Rédigé par 8 h 03 min CDs & DVDs, Critiques

Fantaisie (Mondonville, Le Carnaval du Parnasse, Les Ambassadeurs, La Grande Ecurie, Kossenko – Château de Versailles Spectacles)

Jean-Joseph Cassanéa de MONDONVILLE (1711-1772)
Le Carnaval du Parnasse
Ballet héroïque en un prologue et trois actes sur un livret de Jean-Louis Fuzelier,
créé à l’Académie royale de musique à Paris en 1749 ;

Gwendoline Blondeel : Florine, Thalie,
Hélène Guilmette : Licoris,
Hasnaa Bennani : Clarice, Euterpe, une suivante de Terpsichore, une vieille,
Mathias Vidal : un Berger, Apollon,
David Witczak : Momus,
Adrien Fournaison : Dorante, un suivant d’Euterpe, un suivant de Terpsichore,

Chœur de Chambre de Namur
Les Ambassadeurs – La Grande Ecurie
Alexis Kossenko, direction musicale

Coffret digipack 2 CDs, Château de Versailles Spectacles, collection opéra français n°22, 2024, 128′ (premier enregistrement mondial)

Voici une œuvre qui embrasse tellement de son époque que nous pouvons craindre de n’arriver à en étreindre tous les aspects. Et commençons par benoîte interrogation. Comment une œuvre d’une telle richesse dut elle tant attendre pour avoir les honneurs d’un enregistrement ? Car à l’écoute de ce flamboyant Carnaval du Parnasse, on comprend aisément qu’une partition d’une telle variété, se plaisant à aborder tant de formes musicales et si brillante dans sa fantaisie ait séduit Alexis Kossenko, qui il y a deux ans ressuscitait déjà avec verve et emphase le Zoroastre de Rameau, dont nous avions fait compte-rendu de la représentation donnée au Théâtre des Champs-Elysées, avec déjà Gwendoline Blondeel et David Witczak au cœur d’une distribution où se distinguaient également Véronique Gens et Jodie Devos.

Deux œuvres, qui au-delà de thématiques pour le moins différentes entretiennent au moins une parenté, celle d’avoir été créées la même année, en 1749, se disputant à l’époque les honneurs de l’Académie Royale de Musique. Et en cette année, qui par ailleurs voit naître la Messe en Si de Jean-Sébastien Bach et disparaître André-Cardinal Destouches, c’est bien ce Carnaval parnassien de Mondonville que le public encense, le préférant largement au Zoroastre de Rameau, plus sombre, plus dramatique et aux références pour le public plus absconses. Que la Balkh des plaines de l’Amou-Daria et le mysticisme zoroastrien semblent éloignés, voire inconnus, au public parisien du règne de Louis XV, alors que la légèreté aux atours faussement arcadiens de la partition de Mondonville leur tend les bras. Le succès de ce Carnaval du Parnasse fut immédiat, entraînant à sa suite des reprises, au printemps 1759, puis au printemps 1767 et en 1774, avant que l’œuvre ne connaisse une éclipse, rejoignant pour le coup Zoroastre dans les limbes du répertoire baroque français.

Et pourtant tout n’est que légèreté et fantaisie dans cette œuvre, dont l’immédiat plaisir d’écoute est avant tout musical, Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville livrant une partition rafraichissante comme une soirée de printemps, lumineuse comme un soleil de mai et virevoltante comme l’onde du vent sur les épis de blé vert. Aurait-il voulu s’attirer les bonnes grâces du public, sans pour autant l’aguicher, qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Sa musique n’est pas racoleuse, sa séduction vulgaire, elle a au contraire le charme enlevé d’une épaule nue et de  l’œillade furtive de quelque nymphe croisée au détour des allées d’un parc. La musique de Mondonville est une composition de l’immédiateté du plaisir, conjuguant verve mélodique et élégance rythmique, un enivrement guilleret provoqué par la profusion d’airs, menuets, danses, contredanses et autres chœurs dont il truffe sa partition, ravisant le public d’une musique perpétuellement inventive et enjouée, au risque, convenons-en à défaut de trop le souligner, de délaisser quelque peu l’avancée de l’argument.

Source : licence CC0 – Gallica / BnF

L’on ressent à son écoute un plaisir constant, et cela dès l’ouverture dont les cordes sonnent joyeuses et enlevées, champêtres et pétillantes. Un peu théâtrales et aux atours bien légers diront les plus chagrins, mais les charmes du printemps ne résident-ils pas aussi dans une certaine insouciance superficielle. Mondonville est originaire d’Occitanie, de Narbonne pour être tout à fait précis, et ces origines, à la fois éloignées des habitudes musicales parisiennes et proches des influences catalanes, semblent irriguer sa musique, souvent empreinte de vérisme, comme ces flûtes venant à de nombreuses reprises imiter le chant des oiseaux (Prologue, scène 3, scène 4 notamment). Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville, qui par la suite composa un opéra entièrement en occitan (Daphnis et Alcimadure en 1754, œuvre couronnée de succès malgré quelques critiques de Grimm dans le cadre de la Querelle des Bouffons et recréée en 2022 par les Passions sous la houlette de Jean-Marc Andrieu) enracine sa composition dans la musique populaire, multipliant les danses (à l’exemple de cette petite gigue introductive à l’air de Florine, Prologue, scène 4, ou de la chaconne de l’Acte III, scène 6) et les airs de tambourins (Prologue, scène 4, Acte I, scène 4), airs de divertissement aimables aux oreilles du public et occasion pour nous d’entendre des instruments rarement utilisés à l’exemple du tambourin à cordes (autrement dénommé tambourin du Béarn), du tambourin catalan ou encore du galoubet.

Ces introductions, non corrélées par de quelconques indications sur le matériel d’orchestre original, hélas perdues, s’insèrent cependant avec raison et harmonie au sein d’une partition instrumentale dans laquelle Mondonville allie légèreté des cordes et soulignement de ses lignes mélodiques aux vents (flûte et hautbois en particulier). Et comme le compositeur fut plus explicite sur l’utilisation de ses instruments spécifiques dans d’autres de ses compositions de la même époque, il apparaît judicieux de penser qu’il ait pu les introduire dans son effectif instrumental. Une composition aérienne donc, qui n’aurait que des accents pastoraux si Mondonville n’excellait aussi dans l’utilisation de ses chœurs, qui loin d’être omniprésents interviennent avec efficacité aux moments les plus judicieux, à l’exemple du mémorable et moraliste Profitez du Temps (Acte III, scène 6), scandé à la suite d’une marche introductive, rythmée et posée, comme une injonction, mais aussi un conseil, un appel à la relativité des turpitudes.

Un air de chœur quasiment « tubesque » dans une œuvre qui, si elle multiplie les arias pour de nombreux personnages, manque toutefois de véritables morceaux de bravoure, d’airs à récitals qui auraient pu aider à ce que l’œuvre entre dans les mémoires et traverse le temps. A trop les multiplier, Mondonville en oublie de laisser s’épanouir ses arias, trop souvent trop brefs pour retenir complètement l’attention. Pourtant la distribution composée par Alexis Kossenko ne manque pas de charme, et nous avons le plaisir d’y retrouver quelques solistes habitués des Ambassadeurs – La Grande Ecurie. Gwendoline Blondeel (que l’on retrouvait déjà dans la distribution du Zoroastre il y a deux ans ou plus récemment dans celle de Atys, déjà sous la direction de Kossenko), dans les rôles de Florine et de Thalie s’empare de ses personnages avec le naturel qui leur convient, rondeur dans ses notes, aigus clairs et non surjoués. Une composition toute en simplicité qui convient parfaitement à cette œuvre, champêtre et subtilement décalée. Hélène Guilmette, dans le rôle de Licoris, doit attendre le second acte de l’œuvre pour apparaître, mais pour d’entrée un très bel air, d’Un trait Flatteur (Acte II, scène 1) où se déploie, au service d’un très beau texte, toute l’expressivité de sa voix, comme elle saura aussi en faire preuve dans les passages, en récitatif ou en air de duo, qui l’allient à Apollon (aria je sens trop de plaisir, Acte III, scène 5 en particulier). Et soulignons au rang des interprètes féminines, les capacités transformistes d’Hasnaa Bennani, qui endosse pas moins de quatre rôles, une habitude chez elle (elle en comptait même cinq récemment dans le Télémaque & Calypso donné à Ambronay et Versailles), prompte à faire vivre ses personnages en quelques intonations et même si, avouons-le, la juvénilité de son timbre la rend, et c’est bien normal, peu convaincante dans le rôle si élégamment dénommé « une Vieille ». Côté masculin, nous retrouvons trois habitués du répertoire baroque et des interprétations des Ambassadeurs-La Grande Ecurie,le bouillonnant Mathias Vidal, qui dans le rôle d’Apollon trouve l’occasion de faire résonner le charisme de sa voix, qui n’est pas exempt d’une belle souplesse vocale, le rendant fort approprié à ce type de répertoire alliant puissance vocale et expressivité au service du déroulé de l’action. Mais c’est sans doute David Witczak qui dans le rôle central de Momus convainc le plus, omniprésent dans le premier acte et s’offrant quelques airs parmi les plus saisissants de l’œuvre (Précipitez vos eaux, Acte I, scène 1, ainsi que le mémorable et taquin  Dans le choix d’un amant, Acte I, scène 4), faisant de Momus un personnage d’une ambiguïté sur laquelle nous reviendrons.

Mais quel est au juste le sujet de ce Carnaval du Parnasse ? Si occupé à nous divertir et à nous régaler d’airs charmants, Mondonville semble peu s’en soucier, au risque d’ailleurs de sérieusement déséquilibrer la structure de son œuvre. La fin de l’Acte I, comme celui de l’Acte II sont entièrement dévolus à la musique (airs pour tambourins, menuets, intervention du chœur…) que le récit en pâtit quelque peu, et si l’on se laisse agréablement porter par le charme de la musique, l’esprit divague et perd d’horizon les personnages. A contrario, la densité du troisième acte (scènes 2 à 5) et la longue enfilade d’airs à la scène 6 (dix à la suite, instrumentaux ou chantés) semble voir notre compositeur un tantinet contraint de conclure son propos.

Disons simplement que deux couples tentent de fuir l’amour, refusant d’en être les jouets. Mais les dieux veillent et une fois nos rétifs aux sentiments déguisés au point de ne pas se reconnaître, ils succomberont mutuellement aux sentiments les plus tendres. Au final, l’histoire d’un éveil, d’un apprentissage, d’une jeunesse des plus banales. Une banalité de premier abord qui cache en fait un livret moins sage qu’il n’y parait et un auteur du livret dont la personnalité gagne à être dévoilée.  Pour son Carnaval du Parnasse Mondonville fait appel à Jean-Louis Fuzelier (parfois simplement mentionné Louis Fuzelier, 1674-1752), librettiste de la maturité ayant déjà connu quelques beaux succès. C’est en effet à lui que l’on doit le livret des Fêtes Grecques et Romaines de François Colin de Blamont (1723), premier exemple abouti de ballet héroïque, et aussi le livret des Indes Galantes de Rameau (1735). S’il est connu pour ses livrets d’inspiration mythologique (Le Caprice d’Erato, toujours pour Colin de Blamont, Les Amours des Dieux pour Jean-Joseph Mouret, opportunément suivi par Les Amours des Déesses pour Quinault), le Sieur a fourbi ses armes au théâtre de foire dès ses plus jeunes années (pour la Foire Saint-Germain, la Foire Saint-Laurent, puis l’Opéra-Comique), n’hésitant pas en cas de succès à écrire les parodies de ses propres œuvres, preuve de l’humour, du second degrés et de la capacité de détachement du personnage (avec quelques titres savoureux, Arlequin défenseur d’Homère ou encore Arlequin et Scaramouche vendangeurs). Comédie Italienne (où l’on remarque un Momus Exilé ou les Terreurs Paniques, avec une collaboration avec Jean-Joseph Mouret pour la partie musicale), ou Comédie-Française (où l’on remarque cette fois un Momus fabuliste, ou les Noces de Vulcain, collaborant cette fois avec Jean-Baptiste Quinault), la première s’avérant la parodie de la seconde. Pour son Carnaval du Parnasse, Fuzelier remet en scène une fois encore Momus[1], divinité avouons-le bien secondaire du panthéon grec, dieu de la raillerie et de la moquerie, ne cachant son goût de la bouffonnerie. Un personnage bien identifié du public, le personnage apparaissant aussi bien dans les Fêtes d’Hébé (Rameau, 1739) que dans le Platée de ce même Rameau (1745). Un Momus que Fuzelier associe dans Le Carnaval du Parnasse à Thalie, Muse de la Comédie (dont la représentation picturale par Jean-Marc Nattier en 1739 sert de pochette au coffret de l’enregistrement), amante d’Apollon, dont l’espièglerie et le goût du déguisement expliquent grandement le déroulement et les rebondissements joyeusement anarchiques du livret.

Un goût de la raillerie chez Fuzelier qui éclate dans le livret du Carnaval du Parnasse de la part d’un auteur qui la pratiqua parfois à ses dépends (on lui prête un séjour en prison pour quelques excès de plume), collabora avec Alexis Piron (auteur, notamment de Vasta, Reine de Bordélie que nous avions évoqué en ces pages), fit partie durant des décennies du très peu guindé Régiment de la Calotte, société carnavalesque plus connue pour son esprit de taverne et son art de la saillie que pour celui de la mesure, et doit même être rangé parmi les plus talentueux de ceux-ci, les poètes turlupins[2], noblesse autoproclamée de l’impertinence, railleurs par plaisir du bon mot de l’ordre établi (qui ne comptèrent jamais plus d’une dizaine de noms, mais dont l’art de la pique value à certain de séjourner en pension complète à l’hôtellerie du Château d’If bien avant Edmond Dantès[3]).

Ce joyeux et quelque peu foutraque Carnaval du Parnasse musicalement débridé, avec ces facétieux Momus et Thalie trouve donc son origine chez un librettiste à l’esprit frondeur, qui en cette fin de carrière (Le Carnaval du Parnasse est sa dernière œuvre répertoriée) tire sans doute profit de sa connaissance avérée avec Madame de Pompadour, à qui est dédiée est l’œuvre, pour ainsi s’insérer dans des collaborations de premier plan.

Un Parnasse qui fait sourire car finalement… l’action ne s’y déroule pas ! En effet, comme nous l’avons déjà souligné à l’occasion de nos articles sur le Zoroastre de Rameau ou à propos de l’Iphigénie en Aulide de Gluck, la géographie de la Grèce n’est pas le fort des librettistes. Le livret de Fuzelier mentionne en didascalie du premier acte que le théâtre représente le Mont Parnasse et la Fontaine d’Hipocrène (sic, Hippocrène avec une orthographe moderne rendant justice aux origines mythiques de celle-ci). Si le Mont Parnasse, au-dessus du sanctuaire de Delphes est l’un des lieux d’ébattement des Muses, la source Hippocrène, qui tire son nom de l’ailé Pégase qui l’aurait fait jaillir d’un coup de sabot ne se trouve absolument pas sur cette montagne, mais sur le Mont Hélicon, plusieurs dizaines de kilomètres au sud-est, lieu où une importante source, sur le flanc nord, est assimilée à la fontaine mythologique[4]. Hésiode lui ne se trompe pas, parlant bien dans sa Théogonie de Muses Heliconiennes. De même l’Acte II est mentionné comme se déroulant sur les bords du Permesse, fleuve prenant sa source sur le Mont Hélicon (notamment au niveau de la fontaine Hippocrène) et non sur le Parnasse.

Soulignons tout en la savourant cette bévue géographique et qu’elle ne nous empêche pas de savourer comme il se doit, c’est-à-dire avec la plus grande gourmandise ce Carnaval du Parnasse de Mondonville, chef d’œuvre d’une légèreté musicale toute italienne, savoureuse mosaïque de sensations d’une perpétuelle inventivité qu’Alexis Kossenko et son orchestre de la Grande Ecurie-Les Ambassadeurs ressuscitent avec brio, nous offrant une plongée remarquée vers une œuvre qui musicalement concentre les évolutions de son temps, reflet aussi de la flamboyance d’esprit et de l’impertinence de son librettiste. Une complète réussite.

 

                                               Pierre-Damien HOUVILLE

[1] Nous laisserons les lecteurs les plus curieux rechercher ce que furent au XIXème siècle les Sociétés Momus et se demander pourquoi une partie de La Bohême de Puccini, opéra fort recommandable bien que musicalement peu baroque, se déroule au Café Momus.

[2] Soulignons au passage qu’une lointaine réminiscence de l’esprit turlupin est sans doute à retrouver du côté de chez Georges Brassens qui dans Le Pornographe du Phonographe y fait une judicieuse référence, en chantant « Maintenant que mon gagne-pain, est de parler comme un Turlupin, je ne pense plus « merde », pardi, mais je le dis ».

[3] Guillaume Plantavit de la Pause, abbé de Margon. Notons qu’un autre turlupin, Pierre Charles Roy, fut exilé en 1717 pour avoir été le premier à ouvertement fustiger l’Académie Française dans Le Temple de l’Ignorance).

[4] Dans sa pièce L’Apothéose de Corelli (sonate en trio, 1724), François Couperin imagine Corelli accueilli par les Muses près de cette fontaine, que lui aussi place au Mont Parnasse.

 

Étiquettes : , , , , , , , , , , , Dernière modification: 4 août 2024
Fermer