Rédigé par 23 h 25 min Concerts, Critiques

Sage passion (Bach, Passion selon Saint Matthieu, Freiburger Barockorchester, Corti – Théâtre des Champs-Elysées, 22 Mars 2024)

Francesco Corti – tous droits réservés

 

Jean-Sébastien BACH
Passion Selon Saint Matthieu (Matthäus-Passion BWV 244)

Maximilian Schmitt, ténor (L’Evangéliste)
Yannick Debus, baryton (Le Christ)
Kateryna Kaspe, soprano
Philippe Jaroussky, contre-ténor
Zachary Wilder, ténor
Andreas Wolf, baryton-basse

Freiburger Barockorchester
Zürcher Sing-Akademie
Francesco Corti, direction

Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 22 mars 2024.

La grandeur d’une œuvre se mesure-t-elle dans sa capacité à remplir une salle ? Etablir une telle corrélation, voire la systématiser, conduirait surement à quelques déconvenues sur la hauteur des goûts musicaux de nos contemporains. Mais il reste assurément un magnétisme des classiques et cette représentation de La Passion selon Saint-Matthieu de Jean-Sébastien Bach fait salle comble, même les gradins les plus élevés du Théâtre des Champs-Elysées trouvant ce soir arrière de mélomane prompte à s’embarquer dans l’œuvre phare et fleuve du compositeur. Privilège de la renommée, et peut être aussi témoignage d’une époque de la mélomanie où la connaissance du baroque se limitait à quelques compositeurs, dont Bach, l’âge moyen du public s’en ressent, nombre des spectateurs ayant pu d’oreilles déjà affirmées entendre pour cette même œuvre les représentations données par Nikolaus Harnoncourt en 1970 (premier enregistrement sur instrument d’époque mythique chez Teldec), et qui sait si ne se cachait pas parmi le public quelque vétéran ayant connu de cette œuvre les concerts donnés par Furtwängler (1950 pour la version, dite « de Bueno Aires », 1952 pour la version dite « de Vienne », et 1954, avec l’Orchestre de Vienne et la participation de  Fischer-Dieskau). Mais ne nous égarons pas et revenons à nos moutons, ou plutôt à nos brebis, si chères au personnage central de la soirée.

Il revient au Freiburger Barockorchester dirigé par l’arétin claveciniste Francesco Corti et associé au chœur de la Zürcher Sing-Akademie de ce soir embrasser les deux vastes parties de La Passion selon Saint-Matthieu, intense méditation sur la foi, œuvre chorale majeure de Bach et indissociable pendant de sa Passion selon Saint-Jean, plus donnée, et de laquelle elle diverge par bien des aspects, la version de Saint-Jean s’avérant plus intime, centrée sur la souffrance du Christ et les attentes des croyants, quand la version de Saint Matthieu s’avère plus ample, plus profonde, entamant un dialogue plus construit sur l’intensité de la foi, de l’engagement, la notion de sacrifice expiatoire. Deux œuvres souvent mises en miroir, en comparaison, exercice forcément tronqué quand on sait que Bach ambitionna sans doute de composer une passion par Evangéliste, mais assurément plus facile que de se lancer dans une analyse comparée des pas moins de quarante-six Passions composées par Telemann.

Philippe Jaroussky © Simon Fowler

Dès le chœur d’ouverture se dessinent les lignes de force et les réserves de cette représentation. Au rang des forces la dextérité, la souplesse et l’harmonieuse puissance du chœur (et double chœur dans les passages qui réclament cette configuration, nombreux dans cette Passion de Jean-Sébastien Bach, dont c’est l’une des spécificités les plus marquantes) de la Zürcher Sing-Akademie. La formation suisse crée en 2011 et associée à l’orchestre de Zurich, collaboratrice régulière de l’Orchestre Baroque de Fribourg et qui collabora avec des chefs aussi prestigieux que Kent Nagano ou Daniel Barenboïm, offre un relief de tous les instants, fait corps avec l’orchestre et les solistes tout en gardant constant l’équilibre et la répartition vocale de l’ensemble. Soulignons toutefois que ce double chœur d’ouverture fait l’impasse sur la partie dévolue à un chœur d’enfant dans le O Lamm Gottes, unshuldig. Si se détermine d’entrée la qualité du chœur, qui ne fera pas défaut dans sa capacité à nous émouvoir tout au long de la représentation, jusqu’à la si connue déploration finale du grand chœur (dont nous soulignons la très judicieuse utilisation par Martin Scorsese dans Casino, 1995), se dessinent aussi certaines réserves, à commencer par l’interprétation de l’orchestre, trop académique, presque métronomique, exécutant à la lettre de composition de Bach. C’est bien fait, c’est du bel ouvrage aurait-on dit en d’autres temps, mais cela manque un peu de couleur, de chaleur, de folie, bref, de personnalité en dépit d’une indéniable rigueur. La direction de Corti manque de souplesse et d’identité, sans doute par peur d’être iconoclaste, et confine parfois à la fadeur. Certes, on nous rétorquera que le grand Philippe Herreweghe, dans cette même oeuvre, privilégiait également l’arc choral, et ne faisait guère assaut d’originalité, mais l’on ne retrouve pas non plus l’immense et intense spiritualité chaleureuse que le chef belge sait insuffler. 

Quand Jean-Sébastien Bach composa son oratorio, exécuté vraisemblablement le Vendredi Saint de 1727, il répartit les intervenants dans les deux chœurs et l’orchestre selon un procédé assez simple, incluant d’un côté tout ce qui provient de la Passion de Jésus à Jérusalem ; de l’autre les interventions appartenant à l’univers plus large des croyants. Francesco Corti, dirigeant l’orchestre depuis son clavecin privilégie une mise en espace respectant ce même dispositif originel. Dans le plateau vocal, pour le moins international, se distingue en premier lieu Maximilian Schmitt en Evangéliste, habitué du rôle (c’est déjà lui qui endossait déjà le personnage en 2019 lors du concert dirigé en ce même lieu par Václav Luks). Le ténor allemand impose le personnage de sa stature et de sa puissance vocale, posé, précis dans sa diction et rigoureux dans son rythme. En véritable maître de la dramaturgie de l’œuvre, sa voix se fait d’autant plus autoritaire, tranchée, que se rapproche le dénouement de l’œuvre dans la seconde partie de la Passion. Une stature vocale qui fait pilier à une distribution vocale par ailleurs un peu hétéroclite, séduisante sur le papier, individuellement attachante, mais manquant entre eux d’une véritable symbiose, n’arrivant à faire corps au-delà de l’exécution de leur partition. Kateryna Kasper, principalement présente lors de la Sainte Cène et ayant travaillé avec Raphaël Pichon sur la Passion selon Saint-Jean, convainc dans ses déplorations touchantes et maîtrisées, même si elle peine à se départir de quelques intonations trahissant une carrière essentiellement tournée vers l’opéra. Yannick Debus s’avère quant à lui un Christ assez peu charismatique et à la voix neutre, peinant à insuffler à la fois la dimension charismatique du personnage et le tragique de la situation. Un Christ atone, physiquement assez figé à l’arrière du clavecin, semblant presque étranger à sa propre destinée. Philippe Jaroussky se montre lui plus à l’aise dans son jeu de scène, rendant sensible ses interventions, d’une maîtrise vocale parfaite notamment lors du célèbre et doux Erbarme dich, mein Gott si gracieusement soutenu au violon pour cet air parmi les plus italianisants de Jean-Sébastien Bach. Capable d’aigus purs et colorés, il s’avère plus timide dans le medium. Andreas Wolf de son côté enchante chacune de ses interventions, particulièrement en fin de représentation lors de la crucifixion, imposant une voix d’une très belle amplitude, capable d’une délivrance vocale emplissant la salle, d’une teneur dramatique parfaitement appropriée à l’œuvre. Un plateau duquel il ne faudrait pas oublier les quelques interventions de Zachary Wilder, un peu sur la réserve en début de représentation, mais dont la voix gagnera en expressivité.  Un plateau dont nous aurions aimé qu’il fit preuve de plus de chaleur et de cohésion dans son exercice de la dramaturgie propre à cette Passion doloriste.

Compassion et espérance, tels furent peut-être les deux horizons de Bach lors de la composition de cette oeuvre, qui derrière le tragique des faits, semble vouloir rassénérer la foule des croyants dans la louange de lendemains teintés de la promesse de la Résurrection. Une promesse qui irrigue toute l’œuvre de Bach, et dont les nombreux traits de flûtes, traverso, hautbois et violes qui ponctuent cette Passion sont autant les signes d’une gaité dont ne se dépare jamais la partition que l’intrusion tout à fait opportune de l’influence italienne dans les compositions du chantre luthérien rend d’autant plus séduisante. Une Passion selon Saint-Matthieu qui ce soir, au-delà d’un certain académisme dans l’exécution, s’apprécie pour ce qu’elle est : une œuvre majeure et incontournable de la musique sacrée et l’un des chefs-d ’œuvres du Maître de Leipzig.

 

 

                                                                       Pierre-Damien HOUVILLE

 

 

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