Noël, noël. Des cris de joie populaire ponctuant l’ouverture des portes de la Basilique de Reims lors d’un sacre à la fièvre consumériste actuelle, il y a de grands pas. Economie circulaire oblige, on trouvera cette année chez les éditeurs de nouvelles parutions, certaines habilement retardées, et de nombreuses rééditions. Voici un petit pot-pourri de nos coups de cœur parmi les sorties de ces trois derniers mois, non déjà critiquées sur nos pages mais qui ne sont pas passées inaperçues, pour remplir à craquer vos chaussettes écarlates sous le sapin !
Coffret Monteverdi, Tutti i madrigali, 11 CDs, Naïve.
C’est un beau coffret, qui rassemble l’intégrale de tous les madrigaux de Monteverdi. 11 disques, enregistrés de 1993 à 2021, en une fascinante odyssée, d’une exigence, d’une vitalité, d’une italianité rares où le claveciniste a mené son Concerto Italiano avec une intensité jamais démentie. 200 madrigaux, où les évolutions stylistiques du compositeur comme des interprètes se croisent et se répondent. On ne sait trop par quoi commencer, par un Livre VIII radieux, par un Livre II si touchant ? Par les passages obligés du Lamento della ninfa, Combattimento di Tancredi e Clorinda, Lamento d ‘Arianna ? Certains préfèreront l’approche parfois plus épurée de La Venexiana (Glossa), et leur phrasé planant très déclamatoire, d’autre la musicalité des Arts Florissants dans leur intégrale en cours (Virgin). Mais la poésie gorgée de sève de Rinaldo Italiano, le sens des couleur, la profondeur des affects, la variété des œuvres, la présence des « fidèles » incontournables du Concerto Italiano. Un cadeau à prix doux, mais dont la contrepartie est hélas l’absence des livrets (l’intégrale Glossa fait de même, et les livrets sont téléchargeables en pdf). Muse d’argent, pour leur absence uniquement.
Jean-Sébastien Bach, Cantates, La Chapelle Royale, dir. Philippe Herreweghe, coffret 17 CDs, Harmonia Mundi.
17 CDs qui ne font pas une intégrale mais représentent plus que des morceaux choisis, pour retracer 20 ans de chemin de Philippe Herreweghe et de la Chapelle Royale aux côtés du Cantor. 20 ans chaleureux et investis, avec ce défilé de cantates d’une ferveur bienveillante, d’une homogénéité agile, d’une beauté sonore ronde et pleine. Le coffret est sorti fin septembre, mais ferait un cadeau de Noël généreux et optimiste. Certains préfèreront des versions plus vertes (Harnoncourt / Leonhardt), plus dramatique (Gardiner), plus diaphanes (Suzuki), plus spontanées (Koopman), mais la vision d’ensemble d’Herreweghe, son recueillement, sa rigueur, sa manière de brosser une fresque dépassant les hommes demeure inégalable.
Nicola Porpora, Polifemo, Aci: Yuriy Mynenko ; Ulisse Max Emanuel Cencic ; Polifemo: Pavel Kudinov ; Galatea: Julia Lezhneva ; Nerea: Narea Son ; Calipso: Sonja Runje, Armonia Atenea, direction George Petrou, coffret livre 3 CDs et livret, Parnassus Records / BR Klassik.
Producteur, metteur en scène, chanteur, Max-Emanuel Cencic en homme orchestre continue de nous exhumer des splendeurs, et non des moindres. Coffret de rattrapage pour ceux qui auraient raté les représentations salzbourgeoises pour ce Polifemo de Porpora, célèbre et paradoxalement inconnu (on ne se souvient que de son air « Alto Giove). Quoiqu’un peu coûteux, et rare à trouver chez les habituels disquaires, cet opéra s’avère absolument mirifique et « trop plein » : c’est une galette d’une opulence folle, emplie à ras-bord de récitatifs accompagnés et en airs aux mélodies ourlées. Attendez-vous à un déferlement de couleurs, d’instruments obligés, de coloratures excitantes. Du seria à l’état pur, irrésistible et enivrant, servi par un tableau en apesanteur (ou abusant des psychotropes). Alors oui, ces contrastes forts, ces tempi enthousiaste, cette nervosité ou ce spleen à jouer constamment le grand écart sont parfois un peu éreintants, et le livret n’est pas toujours des plus abouti, mais qu’est-ce que l’on en prend pleins les oreilles !
Antonio Vivaldi, Concerti per violino XI « Per Anna Maria » , Europa Galante, violon et direction Fabio Biondi, Naïve.
Fabio Biondi & Europa Galante poursuivent l’aventure de la Vivaldi édition Naïve et l’on se love dans le violon lyriquissime, léger et rêveur du maestro, qui nous gratifie d’un album au fusain, esquissé, sensuel, tout en sourire nostalgique, d’une évidence intemporelle, concentré sur des œuvres des années 1710-20: le Largo du concerto en ré majeur RV 229 n’est que brume et soupirs, l’Allegro exulte et pépie comme un oisillon et Europa Galante ponctue le discours avec une onction admirative, en formation plus dense qu’à l’ordinaire, au son plus « gras » et orchestral. Il y a de la virtuosité, jamais gratuite, il y a du chagrin, jamais factice, il y a les couleurs et le bouillonnement de la vie et de l’humour comme ce « corneto da posta » RV 363 et ses deux tons criards de cornet de postillon. Anna Maria della Pietà (vers 1696 -1782), l’élève prodigue de Vivaldi était décidément bien gâtée, elle qui maîtrisait aussi bien le violon que la viole d’amour et le théorbe, pratiquait le clavecin, le violoncelle, le luth et la mandoline et d’élève et interprète devint à son tour enseignante. Un bel hommage, avec un violon biondien solaire, et un orchestre un peu trop consistant mais complice et décomplexé.
Un secolo cantante, The rise of Venitian Opera, Le Stagioni, direction Paolo Zanzu, Arcana.
Venise. Vers 1640. Plus précisément entre 1637 et 1645. Des années où les premiers théâtres d’opéras publics (et non princiers) essaiment et acquièrent rapidement une renommée internationale, drainant les visiteurs vers la vie artistique de la lagune. Le Stagioni, sous la direction de Paolo Zanzu, s’entourent de solistes de premier plan aux talents divers : Emmanuelle de Negri, Blandine Staskiewicz, Paul-Antoine Bénos-Djian, Zachary Wilder et Salvo Vitale pour une ode d’une grande finesse au recitar cantando entre extraits d’opéras et madrigaux, en écho au foisonnement entre l’ancien et le nouveau. On trouvera certes des extraits de Monteverdi et Cavalli, mais l’intérêt – et la frustration – de cet opus réside dans les œuvres plus confidentielles de Ferrari, Sacrati, Uccelini, Brunerio ou Barbara Strozzi. Même si Paolo Zanzu a tenté de construire le programme comme un mini-opéra pastiche, cela ne prend guère car la durée trop brève, le panachage d’œuvres comiques et plus tragiques, d’opéras et de madrigaux, rend cet esquisse vaine. Reste une musique magnifique d’émotion et de sentiments, la sobriété mouvante et subtile du continuo (fidèle aux effectifs de l’époque et loin de la luxuriance d’un Harnoncourt ou d’un Garrido), le soin apporté à la déclamation. Un disque animé et frétillant, d’une frugalité instrumentale qui sert d’écrin au théâtre.
Claudio Monteverdi, Il Ritourno d’Ulisse in Patria, Emiliano Gonzalez Toro, Rihab Chaieb, Emöke Baráth, Zachary Wilder, Philippe Jaroussky, I Gemelli, direction Mathilde Etienne et Emiliano Gonzalez Toro, 3 CDs, livre-disque Gemelli Factory.
Le livre-objet est incontestablement luxueux et fera un cadeau à la fière allure à la manière de ceux du Palazetto Bru Zane, d’Alia Vox, ou de Glossa. Si leur Orfeo ne nous avait pas pleinement convaincu, cet Ulisse décapant restera fascinant et controversé. Nous l’avions applaudi en concert. Loin d’une lecture mythologique noble un peu hiératique, Emiliano Gonzalez-Toro et Mathilde Etienne ont délibérément choisi une vision inspirée de la commedia dell’arte, pleine d’humanité, vrombissante, colorée et animée. Contraste, théâtre, revirements, caractérisation vocale forte – un peu excessive – des protagonistes (un Neptune très caverneux, une Pénélope plaintive, le très touchant Ulisse d’Emiliano Gonzalez Toro qui évolue peu à peu tout au long de son périple…). S’éloignant de la véracité historique, on goûtera les délices orgiaques d’un orchestre d’une grande opulence, mais d’une efficacité dramatique certaine : cornets, flûtes, sacqueboutes, dulcianes, trompette marine sont au rendez-vous. Un retour étonnant et sensible, d’une drôlerie noble, à la fois shakespearien et tendre, et qui du fait de l’élément burlesque rapproche l’œuvre des scènes amusantes du Couronnement de Poppée [A noter : 4 scènes perdues ont été composées par Josue Meléndez Pelaez, en collaboration avec Mathilde Etienne et Emiliano Gonzalez Toro.]
Marc-Antoine Charpentier, Messe de Minuit – In Nativitatem Domini Canticum, Ensemble Correspondances, direction Sébastien Daucé, Harmonia Mundi.
On aurait dû commencer notre liste par cet enregistrement, on ne peut plus à propos. Outre la Messe de minuit, la restitution de Sébastien Daucé intercale des pièces sur Noël sur les instrument, et d’autres motets : Alma Redemptoris mater, et un « petit » Te Deum, le H.147 composé pour la chapelle des Guise. On y trouve aussi, en guise de prélude le cantique latin In Nativitatem Domini. Ambiance intense et recueillie, magie du verbe, profondeur de la lecture et homogénéité théâtrale des voix (notamment Etienne Bazola), texture rainurée des cordes, grain des bassons et hautbois, magnifique pâte de coin transparente et dense à la fois (Agnus Dei) qui fait de ces motets de maîtrise des œuvres inclassables entre grands et petits motets, avec des textures et ambiances sans cesse recomposées. La lecture est moins monochrome et curiale que chez Christie (Erato), et allie naturel et contrastes en une envoûtante alchimie, à l’image de l’illustration très judicieuse du disque et de cette lumière douce mordorée et flottante, en un album qui se décline comme un long rêve éveillé.
Jean-Sébastien Bach, Goldberg Variations Reimagined, Rachel Podger, Brecon Baroque, Channel Classics.
Incroyable. Extraordinaire. Impensable. Audacieux. Iconoclaste. Interdit ? Si il est relativement commun de transposer l’Art de la Fugue ou l’Offrande Musicale pour une famille d’instruments (cornets et sacqueboutes, violes), cette transcription-ci vire à la re-écriture, et donc à la trahison. Chad Kelly parle de Goldberg « reimagined » et c’est bien de cela dont il s’agit, des Goldberg intégralement re-orchestrées, re-arrangées, finissant en sonates de style galant ? Nous étions bien peu convaincus, en entendant parler du projet et en voyant cette jaquette blanc et or. Et puis il y a la première variation, pour violon et clavecin, et cet archet de Rachel Podger, pur, d’une clarté un peu coquette, d’une grande immédiateté. Une Variatio 1 qui rappelle la dynamique bondissante des Brandebourgeois par son violoncelle bien ancré, une seconde avec violon, hautbois et basson, qui vire vers le concert royal couperinien, et un vocabulaire plus aristocratique qui n’aura pas déplu à Köthen. On se laisse aller, et nous voici déjà à la Variation 27, bien tempérée, souriante, son violoncelle dialoguant avec le violon comme une confidente qui s’épanche avec ce traverso pastoral et ce basson bougon qui font irruption avec espièglerie. Tout sonne incroyablement « bacchien » et parvient à reconstruire une œuvre plus vraie que nature, à la fois de par l’intelligence de la réécriture, et le talent des interprètes du Brecon Baroque, et évidemment de Rachel Podger, sensible, fragile, disserte, joueuse. Alors la luxuriance changeante de l’orchestration pourra en dissuader plus d’un, la variété un peu narcissique des solistes, le tourbillon constamment extraverti, la virtuosité affirmée. Certains confrères ont dénoncé un « salmigondis ». Nous serons moins sévère et presque attendri devant cet essai surprenant, inégal selon les mouvements, bien conçu (la Variation 29 et son tutti orchestral généreux), toujours intéressant, parfois convaincant et d’une témérité musicale à laquelle il faut rendre justice, même si la reprise finale de l’aria, façon Ouvertüre privilégie le spectaculaire à l’intime. Pour les curieux.
Forgotten arias, airs extraits d’opéras d’Andrea Bernasconi, Christoph Willibald Gluck, Niccolò Piccinni, Giovanni Battista Ferrandini, Tommaso Traetta, Michelangelo Valentini, Johann Adolph Hasse, Johann Christian Bach, Niccolò Jommelli, Philippe Jaroussky, Le Concert de la Loge, direction Julien Chauvin, 1 CD Erato.
Nous avions été ravis du concert. Faut-il redire tout le bien que nous pensons de ce disque, la fatigue de l’interprète en moins, mais la spontanéité souriante du concert également en moins ? A quelques exceptions près, les airs sont plus rares qu’oubliés, ou du moins leurs auteurs ne le sont pas. Il dressent les bandes-annonces d’autant d’opéras que l’on aimerait ressusciter, de cet âge d’or du seria à rallonge, aux airs de plus en plus longs, vitrine de virtuosité, hédonisme belcantiste, offrandes mélodiques. Le medium est magnifique, les da capos ornés avec uns inspiration sans faille, les airs lents d’une poésie ineffable, d’une désarmante candeur comme dans notre air favori, le « Gelido in ogni vena » de Ferrandini, d’un désespoir touchant. A 45 ans Philippe Jaroussky continue de fasciner par l’ambitus de la tessiture, la précision des ornements, et sa musicalité douce-amère si personnelle.
Viet-Linh NGUYEN
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