Rédigé par 11 h 40 min Concerts, Critiques

Heureux qui vit Ulysse… (Monteverdi, Il Ritorno d’Ulisse in Patria, I Gemelli, Emiliano Gonzalez Toro – TCE, 23 octobre 2021)

“Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison,
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?”
(Joachim du Bellay, Les Regrets)

Emiliano Gonzalez Toro & Mathilde Etienne © Michal Novak / I Gemelli

 

Claudio Monteverdi
Il Ritorno d’Ulisse in patria (Le Retour d’Ulysse dans sa patrie en français), dramma per musica en un prologue et trois actes sur un livret de Giacomo Badoaro vraisemblablement créé au Teatro SS. Giovanni e Paolo à Venise en février 1640.

Emiliano Gonzalez Toro, Ulysse
Rihab Chaieb, Pénélope
Emőke Baráth, Minerve / L’Amour
Philippe Jaroussky, La Fragilité humaine
Zachary Wilder, Télémaque
Jérôme Varnier, Neptune 
Philippe Talbot, Eumée
Fulvio Bettini, Irus
Álvaro Zambrano, Eurimaque
Mathilde Etienne, Mélantho
Anthony León, Jupiter / Amphinome
Lauranne Oliva, Junon / La Fortune
Angelica Monje Torrez, Euryclée
Anders Dahlin, Pisandre
Nicolas Brooymans, Antinoüs / Le Temps

Ensemble I Gemelli 
Emiliano Gonzalez Toro,  direction

Représentation du samedi 23 octobre 2021, version de concert, Théâtre des Champs-Élysées, Paris.

O Muse, conte moi l’aventure de l’Inventif[1]. Et qu’il fut inventif et avant-gardiste Claudio Monteverdi (1567-1643) pour ainsi s’emparer du mythe d’Ulysse, dans sa complexité et son éternité et nous le rendre si compréhensible, si palpable et prégnant, si accessible, ce mythe originel ainsi transposé s’avérant également l’œuvre fondatrice de l’opéra, avec un Orfeo de genèse composé un quart de siècle plus tôt et encore empreint de culture très madrigalesque (enregistré par I Gemelli chez Naïve récemment).

La destinée des hommes est le jouet de divinités aux humeurs volatiles, ceux-ci trompant l’ennui de leur immortalité en vaines querelles, sous le joug de leurs passions, en proie aux tourments du Temps, boiteux (Rien n’échappe à l’érosion du temps, qui ronge à plaisir), de la Fortune, aveugle (Désirs, joies et douleurs forment ma vie. Aveugle et sourd, je ne vois ni entend, et dispense richesse et grandeur au grès de mon caprice) et de la Fragilité humaine, par essence prompte à la versatilité (Pour mon infortune, je suis d’humaine condition. N’est-ce pas folie que d’être asservi à un aveugle et à un boiteux ?).  Dès le prologue, Philippe Jaroussky (la Fragilité Humaine), d’un souffle aussi plaintif d’extatique, rend sensible cette soumission de l’âme humaine à la Fortune et au Temps. Nicolas Brooymans, basse grave et vibrante oppose à cette fragilité humaine la stature de l’éternité alors que Lauranne Oliva, jeune soprano virevoltante et à la voix mutine campe une Fortune  décidée à être en joie de tous les revirements de sa raison. Se joint à ce trio l’Amour (la soprano Emöke Barath, parfaite mais qui trouvera dans le rôle de Minerve plus d’espace pour exprimer son talent), seul « Dieu capable de blesser les Dieux », dont la voix affirme le charisme de l’assurance. Un prologue comme un condensé du jeu des passions humaines, qui d’emblée captive et rend le mythe éternel.

Ce prologue de Monteverdi, tout entier dévolu à l’expression des sentiments et soutenu par une partition sachant justement accompagner les chanteurs sans s’imposer est assurément l’une des grandes réussites de l’œuvre et des choix de directions de Emiliano Gonzalez Toro, très bien secondé durant la représentation par sa claveciniste, dont le nom mériterait une mention au livret qui ne contient pas la liste des musiciens (Violaine Cochard ?).

Autre originalité tout aussi réussie, celle de centrer toutes les premières scènes de l’acte I sur le personnage de Pénélope. Tissant une liaison naturelle avec les déclamations de la Fragilité Humaine, Pénélope apparait recluse en son palais, avec pour seule amie et confidente Euryclée. Particulièrement applaudie en fin de représentation, la mezzo-soprano Rihab Chaieb, expressive et sensible dans son jeu comme dans sa voix rend à merveille les tourments d’une femme amoureuse, fidèle à ses sentiments, mais en proie au doute, à un possible qui se doit de dominer la tentation de la résignation, oppressée par des courtisans avides, du pouvoir et de sa personne. Le temps passe, lasse, use les cœurs, mais Pénélope demeure, fidèle à une espérance A ses côtés, Angelica Monje Torrez est une Euryclée juvénile, attentive à sa maîtresse, consolante et dont la voix d’une pureté gracile délivre à Pénélope un espoir vital. Ce lien, cette relation entre les deux femmes donne lieu à quelques-uns des plus beaux dialogues de l’opéra et Euryclée trouvera un sommet d’expressivité dans les chants mêlés et la ritournelle de la fin du troisième acte (scène VIII) quand, ayant reconnu Ulysse elle est confrontée au dilemme de sa révélation à Pénélope. La voix s’épanouie, se pare de parfaites ondulations, Euryclée apparaissant libérée et radieuse dans ses choix.

Regardez ce que j’ai été, et apprenez, à mon exemple, l’inconstance du sort. La phrase que Chateaubriand prête à Hannibal devant Scipion aurait pu être prononcée par Ulysse, égaré dans de lointains rivages syrtes et n’entrant en scène qu’à la septième scène du premier acte. Roi d’Ithaque, héros de la guerre de Troie, il n’est plus qu’un être à la dérive, objet du jeu des dieux, balloté sur les flots (Est-ce que je dors encore ou est-ce que je veille ? quelle est la contrée qui m’environne ? quel est l’air que je respire ?). Le chef et chanteur Emiliano Gonzalez Toro impose dans le rôle d’Ulysse sa stature physique et la puissance de sa voix, campant un héros, qui bien que grimé sous les traits d’un vieillard, conserve sa force, sa détermination. Habitué du répertoire de Monteverdi, le ténor développe sa prestance, sait prendre le temps de la suspension, et sa voix émeut, sachant rendre palpable derrière la fatigue et les blessures l’obstination et l’autorité de celui qui n’a renoncé à rien. En cela, et bien avant que le destin ne les réunisse, le couple Ulysse/Pénélope apparaît déjà comme une réalité, une évidence audible.

Mais toucher la terre d’Ithaque, révélée par Minerve (Emöke Barath, très convaincante dans ce rôle de Minerve, puissante dans la voix, déterminée dans le regard) n’apporte pas la fin escomptée des tourments et Ulysse devra triompher de ses rivaux et dominer les doutes de Pénélope. Errances d’un homme en déshérence, c’est au cours d’un concours d’archer qu’Ulysse triomphera et se révélera enfin aux yeux de tous, Monteverdi nous agrémentant alors musicalement de quelques changements de registre esthétique, introduisant une musique plus maniériste, avec danses et soulignements appuyées des caractères des personnages. Un comique, une bouffonnerie qui loin d’être déplacée amène un ton de légèreté  dans une œuvre grave et référencée, entrebâillant la porte d’un second degré tout italien, et d’une légèreté assez osée des répliques.

Les opiniâtres sont les sublimes, et après avoir erré sur les mers ou douté dans la solitude de leurs palais, Ulysse et Pénélope cesseront enfin d’être le jouet des dieux. Minerve persuadera Junon (de nouveau Lauranne Oliva) d’intercéder auprès de Jupiter (le ténor Antony León, belle présence scénique et voix à l’avenant) pour que cessent les souffrances des hommes et que se retrouvent ceux que l’amour a uni, Pénélope et Ulysse retrouvant foyer, pouvoir et légitimité auprès de leur fils Télémaque (Zachary Wilder, chez qui pointe l’espièglerie).

Monteverdi et son librettiste, le vénitien Giacomo Badoarao, offrent avec ce Retour d’Ulysse dans sa patrie, une formidable partition pour une dizaine de rôles, aux caractères marqués, aux associations limpides, faisant revivre ce mythe fondateur de notre culture. Se l’appropriant, Emiliano Gonsalez Toro et l’ensemble I Gemelli, ne se sont pas trompés en en livrant une interprétation sincère, sans emphase ni fioritures, laissant  à une pléiade d’interprètes judicieusement complémentaires le plaisir de nous rendre des héros mythologiques étonnement actuels dans leurs doutes, leurs quêtes et leurs errements.  De plus, l’opéra, donné ce soir-là en version de concert, n’est en rien statique, l’absence de décors n’étant pas synonyme d’absence de mise en espace, et le jeu des déplacements des interprètes, simple mais approprié, vient constamment renforcer l’expression des sentiments. Le public du Théâtre des Champs-Elysées ne s’y est pas trompé, ovationnant longuement l’ensemble de la distribution à l’issue de la représentation.

 

 

                                                                                                             Pierre-Damien HOUVILLE

[1] Qu’il nous soit permis par l’emprunt du premier vers de sa traduction de l’Odyssée de rendre hommage à l’écrivain, poète et traducteur Philippe Jaccottet (1925-2021). Traducteur notamment des plus grands poètes de langue germanique, critique du Nouveau Roman, il dû à son œuvre poétique une entrée de son vivant dans la Pléiade. Installé à Grignan depuis 1953, le département de la Drôme, de Beauregard à Truinas se retrouve dans ses vers. Il est décédé en février dernier, quelques jours avant la parution du Dernier livre des Madrigaux.

Étiquettes : , , , , , , , Dernière modification: 25 octobre 2021
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