« Lucrezia »
Michel Pignolet de Montéclair (1667-1737)
Cantate Morte di Lucretia
Bernardo Pasquini (1637-1710)
Il martirio dei santi Vito, Modesto e Crescenzia. Sinfonia
Alessandro Scarlatti (1660-1725)
Cantate Lucretia Romana (Lasciato havea l’adultero superbo) H.377
Bendetto Giacomo Marcello (1686-1739)
Concerto a cinque in F minor, op.1 n°7
Georg Friedrich Haendel (1685-1759)
Cantate Lucrezia HWV 145
Benedetto Giacomo Marcello
Cantate Lucrezia s.169
Sandrine Piau, Amel Brahim-Djelloul, Karine Deshayes, Lucile Richardot : sopranos
Les Paladins :
Catherine Plattner,violon
Patrick Oliva, violon
Clara Mühlethaler, viole
Nicolas Crnjanski, violoncelle
Franck Ratacjczyk, contrebasse
Benjamin Narvey, théorbe & guitare baroque
Jérôme Correas, clavecin & orgue
1 CD digipack, Aparté, 2024′
Voici le temps d’un disque l’occasion de faire une intégrale. Non celle d’un compositeur ou d’un genre, mais plutôt celle d’une influence. La vie et le martyr de Lucrèce, sujet tant de fois traité picturalement[1] fut moins sujet d’inspiration pour les compositeurs de l’époque baroque, à l’exception notable de ces quatre cantates que Les Paladins de Jérôme Correas ont l’excellente idée de nous offrir ; les quatre morceaux se prêtant aussi aimablement à quelques rapprochements, tout comme à quelques considérations sur la manière qu’eurent les quatre compositeurs de traiter ce même thème.
Et comme nos lecteurs attentifs auront remarqué qu’il s’agit là d’un programme que nous avions eu le plaisir d’entendre pour partie lors de la représentation salle Cortot en novembre dernier, il ne sera pas utile de trop s’attarder à rappeler que ces compositions n’ont rien à voir avec la vie et la mort de Lucrèce Borgia (1480-1519), par ailleurs sujet d’un opéra de Gaetano Donizetti (Lucrezia Borgia, 1883), mais bien avec celle à la fois légendaire et mythique de l’épouse de Tarquin Collatin, violée par le trop taquin Sextus Tarquin, fils du roi Tarquin le Superbe, évènement dont les conséquences politiques précipitèrent le passage de la monarchie à la république dans une Rome qui marquait son affirmation par ses victoires sur les cités voisines en cette toute fin du sixième siècle avant notre ère (l’événement daterait de 509 avant Jésus-Christ).
Et il revient donc à Michel Pignolet de Montéclair, Alessandro Scarlatti, Georg Friedrich Haendel et Benedetto Marcello de donner voix à Lucrèce, son viol et le suicide de déshonneur qui s’en suivi. Une thématique dont la violence, la dramaturgie, la douleur et la variété des émotions ressenties auraient pu être le terreau fertile d’un nombre plus important d’œuvres, mais dont l’ancrage à frontière des temps obscurs de la Rome antique paraissait sans doute déjà un peu abstrait au public du dix-septième siècle.
Voici donc quatre cantates, courtes et pour une seule voix, comme une invitation à faire incarner quatre variations de la même figure féminine par quatre voix différentes : Sandrine Piau (grande habituée des collaborations avec Les Paladins) chez Montéclair, Amel Brahim-Djelloul chez Scarlatti, Karine Deshayes (autre figure familière des Paladins) chez Haendel et Lucile Richardot chez Marcello. Quatre incarnations pour quatre sensibilités qui servent chacune avec leur personnalité propre les approches toutes en nuances du même mythe par nos quatre compositeurs respectifs.
Comme nous l’avions souligné lors du concert donné salle Cortot, Sandrine Piau incarne dans la composition de Montéclair une Lucrèce très doloriste, se sentant coupable et comme résignée à la mort dans les instants précédant le geste fatal. La partition toute en variation de caractère du compositeur permet à Piau de transmettre une grande émotion d’une voix aux nuances les plus subtiles à l’exemple du « Dove vai, crudo spietato », introspectif et solennel, ou encore du déchirant de douleur et de résignation « Assistemi, oh dei ! » avant que Montéclair, dont on notera l’influence italienne outre dans la thématique de cette œuvre, dans un usage relativement fourni de la contrebasse, ne vienne conclure brusquement l’œuvre par un abrupt et sans appel « Trionfo, ben che morta », laissant l’auditeur dans une éprouvante consternation, presque malaisante.
Mais Lucrèce doit-elle être coupable et résignée ? Sans doute pas et encore moins en considération du regard que la société moderne porte sur la nature tragique d’un tel évènement. Et c’est ce que semble déjà suggérer Alessandro Scarlatti qui propose, par l’intermédiaire de la voix toute en limpidité de Amel Brahim-Dlelloul, une Lucrèce ne se renfermant pas dans son statut de victime et ne perdant rien de sa révolte et de sa détermination, dès le chant introductif « Lasciato havea » où la soprane fait preuve d’une voix à la détermination sans faille et aux belles envolées, juste soutenue par l’ensemble de cordes, incarnant une femme pleine de révolte, de fougue et déployant une large palette de sentiments, à l’exemple du « Barbaro, hai vinto » ou du non moins marquant « Ma crudel, dove n’andrai ». Chez Scarlatti, Lucrèce se révolte, invective son violeur, cherche la vengeance, même si par ailleurs elle accuse sa propre beauté d’être la source de son malheur. Si Scarlatti est le premier compositeur à s’intéresser à Lucrèce, c’est aussi lui qui en propose la figure la plus variée et au final la plus moderne, dans ce qui constitue à nos yeux l’œuvre la plus intéressante de ce quadriptyque.

Artemisia Gentileschi, Le Viol de Lucrèce (4ème variation sur le sujet), huile sur toile 261 x 226 cm, vers 1645-1650. Nouveau Palais, Potsdam, Allemagne © Wikimedia Commons
Contrairement à son inspiration dans ses meilleurs seria, Haendel semble ici presque se désintéresser de son sujet au profit des prouesses vocales de l’interprète. Il faut dire qu’il ne s’agit là que de l’une de ses 72 cantates italiennes de jeunesse, parfois un peu convenues… Lucrèce invoque les dieux avec une exaltation certaine (« O numi eterni ! »), elle se résout peu à peu à son sort, tout en maudissant son violeur, artisan de sa funeste destinée. Haendel, s’il ne développe un éventail de sentiments aussi large que Scarlatti, offre à Karine Deshaye l’occasion d’affirmer sa capacité à se jouer avec grâce des multiples modulations vocales de la partition, à l’exemple, juste soutenue au clavecin, du superbe « Il suol che premere », comme un dérobement, un glissement progressif dans la fatalité. La mort dans l’air final, « Gia nel seno », si elle résonne de toute l’horreur de la situation, ouvre la voix vers une vengeance dans l’au-delà, dans ce qui est de la part du compositeur un très beau portrait de femme.
Douleur, résignation, vengeance…autant de sentiments auxquels nous pourrions ajouter le déraisonnement, la folie devant l’horreur de la situation, sa fatalité, son absurdité soudaine. La prise de conscience de l’horreur peut conduire à la folie et ce n’est pas Joseph Conrad qui nous contredira. C’est bien enfin vers une Lucrèce sombrant dans la folie et la colère que semble nous emmener Benedetto Marcello. Et qui d’autres que Lucile Richardot, dont nous avons déjà souligné au moment du concert à la fois la présence vocale et physique sur scène, pour transcender les évolutions et revirements de son personnage ? Si ce dernier offre une partition très resserrée, n’hésitant pas à couper le poème initial du cardinal Benedetto Pamphilj (de 1688) et utilisé aussi par Scarlatti, Benedetto Marcello écrit une partition dont on pourra penser à première vue qu’elle manque de cohérence, de musicalité, avec ses grandes ruptures de rythmes et ses variations vocales souvent déconcertantes, mais qui se révèle comme un cheminement au travers des différents états psychiques de son héroïne, et dont les deux premiers chants, le « Lasciato havea » et le « Barbaro, hai vinto » constituent un intéressant point de comparaison avec la manière dont Scarlatti traite le même texte.
A noter que Jérôme Correas et son ensemble Les Paladins nous gratifient également sur cet enregistrement de quelques interludes strictement instrumentaux, comme des pauses bienvenues : à ce titre si la Sinfonia tirée du Il Martirio dei santi vito, modesto et crescenenzia est purement illustrative, le Concerto a cinque in F minor de Marcello offre un adagio e staccto introductif d’une très remarquable tension dramatique auquel succède un allegro des plus exaltant. On louera un orchestre naturel et fluide, coloré mais sans distraction, attentif et agile sans nervosité, et qui sait se faire oublier dans les cantates en laissant résolument la primauté au chant.
Quatre compositeurs, quatre voix, pour quatre esthétiques différentes et variations sur le mythe de Lucrèce. Une bien belle curiosité.
Pierre-Damien HOUVILLE
Technique : enregistrement très clair, manquant un peu de liant.
[1] Pas moins de quatre fois pour la seule Artemisia Gentileschi (1593-1656), elle-même violée par le peintre Agostino Tassi, mais citons aussi, dans le désordre, Titien, Botticelli, Véronèse, Rembrandt, Parmigianino ou encore Dürer.
Étiquettes : Alessandro Scarlatti, Bernardo Pasquini, Brahim-Djelloul Amel, Corréas Jérôme, Haendel, Karine Deshayes, Les Paladins, Lucile Richardot, Marcello Benedetto, Piau Sandrine, Pierre-Damien Houville, Pignolet de Montéclair Dernière modification: 3 février 2025