Rédigé par 6 h 04 min CDs & DVDs, Critiques

Les Saisons du Plaisir ! (Le Quattro Stagioni, La Follia, Le Concert de la Loge, Julien Chauvin – Alpha)

Le Quattro Stagioni, La Follia

Antonio VIVALDI (1678-1741)
Concerto en fa majeur RV 293  « L’Automne« 
Concerto en fa mineur RV 297  « L’Hiver »
air extrait d’Andromeda Liberata, RV 117 : « Sovvente il sole« 
Concerto en mi majeur, RV 269 « Le Printemps »
Concerto en sol mineur, RV 315 « L’Eté« 
Sonate en ré mineur, Op.1, N° 12, RV 63 « La Follia« 

Paul-Antoine Bénos-Djian, contre-ténor

Sabine Stoffer, violon I
Marieke Bouche, violon II
Pierre-Eric Nimylowycz, viole
Felix Knecht, violoncelle
Michele Zeoli, contrebasse
Quito Gato, théorbe et guitare baroque
Camille Delaforge, clavecin

Julien Chauvin, Violon et Direction

1 CD digipack Alpha / Outhere, 2024, 58′

« Ah les saisons
Je ne me lasse pas
D’en rêver les odeurs
D’en vivre les couleurs
D’en trouver les raisons

Je serai l’automne à tes pieds
Tu seras l’été à ma bouche
L’hiver aux doigts bleus qui se couche
Nous serons printemps fou à lier » (
Jean Ferrat)

Voici précisément trois siècles qu’Antonio Vivaldi composa ses célèbres Quattro Stagioni, du moins si l’on se réfère à l’intervalle entre leur année de composition (vraisemblablement 1723) et l’année de leur parution (à Amsterdam, en 1725, par l’éditeur Michel-Charles Le Cène, figure majeure à qui l’on doit aussi la parution d’œuvres de Haendel, Locatelli, Tartini ou Telemann). Leurs premières exécutions en concert se firent quasi simultanément à Londres et au Concert Spirituel de Paris au début de l’année 1728. Hélas, depuis ces quatre premiers concertos, dont on oublie souvent un peu vite qu’ils sont constitutifs d’un cycle de douze intitulé par Vivaldi Il Cimento dell’armonia et dell’inventione, l’humanité a inventé l’ascenseur, le répondeur téléphonique, la galerie marchande et le synthétiseur, autant d’affres de la modernité qui semblent depuis une quarantaine d’années l’occasion de triturer, torturer, affadir et détourner l’œuvre vivaldienne, au point de faire passer chez nombre de mélomanes la simple envie de réentendre ces concertos. Pourtant les nombreuses utilisations de l’œuvre, et ses détournements parfois proches de la catastrophe apocalyptique, ont donné une aura populaire à l’œuvre très rarement acquise par une pièce baroque, totalisant plus de mille enregistrements depuis 1939 (à l’époque par Alfredo Campoli) et dont la version pour le moins énergique de Nigel Kennedy en 1989 se targue d’être le disque classique le plus vendu au monde, avec un peu plus de deux millions d’exemplaires écoulés.

Alors, pourquoi encore une version discographique des quatre saisons d’Antonio Vivaldi ? Julien Chauvin n’élude aucunement la question, au point de la poser lui-même en exergue du livret accompagnant le disque. Peut-être pour nous inviter au-delà des utilisations multiples et parfois des errances de l’œuvre, à en retrouver le plaisir initial, la substantifique moelle et la beauté originelle, à ne pas oublier ce qu’elle est en tout premier lieu, à savoir un chef d’œuvre dans lequel le violon est magnifié comme rarement, l’un de sommets de l’expressivité de l’instrument, une constante démonstration de sensibilité, d’évocation et de virtuosité, l’une des premières grandes œuvres véristes de la musique, et en cela une partition dont il est encore louable de rappeler la très grande modernité au moment de sa composition. Longtemps délaissée après la mort de Vivaldi, elle ne renaîtra au public avec le succès que l’on sait à partir des premières décennies du vingtième siècle et encore plus quand l’enregistrement discographique permettra à l’œuvre une très large diffusion.

Ne faisons donc pas la fine bouche et arrêtons-nous avec attention sur cette nouvelle version par Julien Chauvin et le Concert de la Loge, dont nous avons à plusieurs reprises souligné en ces pages la qualité des choix et des interprétations, que ce soit dans leurs enregistrements ou lors de leurs prestations publiques. Et la première bonne nouvelle est la volonté de Julien Chauvin et de ses musiciens de ne pas trop en faire, de ne pas rechercher dans l’interprétation de ces Quattro Stagioni ce qui n’aurait jamais été fait, au risque de donner une énième version dénaturée de l’œuvre. Exclusion également bienvenue de la tentation, pourtant féconde ces dernières années chez d’autres interprètes (on est gentil, on ne donne pas de noms), de « romantiser » l’œuvre, et d’en donner une interprétation sirupeuse, maniériste et lacrymale, ou bien d’accoler à l’œuvre pléthore de musiciens, le tout en négation totale du contexte de création de l’œuvre.

Julien Chauvin et ses musiciens, seulement huit en tout (deux violons hors du soliste, une viole, un violoncelle, une contrebasse, un théorbe et un clavecin), reviennent pour notre plus grand plaisir au caractère proprement baroque de l’œuvre, offrant un accompagnement de basse homogène et bien structuré, au service du soliste et non en opposition avec lui, dont le premier mouvement, Allegro, de l’Automne donne un fort bel exemple. Si le violon de Julien Chauvin se montre toujours aussi souple et virtuose, démontrant une fois de plus qu’il est l’un des violonistes baroques les plus ambitieux de ces dernières années, toujours aussi précis dans son sens du rythme et dans la franchise des attaques de son archet, c’est dans l’émotion extatique des mouvements les plus lents qu’il surprend le plus, délivrant notamment, toujours dans l’Automne un Adagio molto superbement suspendu, tout en attente, admirablement secondé par un clavecin très clair (Camille Delaforge au clavier).

Il y a bien entendu dans ces Quattro Stagioni les passages obligés, dont la notoriété fait qu’ils n’en sont que plus attendus. C’est le cas particulièrement du mouvement introductif de l’Inverno que le Concert de la Loge sublime, exploitant toute la dramaturgie de l’introduction du mouvement, exécuté tout en tension, en attente du basculement, qui survient, Julien Chauvin déployant dans la partie soliste un archet d’une grande souplesse et d’une expressivité tout à fait bienvenue, même si pour le coup on regrettera que derrière ce déferlement le Largo soit exécuté sur un rythme trop élevé et un peu mécanique, nuisant quelque peu à la beauté sublime de cette courte pièce et cela même si l’Allegro final nous ravit de sa mélancolie trop pudique.

Autant le Largo de l’Inverno nous apparaît un peu éludé, autant celui de La Primevera, sensible, exaltant l’expressivité de la partition où tout ne semble qu’attente, renaissance et renouveau, émeut, avant la pastorale finale du concerto, enlevée et virevoltante comme une danse des beaux jours. L’Estate est peut-être des quatre le concerto le plus connu, duquel Julien Chauvin et ses musiciens délivrent une interprétation également des plus convaincantes, l’Allegro non molto initial s’avérant exprimer toute la chaleur, la torpeur et la lassitude un peu lourdes d’un après-midi d’été, avant que le violon ne s’élève avec une certaine menace, comme un écoulement suspendu du temps, qui après un deuxième mouvement tout en attente, culminera avec le Presto du troisième mouvement, orageux, en déferlement d’éclairs tonitruants, sur lesquels le grain du violon Chauvin, le « Madame Adélaïde » de Nicola Gagliano (1750), très boisé, aux très belles vibrations, fait merveille.

Hélas, le refus du Concert de la Loge d’offrir une interprétation descriptive et programmatique du cycle affaiblit sa lecture. D’ailleurs, le livret ne cite pas même les fameux sonnets anonymes (peut-être de Vivaldi lui-même) qui accompagnent l’oeuvre et en fournissent les clés narratives (superbement rendus par Il Giardino Armonico ou par Harnoncourt, tous deux chez Teldec), tandis que la nervosité fougueuse et les faibles effectifs ne savent pas ménager de plages élégiaques de suspension (on ira plutôt chez Biondi 1 ou 2, chez Virgin). Ces Quatre Saisons, d’une spontanéité jubilatoire, manquent de rondeurs, de nuances, elles tourbillonnent, ébouriffantes, offertes à l’instant, mais ne content pas le cycle de l’année, et passent trop souvent à côté d’une lecture plus naturaliste et plus métaphorique.

En complément, le Concert de la Loge propose sur ce disque deux autres œuvres phares de Vivaldi avec plus ou moins de bonheur. Le disque se clôt en effet avec la Sonata in D minor, op.1, n°12, RV 63, dite La Follia, encore grand classique. De cette œuvre, nous avions souligné la très belle interprétation gravée par Le Consort (toujours chez Alpha), grand moment de sensibilité au fil des différentes déclinaisons du thème. Julien Chauvin, qui par ailleurs a plusieurs fois collaboré avec Le Consort, en propose cette fois une interprétation bien différente, plus sèche et acérée, mais également mettant moins le violon en avant au profit d’un rôle plus important dévolu aux instruments d’accompagnement, et l’ensemble décliné sur un rythme enlevé qui apparaît un peu mécanique. Une différence de choix interprétatif qui confessons-le nous a laissé un peu sur notre faim.

Ce qui n’est pas le cas de l’air « Sovvente il sole », tiré de Andromeda Liberata, posé avec délicatesse en interlude, comme une suspension, entre l’Inverno et la Primavera, sublimé par la voix du contreténor Paul-Antoine Bénos-Djian. Retrouvée en 2002 dans les archives du Conservatoire Marcello de Venise, cette partition, souvent exécutée depuis sa redécouverte, est un grand moment d’émotion, la voix du contre-ténor, aussi expressive que claire, posée, chaleureuse, s’avère apte aux déploiement d’une très large palette de sentiments, que viennent souligner de la meilleure manière qui soit un violon à la ligne mélodique claire, comme un duo de déploration dont le souvenir enivre, bien longtemps après l’évaporation de la dernière note. Hélas, ce n’était que l’interlude d’un album entier et énergique, qui manque toutefois d’ambition dans sa lecture agréable et bouillonnantes de saisons si rebattues.

 

                                                           Pierre-Damien HOUVILLE

Technique : enregistrement capté très en avant, et avec insuffisamment de dynamique et de nuances, rendant l’écoute fatigante.

Étiquettes : , , , , , , , , Dernière modification: 29 avril 2024
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