Rédigé par 13 h 52 min Concerts, Critiques

#BalancetonTarquin (Lucrezia, Portraits de Femme, Sandrine Piau, Lucile Richardot, Les Paladins – Salle Cortot, 25 novembre 2024)

Salle Cortot – tous droits réservés

Lucrezia, portraits de femmes

Georg Friedrich Haendel (1685-1759)
Sonate en sol majeur op.5 n°4 HWV 399

Michel Pignolet de Monteclair (1667-1737)
Morte di Lucretia, Cantate pour soprano, deux violons et basse continue

Antonio Vivaldi (1678-1741)
La Follia, sonate en trio op.1, n°12 pour deux violons et basse continue

Benedetto Marcello (1686-1739)
Lucrezia, cantate pour contralto et basse continue

Georg Friedrich Haendel
Giulio Cesare, duetto Caro ! Bella ! piu amabile belta

Sandrine Piau, soprano
Lucile Richardot, mezzo-soprano

Les Paladins : 
Catherine Plattner, Patrick Olivia, violons
Nicolas Crnjanski, violoncelle
Franck Ratajczyk, contrebasse
Charles-Edouard Fantin, théorbe et guitare baroque

Jérôme Correas, clavecin et direction

Salle Cortot, Paris, lundi 25 novembre 2024

Un programme musical tout entier dévolu à la figure de Lucrèce donné un jour de Journée Internationale contre les violences faites aux femmes, c’est une collusion, fortuite ou volontaire, qui ne manque pas de faire sourire d’abord, réfléchir ensuite, à la modernité de la figure de l’héroïne romaine. Car ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas ici de rendre hommage à Lucrèce Borgia (1480-1519), évergète et protectrice des Arts, dont Victor Hugo terni durablement l’image avec une pièce aussi brillante qu’historiquement contestable, mais à la mythologique Lucrèce, légendaire épouse de Tarquin Collatin, dont le suicide en 509 avant notre ère contribue selon plusieurs auteurs antiques (dont Tite-Live, qui relate longuement cette période) au passage de la royauté à la République.

Si de nos jours la figure de Lucrèce est quelque peu oubliée et que musicalement sa figure est dominée par le célèbre opéra de Benjamin Britten Le Viol de Lucrèce (1931), son histoire tragique inspira la période baroque, pour de très nombreuses représentations picturales, ainsi que pour plusieurs œuvres musicales que l’Ensemble Les Paladins nous font revivre ce soir, pour un concert marquant en parallèle la sortie de Lucrezia (Aparté, compte-rendu prochainement en ces pages), réunissant les quatre cantates baroques consacrées à cette héroïne et composées respectivement par Michel Pignolet de Montéclair (1667-1737), Alessandro Scarlatti (1660-1725), Benedetto Marcello (1686-1739) et Georg Friedrich Haendel (1685-1759). C’est l’occasion pour Jérôme Correas de réunir sur un même disque quatre voix habituées de l’ensemble, quatre incarnations différentes de la figure de Lucrèce, Sandrine Piau, Karine Deshayes, Amel Brahim-Djelloul et Lucile Richardot.

Contraintes de calendrier et nécessité de faire des choix ont conduit à un programme légèrement remanié par rapport au disque que nous proposent ce soir Les Paladins, se concentrant sur les cantates de Michel Pignolet de Montéclair et Benedetto Marcello, où Lucrèce est respectivement incarnée par deux voix que nous ne nous lassons pas de suivre et de voir évoluer, Sandrine Piau pour la Morte di Lucretia de Pignolet de Montéclair et Lucile Richardot pour la Lucrezia de Benedetto Marcello.

Deux chanteuses, deux compositeurs et deux visions de Lucrèce comme deux plongées dans les tréfonds de la douleur et des tourments de l’âme, dans les affres d’une femme bafouée en proie à la douleur intime et à la vision de la société romaine sur ses tourments. Car derrière la figure de Lucrèce se cache le récit par bien des aspects légendaire des premiers temps de Rome, qui avant d’être une cité rayonnante dont la puissance embrasse un large pourtour méditerranéen, n’en est encore au sixième siècle avant notre ère qu’à ses balbutiements, aux querelles intestines en famille et rivalités entre cités, Rome se construisant au fil d’alliances et de guerres avec les cités du Latium et de l’Etrurie. Dans cette galerie parfois complexe Lucrèce est l’épouse de Tarquin Collatin, apparenté à Tarquin l’Ancien, cinquième des sept rois étrusques de Rome[1]. Tarquin Collatin, membre de la Gens de Tarquin le Superbe, septième et dernier roi de Rome. Sextus Tarquin, fils de Tarquin le Superbe et par bien de vils aspects trop taquin, viole Lucrèce, auréolé qu’il est après sa victoire sur la cité de Gabies[2], jaloux de la beauté de l’épouse de Tarquin Collatin, dont la gracilité est l’objet de toutes les conversations lors du siège d’Ardée[3].  Révélant l’affront notamment à Lucius Junius Brutus, fidèle compagnon de son mari, elle fait promettre à ce dernier de la venger avant de se suicider en se poignardant. Lucius Junius Brutus qui renverse la monarchie et devient l’un des deux premiers consuls de la République, membre fondateur de la Gens Junia, dont fera partie Brutus, fils adoptif de César et commanditaire de son assassinat.

Andrea Casali (1705-1784), Lucretia, Huile sur toile, 100 x 75 cm, première moitié du XVIIIème. Musée des Beaux-Arts de Budapest – Source : Wikimedia Commons

Mais délaissons ces nécessaires ramifications généalogiques pour revenir à la musique, tant chaque compositeur offre à nos oreilles une vision singulière de Lucrèce. Et pour commencer Michel Pignolet de Montéclair qui s’empare de la figure de l’héroïne pour sa cantate Morte di Lucretia (publiée en 1728), démontrant par cela son attachement à la musique italienne, que ce soit par la thématique, on ne peut plus romaine, ou par sa composition, le musicien usant notamment de la contrebasse (Franck Ratajczyk), instrument typiquement italien encore rarement utilisé dans la musique française de cette époque. Si Michel Pignolet de Montéclair reprend la trame mythologique du viol de Lucrèce, remise dans l’actualité musicale de la période par le long poème de Benedetto Pamphili (1653-1730), auteur du livret des œuvres de Scarlatti et Haendel sur le sujet, il dépeint une Lucrèce dans une souffrance intime, intériorisée, personnelle. Sandrine Piau incarne cette Lucrèce doloriste avec émotion, révélant la blessure intime du personnage (Dove vai, crudo spietato), courageuse et presque résignée face au destin que le déshonneur lui dicte, exprimant d’une voix intense l’effondrement moral du personnage, contraint à la mort et comme déjà échappée du monde terrestre, semblant s’avancer vers sa fin tragique, comme dans les deux airs de fin de cantate (Corragio miei spirti et Assistemi, oh Dei !), accompagnés et réhaussés le plus souvent d’un simple trait de violon, pour une cantate d’une grande intensité dramatique, tendue, captivante.

Changement de registre, et finalement de vision avec la cantate Lucrezia de Benedetto Marcello, à laquelle Lucile Richardot prête sa malléable voix de mezzo, à la fois puissante, ronde et capable de se prêter à toutes les incarnations. Ajoutez à cela une présence charismatique, un jeu assuré, et vous comprendrez les multiples méandres pris par la carrière de Lucile Richardot, qui ne semble pas prête à arrêter de nous étonner. Si Marcello reprend plus strictement le texte de Pamphili, sa composition révèle une Lucrèce que la blessure conduit à la révolte, qui avant de mourir est bien résolue à jeter à la face des coupables la réalité de leur crime, à l’exemple de ce Barbaro, hai vinto (barbare, tu as gagné ! Va, triomphe et réjouis-toi, vante-toi pour ton plaisir, car armé uniquement de trahisons, tu as eu mon lit comme champ de bataille,). La Lucrèce de Marcello, révoltée, semble tomber dans une folie causée par ses tourments, d’où des alternances soudaines, presque brutales entre des élans de révolte et des passages plus calme, laissant deviner l’accablement. Une Lucrèce au tempérament exacerbé, entre révolte et folie.

Et de folie il en est question dans ce concert, qui pour tempérer la gravité du sujet nous offre quelques escapades bienvenues vers d’autres univers. Et justement, comme un intermède entre les deux cantates de la soirée, la célèbre Follia de Vivaldi, dont on goûte la légèreté, sans pour autant oublier que derrière cette virtuosité séduisante, ces dix-neuf variations sur le même thème, se révèle aussi une folie, un enfermement, une obnubilation qui n’est pas étrangère au traumatisme vécu par Lucrèce. Une interprétation sur laquelle les deux violons de Catherine Plattner et Patrick Olivia jouent de concert, privilégiant l’association entre leurs partitions, en cela moins souple, mais aussi moins centré sur un seul instrument, comme le faisait Le Consort dans un enregistrement daté qu’il y a quelques années, que os nous plaisons toujours à citer.

Et si nous sommes privés de la cantate de Haendel consacrée à Lucrèce figurant sur le disque, le compositeur n’est pas absent du concert de ce soir, Les Paladins nous gratifiant en entrée de programme de l’exécution de la rafraichissante Sonate en Sol majeur op.5 n°4 (HWV 399), dont nous gouterons en particulier la passacaille du troisième mouvement, toute en retenue, sur l’attente, très bien rythmée. Et pour conclure ce programme, et enfin donner l’occasion de réunir et d’entremêler les voix de Sandrine Piau et Lucile Richardot, le classique mais toujours séduisant duetto Caro ! Bella ! piu amabile belta (Haendel, Giulio Cesare), comme une mignardise de fin de parcours, mais aussi clin d’œil, comme nous l’avons souligné, à la suite de l’Histoire Romaine, quelques générations après le destin tragique de Lucrèce, dont le rassemblement des inspirations qu’elle a suscitée chez les musiciens baroques marque une belle et originale page du parcours créatif de l’Ensemble Les Paladins qu’on entend trop peu souvent.

 

Pierre-Damien HOUVILLE

[1] Les lecteurs intéressés par l’étruscologie relèveront que l’origine des Tarquins est à rechercher dans la cité étrusque de Tarquinia, une petite centaine de kilomètres au nord de Rome, connue de nos jours pour ses célèbres nécropoles peintes, et que Tarquin Collatin tire son patronyme de la cité de Collatia, ancienne rivale de Rome, située à mi-chemin entre cette dernière et Tivoli.

[2] Gabies. Autre cité anciennement rivale de Rome, légèrement au sud de Collatia, et donc à l’Est de Rome.

[3] Ardée. Autre ancienne cité rivale de Rome. Sur le littoral tyrrhénien, une quarantaine de kilomètres au sud de la Capitale italienne.

Étiquettes : , , , , , , , , , Dernière modification: 4 décembre 2024
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