Rédigé par 16 h 46 min CDs & DVDs, Critiques

Come Bach ! (Bach & entourage II, Sonates pour violon et Clavecin, Pramsohler, Grisvard – Audax)

Bach, Scheibe, Graun, Schaffrath, Telemann
A Cembalo certato e violino solo

Johann Sebastian BACH (1685-1750)
Sonate in si mineur, BWV 1014

Georg Philipp TELEMANN (1681-1767)
Concerto en ré majeur, TWV 42 : D6,

Johann Sebastian BACH
Sonate en la majeur, BWV 1015

Johann Adolph SCHEIBE (1708-1776)
Sonate I in ré majeur (premier enregistrement mondial

Christoph SCHAFFRATH (1709-1763)
Duetto en la mineur, CSWV F:30 (premier enregistrement mondial)

Johann Adolph SCHEIBE
Sonate II in si mineur (premier enregistrement mondial)

Johann Sebastian BACH
Sonate en mi majeur, BWV 1016

Johann Gottlieb GRAUN (1703-1771)
Sonate en si bémol majeur, Graun WV av :XV : 46 (premier enregistrement mondial)

Johann Sebastian BACH
Sonate en do mineur, BWV 1017
Sonate en  fa majeur, BWV 1022

Johann Adolph SCHEIBE
Sonate III en la majeur (premier enregistrement mondial)

Johann Sebastian BACH
Sonate en fa mineur, BWV 1018
Sonate en sol mineur, BWV 1020
Sonate en sol majeur, BWV 1019

Carl Philipp Emanuel BACH (1714-1788)
Sonate en si mineur, Wq 76

Philippe Grisvard, clavecin Matthias Griewish, Bammental (2020), d’après Michael Mietke, Berlin, vers 1710
Johannes Pramsohler, violon Pietro Giacomo Rogeri, Brescia (1713)

Coffret cartonné 3 CDs, Audax Records, 2023, 208′

Philippe Grisvard et Johannes Pramsohler sont des explorateurs. Que ce soit en duo ou dans le cadre plus élargi de l’ensemble Diderot, leur discographie, déjà riche, ne cesse du tisser des liens entre partitions reconnues et œuvres confidentielles, faussement secondaires, souvent enregistrées pour la première fois et invitant à porter notre regard sur l’influence, la postérité et l’héritage des grands maîtres de musique sur les compositeurs de leur époque. Une approche comme un élargissement du regard que nous retrouvons dans ce nouveau disque, consacré aux sonates pour violon et clavecin de Jean-Sébastien Bach (1685-1750), ainsi qu’à quelques savoureux détours dans l’entourage de ce dernier, l’occasion de croiser quelques noms connus (Telemann, Graun…) ou plus confidentiels (Christoph Schaffrath notamment).

Un album qui vient faire suite à un précédent enregistrement du duo, Bach & Entourage (Audax Records, 2015, cf. notre compte-rendu), où se cultivait déjà le goût de la découverte d’œuvres délaissées (notamment une intéressante sonate de Johann Ludwig Krebs, élève de Bach) et dont le présent enregistrement n’assume la filiation que de manière discrète, seule la partie en anglais du livret titrant « Bach & Entourage 2 », la partie française se contentant de rappeler le travail antérieur des deux interprètes sur le sujet.

Et il n’est en effet pas forcément nécessaire d’avoir à l’esprit ce premier enregistrement pour aborder le présent album, tant celui-ci présente en bien des aspects une approche nouvelle, s’offrant le confort de la longueur pour élargir le spectre d’œuvres présentées (3 CDs, pour un total de près de 3h30). S’éloignant d’un certain académisme interprétatif pour ravir d’une tonalité générale plus chaude, d’un son plus texturisé et d’un relief entre les deux instruments plus équilibré, cet enregistrement s’avère un constant plaisir d’écoute, au-delà des qualités intrinsèques des œuvres présentées.

Incontournables de l’écriture en trio, avec cette spécificité chez Bach de faire jouer les trois parties par seulement deux instruments, les Sei Suonate a Cembalo certato e Violino Solo BWV 1014-1019 sont intégralement reprises sur ce disque, dont elles constituent la colonne vertébrale. Composées entre 1720 et 1723 alors que Bach est encore à Cöthen, avant son arrivée à Leipzig, elles ne cesseront de faire l’objet de spécifications de la part du compositeur, jusqu’à quelques mois avant son décès, preuve s’il le fallait de l’intérêt que Bach portait à ces partitions et de la rigueur qu’il tenait à insuffler dans leur écriture, aboutissant à faire de ces dernières un modèle de structure et de précision d’écriture musicale parmi les œuvres de l’époque. Œuvres majeures du répertoire pour violon et clavecin, à bien des égards corolaire des Sonates et Partitas pour violon seul (BWV 1001-1006) du même Jean-Sébastien Bach, ces pièces, dont l’imposante discographie mériterait en elle-même une étude d’écoute comparée, trouvent avec Philippe Grisvard et Johannes Pramsohler une fraîcheur nouvelle, l’archet sa faisant aérien, le clavier subtilement mutin, les deux rivalisant de souplesse et de présence pour délivrer une interprétation perpétuellement stimulante, émouvante sans être affectée, n’oubliant jamais que la rigueur de la structure musicale chez Bach est avant tout au service de la qualité de la musique, et qu’il appartient aux interprètes d’être des passeurs au service du plaisir d’écoute du mélomane.

Un plaisir sensible dès l’entame de la première sonate (BWV 1014) et de son adagio initial dont les tonalités graves et mélancoliques ne sont pas sans évoquer quelques accents venus de Bohème. Un adagio comme une lamentation, d’une beauté plaintive et expressive que renforce l’usage parcimonieux de la double corde. Un mouvement sur lequel viendront avec un bel effet de contraste se greffer les deux mouvements rapides, au violon aussi léger que vivace dans le premier allegro, et au clavecin enlevé et quasi sautillant dans l’allegro finale, ces deux mouvements rapides embrassant un andante à la composition très structurée, rythmé comme une pulsation.

C’est d’ailleurs généralement les mouvements lents qui retiennent le plus l’attention dans ces six sonates de Johann Sebastian Bach, à l’exemple de cet andante un poco, troisième mouvement de sa Sonate en la majeur (BWV 1015), d’une gravité mélancolique absolument extatique ou de l’adagio introductif de la BWV 1016, évoquant une hivernale suspension du temps propice à la nostalgie, auquel répondra le troisième mouvement de cette même sonate, un Adagio ma non tanto sur lequel le clavecin prend presque le dessus, structurant l’ensemble d’une cadence affirmée. La Sonate en do mineur BWV 1017, assurément la plus connue de l’ensemble offre un Largo sur lequel Johannes Pramsohler déploie toutes les qualités expressives de son jeu, élégiaque et d’une belle souplesse dans l’exécution de la ligne mélodique terminant de démontrer les indépassables qualités des compostions de Bach dans ce domaine.

En regard de la richesse de cette partie du répertoire de Bach, les œuvres de ses suiveurs, imitateurs ou admirateurs ne sont pas à occulter. Georg Philippe Telemann (1681-1767) durant ses années passées à Eisenach s’est exercé aussi à la composition en trio, à l’exemple du très beau Largo de sa Sonate en ré majeur, d’une mélancolie pétrifiante, enchâssé entre un allegro et un vivace d’une tonalité plus classique chez ce compositeur, où perce son goût aimablement débridé pour la virtuosité.

Johann Adoph Scheibe (1708-1776), ancien élève de Bach à Leipzig et passé à la postérité plus pour ses critiques de ce dernier que pour ses compositions propres, fit paraître à la fin des années 1750 un recueil de trois sonates en trio, alors qu’il exerçait en qualité de premier violon de l’orchestre royal du Danemark et dont le présent disque fournit un premier enregistrement mondial. Une première gravure qui forcément ouvre la voie à la comparaison entre Bach et celui qui ne se priva pas de le critiquer. Une comparaison qui, ne le cachons pas, réhausse encore un peu plus le prestige de Bach. Car si Scheibe se rapproche paradoxalement de celui qu’il honnit par la rigueur formelle de ses compositions (quatre mouvements très structurés pour chacune des trois sonates), tout en cherchant à insuffler à chaque mouvement une identité musicale propre, il pêche par un formalisme trop classique, offrant des compositions agréables, mélodieuses et dotées de réelles qualités d’écritures, mais n’arrivant pas comme celles de son illustre aîné à transcender l’œuvre par l’alliance si fine de son architecture musicale et de ses qualités mélodiques. Ainsi, la Sonate en ré majeur de Scheibe apparaît-elle de bout en bout (trop ?) classique, et c’est vers sa Sonate II en si mineur qu’il nous faut nous tourner pour trouver là un bel adagio à la cadence de composition un peu trop appuyée que réhausse finalement un Vivace d’une grandeur mélancolique touchante, Scheibe échouant tout de même largement dans ses mouvement lents à atteindre les qualités expressives de Bach, malgré une belle tentative dans le largo, troisième mouvement de sa Sonate III en la majeur.

Et c’est finalement vers Christoph Schaffrath (1709-1763) et son Duetto en la mineur (CSWV F :30), lui aussi pour la première fois gravé, qu’il nous fait nous tourner pour trouver un digne héritier du grand Bach. Formé dans sa jeunesse à Dresde avant d’œuvrer  notamment pour Anna Amalia de Prusse, Schaffrath fut vraisemblablement un admirateur de Bach et il su s’en souvenir au point que les premiers accords de son Duetto sont un hommage transparent au Maître de Leipzig (on parlera d’inflexions révérencieuses, nous sommes gentils), même si c’est avec son Largo, pénétrant, émouvant, ne sacrifiant rien à la beauté d’une ligne mélodique qui lui est tout à fait propre, qu’il rend le plus bel hommage à Bach, s’inscrivant dans la lignée non de ses imitateurs, mais bien de ses dignes héritiers, en ayant intégré les enseignements pour les insuffler dans ses propres compositions.

Visiblement curieux et désireux de nous faire partager cette qualité, Philippe Grisvard et Johannes Pramsohler s’offrent en complément de programme quelques détours appréciables chez Graun (pour une Sonate en si bémol majeur, elle aussi pour la première fois enregistrée, au clavecin aérien dans le premier Allegro et au violon léger et enlevé dans le second Allegro, une belle curiosité) ou chez Carl Philipp Emanuel Bach pour une Sonate en si mineur un peu trop démonstrative, dans laquelle le plus célèbre des fils Bach offre un aperçu de sa maîtrise du clavecin, le rapprochant finalement plus d’un Mozart, et d’une ligne mélodique de violon gracieuse, d’une séduction toute en œillades légères mais peinant à atteindre la plénitude des sentiments des œuvres paternelles.

Au final enregistrement qui s’avère un grand cru du duo Pramsohler-Grisvard, qui au-delà de marquer un jalon fort honorable dans la discographie des pièces de Bach pour violon et clavecin, nous gratifient d’une stimulante plongée dans les œuvres de ses contemporains, révélant au passage quelques curiosités qu’il aurait été dommage de ne pas mettre en lumières.

 

                                                                                   Pierre-Damien HOUVILLE

Technique : enregistrement précis et détaillé.

Étiquettes : , , , , , , , , , , Dernière modification: 29 décembre 2023
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