prises de rôles, seuls Nicolo Balducci (Arbate) et Remy Burnens (Marzio) reprenant leurs rôles des représentations helvétiques. Passé à la direction en parallèle d’une carrière de chanteur dont l’éloge n’est plus à faire, Philippe Jaroussky impose sa marque d’abord dans le choix de ses interprètes, sculptant l’œuvre de Mozart, dont le livret signé de l’obscur Vittorio Amedeo Cigna-Santi (1728-1795) puisse son essence dans la tragédie de Racine (crée fin 1672 à l’Hôtel de Bourgogne), pour souligner toute la complexité psychologique de personnages tiraillés entre devoir filial et ambition personnelle, amour et raison d’état. Si la complexité et les rebondissements des guerres mithridatiques sont largement édulcorés[2], et cela déjà chez Racine, reste chez Mozart la portée universelle d’une œuvre mettant en scène les tourments, les orientations et parfois les renoncements d’une pléiade de personnages dont chaque choix semble un pas de plus vers le drame.
Un roi, ses deux fils et Aspasia, objet des amours et convoitise des trois premiers, voilà pour ce qui constitue le quatuor des principaux rôles du drame. Et c’est autour de ce quatuor que Jaroussky impose sa vision. Mithridate, ce sera Levy Sekgapane, belcantiste d’expérience, wagnérien par détour et qui ce soir campe un fantastique Mithridate, à la présence monolithique, au charisme subjuguant dès son introductive cavatine Se di lauri (Acte I, scène 10), dans laquelle s’exprime à la fois l’autorité du souverain, la responsabilité du chef de guerre et la lassitude des campagnes et des guerres. Le ténor dont le large spectre vocal convainc tant dans l’expression de la noblesse que dans celle de la douleur ou de la résignation campe un roi du pont qui sait que ses derniers coups sonnent comme autant de revers et que sa volonté de marche sur Rome prend des airs d’utopie. Philippe Jaroussky et l’Orchestre national de Montpellier Occitanie tantôt accompagnent sa verve, tantôt s’apaisent et laissent s’exprimer sa diction, qui jamais prise en défaut de souplesse, oscillera du terrifiant et vengeur Respira Alfin (Acte I, scène 13) au résigné Vado incontro (Acte III, scène 3), comme une abdication confondante d’humanité, pour ce qui reste dans ce répertoire la grande révélation vocale de la soirée. Un Mithridate chez qui tout est question de bon dosage.

Marie Lys © Marc Ginot
Trahir le père ou le servir. Lui succéder ou ravir, son royaume et ses amours. Tel est le dilemme incarné par les deux fils de Mithridate, Farnace et Sifare. A la création de l’œuvre tenus par deux castrats, Giuseppe Cicognani pour Farnace et Pietro Benedetti (le sopraniste Sartorino) pour Sifare, c’est assurément dans ces deux rôles que se révèlent le plus les choix interprétatifs de Philippe Jaroussky. Habituée du répertoire mozartien (La Flûte Enchantée ou encore le rôle de Chérubin dans Les Noces de Figaro), Hongni Wu incarne un Farnace au tempérament un peu en retrait en début d’œuvre, où l’on peine à discerner derrière la séduisante vocalité (le parfaitement posé Venga pur, minacci, Acte I, scène 9) toute l’ambiguïté morale du personnage, dont la profondeur et la sincérité des sentiments n’éclatent qu’en toute fin d’œuvre, dans le grand air de contrition et de repentance que constitue le Gia dagli occhi (Acte III, scène 9), moment suspendu où le fils, un temps égaré, retrouve des sentiments à l’égard de son père, la voix de la raison, la perspective de la rédemption.
Confier le rôle de Sifare au contre-ténor Key’mon Murrah est assurément de la part de la part de Philippe Jaroussky le choix le plus audacieux de cette production. Aigus très pointus, scansion un peu sèche, le contre-ténor – par ailleurs grand spécialiste de Haendel – semble un peu engoncé en début de représentation, notamment dans les premiers récitatifs ou dans le Soffre il mio cor (Acte I, scène 3), faiblement incarné. Une tessiture, très baroque, qui trouve ses limites dans ce répertoire plus classique et moins enclin aux prouesses vocales. Mais cette option révèle sa pertinence dans le gracile et savamment structuré duetto avec Aspasie, Se viver non degg’io (Acte II, scène 14), où les deux chanteurs font preuve d’une élégance vocale aérienne, d’une limpidité de tous les instants, ou sur son célèbre air avec cor en soliste, Lungi da te (Acte II, scène 9), l’amour comme une évidence, sa confession comme un aveu.
Emmanuelle Bastet aurait pu complexifier la mise en scène, en garder le fondement historique, noueux avec les multiples spécificités et alliances de royaume, ou au contraire en actualiser le propos, l’action, concentrée à Ninfea (Nymphaion) se trouvant à quelques encablures du pont de Crimée dans le détroit de Kertch, dont on sait l’enjeu qu’il constitue dans l’actuel conflit russo-ukrainien. Ce choix aurait pu être pertinent, ces terres, convoitées depuis des lustres ayant aussi été le théâtre des Iphigénie en Tauride, celle de Gluck comme celle de Desmarest/Campra. La metteure en scène fait le choix de privilégier l’universalité du propos, effaçant toute suggestion de temps et de lieu, créant un décor mouvant d’escaliers façon Escher, comme pour mieux confronter les personnages à leurs sentiments, relatifs, évolutifs et souvent au bord de la rupture, de la chute. Une idée comme un fil conducteur qui peut réfréner par sa simplicité, mais secondé dans le monochrome bleu des volumes (un rappel du bleu profond des eaux de la Mer Noire ?) par un judicieux travail sur les lumières (François Thouret) et des costumes (Tim Northam) qui bien qu’hétéroclites (nous jetterons une voile pudique sur la correspondance entre vestes et uniformes fin XIXème et des armes à mise à feu silex) ne trahissent ni le propos ni la très agréable impression visuelle qui ressort de l’ensemble, constituant une mise en volume des interprètes dynamique et sans fioritures.

© Marc Ginot
Du bleu profond des décors émerge le blanc, innocent et immaculée d’Aspasia, aimante, aimée et promise, jamais du ou au même homme. Figure féminine moins forte qu’une Iphigénie ou une Médée (pour ne parler que des héroïnes ayant vogué dans ces contrées), Aspasia n’en demeure pas moins la figure attachante d’une femme amoureuse, d’une reine en devenir, tiraillée, déchirée entre les trois hommes qui gravitent autour d’elle. Là encore, raison et sentiments, fidélité et courage se heurtent s’entrechoquent en quelques tourments auxquels Marie Lys prête une voix expression de tous les tourments. Si l’on émet quelques craintes sur son aria d’entrée (Al destin che la minaccia, Acte I, scène 2, aux envolées d’aigus quelques peu criées), elle trouve dans les aria matière à exprimer à la fois sa virtuosité vocale, associée à de belles coloratures et la délicatesse posée, émouvante dont elle sait aussi s’emparer pour nous les restituer avec émotion, que ce soit sur le Nel grave tormento (Acte II, scène 7) et dans la célèbre cavatine Ah ben ne fui presaga (Acte III, scène 4) où le calice en main, elle dose, non le poison pouvant l’emporter, mais les subtiles intonations d’une voix qui limpide, épurée, cristalline, n’en est que plus poignante.
Nicolo Balducci, ambivalent et inquiétant Arbate nous offre un bel air (L’odio nel cor frenate, Acte I, scène 6) alors que la partition de Mozart attend le troisième acte pour offrir un peu de consistance aux rôles secondaires d’Ismène, héritage des alliances Parthes de Mithridate (Lauranne Oliva nous gratifiant d’un bel Tu sai per chi m’accese, Acte III, scène 1, actant son délaissement) et de Remy Burnens qui en Marzio se montre impérial dans le seul grand aria lui étant dévolu (Se di regnar sei vago, Acte III, scène 8), incarnant parfaitement une sorte de continuité politique dans le triomphe, fut il sacrificiel des sentiments.
Wolfgang Amadeus Mozart a on le sait, taillé ses airs pour des chanteurs dont il connaissait à l’avance les qualités vocales, suivant en cela une grande tradition de l’opera seria. Et si l’on se perd en conjectures sur les apports de Léopold Mozart dans cette partition de jeunesse, les fondements du style mozartien sont déjà largement présents, ses lignes de flutes, ses basses de cors en particulier, son art du soulignement et son efficacité formelle. Philippe Jaroussky, dont nous avons déjà souligné l’implication dans les choix vocaux de ce Mitridate, Re di Ponto s’approprie la partition avec sens des incises et du relief instrumental, même si nous n’aurions été contre davantage de nervosité dans les cordes. Une partition dont nous regretterons le choix opéré de couper le chœur final (pourtant l’une des conventions du genre), au profit d’un ajustement de la finalité dramatique de l’œuvre mais que, cette déploration étant faite, le chef sert avec mesure, évitant les fioritures et concevant la musique comme au service des interprètes, temporisant, laissant respirer quand il s’agit de magnifier l’expression vocale de son plateau.
Cette représentation a ce soir pleinement trouvé son public, rappelant que cet opéra de jeunesse d’un génial compositeur de 14 ans, au livret d’une grande intensité dramatique, constitua la première grande production lyrique de Mozart, dont la divine recette a été préparée avec une remarquable fidélité par Philippe Jaroussky : pour bien mithridatiser, tout est question de dosage.
Pierre-Damien HOUVILLE
Deux autres représentations auront lieu les jeudi 10 avril et samedi 12 avril.
[1] Notons justement que Christophe Rousset et les Talens Lyriques donneront une version de concert de Mitridate le 25 mai prochain sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées à laquelle nous assisterons.
[2] Les personnes intéressées par l’approfondissement du caractère historique du livret se reporteront sur la monographie pleine de saveur que consacra Théodore Reinach à Mithridate Eupator, roi du Pont (Firmin Didot, 1890), ou aux pages, plus sèches mais très référencées d’Edouard Will dans son Histoire Politique du Monde Hellénistique, 2 vols, 1966 et 1967, 2003 pour l’édition poche, Seuil.
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