Rédigé par 16 h 22 min Concerts, Critiques • Un commentaire

Director’s cut (Rameau, Zoroastre, Les Ambassadeurs-La Grande Ecurie, Kossenko – Théâtre des Champs Elysées, 16 octobre 2022)

Alexis Kossenko © Photo Aurélie Remy

Jean-Philippe RAMEAU
Zoroastre, tragédie lyrique en cinq actes sur un livret de Louis de Cahusac (recréation de la version inédite de 1749, en première mondiale)

Jodie Devos, Amélite
Véronique Gens, Erinice
Reinoud Van Mechelen, Zoroastre
Tassis Christoyannis, Abramane
Mathias Vidal, Abénis/Orosmade/une Furie
David Witczak, Zopire/Ahriman/un Génie/une Furie
Gwendoline Blondeel, Céphie/Cénide
Marine Lafdal-Franc, Zélise/une Fée/une Furie
Thibault Lenaerts, une Furie

Les Ambassadeurs-La Grande Ecurie
Chœur de chambre de Namur
Alexis Kossenko, Direction

Opéra en version de concert, Théâtre des Champs Elysées, dimanche 16 octobre 2022.

« Nous étions à Balkh, Mère de toutes les cités. » (Robert Byron, Route d’Oxiane)

Zoroastre fût-il le Frankenstein de Jean-Philippe Rameau ? Echappant à son créateur, l’œuvre fut marquée du sceau de l’ennui, attirant les foules à sa création en 1749, se ruant sur cette très attendue quatrième tragédie lyrique de son compositeur, pour ensuite, par effet de miroir déformant, la conspuer, monter une cabale confondant l’auteur et l’œuvre. « Long, sec, noir et dur », sentence sans appel renvoyant l’un et l’autre dans un commun purgatoire. Si l’annonce d’une nouvelle création de l’auteur de Dardanus et Hippolyte & Aricie fit se ruer le tout Paris au point que l’Abbé Raynal mentionna peiner à trouver une place, Rameau et son librettiste Louis de Cahusac (déjà auteur pour Rameau, en autre, des Fêtes de Polymnie et de Zaïs) durent au bout de quelques semaines et de vingt-cinq représentations retirer l’œuvre. Trop novatrice, peut-être, trop déroutante, surement. Malgré la renommée de son auteur, l’œuvre ne ressortit que sept ans plus tard, en 1756, entièrement remaniée, simplifiée, mise au goût du public. Composition mésestimée, le Zoroastre de 1749 devait connaître un destin des plus funestes. Tombée dans les limbes, elle n’était plus qu’une mention, même plus un souvenir, une œuvre momifiée attendant quelque archéologue de la musique osant en dérouler les partitions.

C’est dire que cette recréation est en soit un évènement, une version à nos oreilles forcement inédite d’une œuvre majeure de l’opéra baroque français. L’orchestre des Ambassadeurs-La Grande Ecurie sous la houlette du chef Alexis Kossenko, en partenariat avec le Chœur de Chambre de Namur et en accointance avec le Centre de Musique Baroque de Versailles et le Théâtre des Champs-Elysées s’aventure en des terres depuis longtemps honnis, prolongeant cette nouvelle première mondiale d’un enregistrement paru le 14 octobre dernier (chez Alpha) avec une distribution identique dans les rôles principaux.

Mais en quoi Rameau avait-il donc déplu ? Vers quoi s’était-il donc égaré pour ainsi s’attirer les foudres d’un public a priori acquis ? En tout. Le sujet tout d’abord. Délaissant les adaptations des mythes antiques, Rameau et son librettiste ressuscitent l’histoire et la vie du prophète persan Zoroastre, le Zarathoustra de Nietzsche et Richard Strauss, le Mage de Jules Massenet (1891). De la complexité théologique mazdéenne il ne garde que les traits les plus saillants, le dualisme entre les forces du Bien et des Ténèbres, nimbant son propos de références merveilleuses (Abramane offrant à Erinice la moitié de sa baguette magique, Acte I, tremblement de la terre sous l’action des forces obscures, Acte I et Acte V) ou encore assimilation de Orosmade à un Être Supreme promis à un bel avenir (le ténor Mathias Vidal, très convainquant). Autant d’aspects conférant à l’œuvre une aura franc-maçonne, au symbolisme ésotérique assez dans l’air du temps (et bien avant La Flûte Enchantée de Mozart), mais dont l’éloignement culturel s’érigea indéniablement comme un rempart entre l’œuvre et son public. Rameau bénéficiait pourtant d’un engouement culturel pour la Perse, après la diffusion des relations de Jean Chardin et Jean-Baptiste Tavernier dans l’empire, et après le succès des Lettres Persanes de Montesquieu (1721).

Reinoud Van Mechelen © Photo Senne Van der Ven

La musique dans le Zoroastre de Rameau déroute aussi le spectateur, le compositeur abolissant l’habituel prologue au profit d’une ouverture quasi programmatique, déjà opposition entre forces du Bien et des Ténèbres, avant l’esquisse de la renaissance de l’espoir. Quel plaisir que d’écouter Alexis Kossenko entamer cette partition, tout en souplesse, habile à se jouer d’un orchestre aux effectifs conséquents, composé notamment d’un nombre inhabituel de flûtes, bassons et hautbois (4 à chaque fois), avec flûtes à l’avant de l’orchestre. Le relief entre l’orchestre des Ambassadeurs – La Grande Ecurie et les chœurs du Chœur de chambre de Namur s’avère d’une implacable et horlogère précision et transparaît déjà tout l’art de l’entremêlement de Rameau, qui âgé de soixante-six ans au moment de la première représentation, démontre la maturité de son art, accordant orchestre et chœur dans un maelström puissant d’émotions avant même les premiers airs des solistes. Une ouverture qui pour être novatrice, par bien des aspects en avance sur son temps, pu dérouter la frange la plus conservatrice du public de l’époque.

Déroutants furent sans doute aussi les choix narratifs du livret, le héros éponyme étant complètement absent du premier acte, Abramane, aspirant au trône (campé avec la même imposante présence vocale que la semaine précédente dans Iphigénie en Aulide par le baryton Tassis Christoyannis) forgeant un pacte maléfique avec Erinice, amoureuse délaissée de Zoroastre, plaine de rancœur. Véronique Gens dans le rôle d’Erinice partage avec Abramane les plus beaux airs de ce premier acte, en particulier lors de la deuxième scène (« Dieux terribles, Dieux tout puissants… ») où la soprano déploie toute la palette de sa voix, émouvante de présence et de conviction, de détermination sereine et assurée, à l’aspect parfois menaçant, posant les fondements de ce premier grand rôle féminin de l’œuvre, alors que les chœurs reprennent un sombre “Unissons nos fureurs, Goûtons les douceurs / D’une vengeance éclatante”. Et les grondements souterrains d’annoncer l’enlèvement d’Amélite (lumineuse Jodie Devos, dont la voix gracile et malléable lui permettra de s’adapter à tous les registres du rôle, parfois timide et apeurée, soudain déterminée et combative), promise de Zoroastre sur ordre de la jalouse Erinice.

Ne faisant son entrée que dans un deuxième acte déjà bien entamé Zoroastre campe un prophète pour le moins singulier, semblant souvent balloté entre un amour personnel et sincère pour Amélite et la nécessité morale de combattre l’emprise d’Abramane sur le peuple du royaume de Bactriane (actuelle région de Balkh, au nord de l’Afghanistan, près de Mazar-e chârif). Reinoud van Mechelen, reprenant là un rôle créé par Pierre de Jélyote (1713-1797) auquel il a consacré un album récent (chez Alpha et chroniqué en ces pages) propose un Zoroastre profondément humain, dépouillé de ses oripeaux mystiques, ne versant jamais dans une grandiloquence artificielle ou un maniérisme racoleur. Il y a chez Reinoud van Mechelen comme dans ce Zoroastre l’élégance tout en simplicité et en maîtrise des grandes œuvres et des grands interprètes, faisant du baroque l’antithèse du débordement.

Les Monts Taurus (en turc Toros Dağları, en kurde Çiyayên Torosê, en grec ancien ὄρη Ταύρου) – Source : Wikimedia Commons

« Balkh, ville aujourd’hui morte dans cette plaine de l’Amou-Daria… » (Ella Maillart, La voie cruelle)

Après un deuxième acte que Cahusac et Rameau placent dans un vallon aux pieds du Mont Taurus dans l’Hindoustan, soit une approximation assez artistique de la géographie, le Mont Taurus se situant dans l’actuelle Turquie, il faut bien reconnaître que les troisième et quatrième actes ne font guère avancer l’intrigue, semblant quelquefois se noyer dans un substrat référentiel âcre, une lutte un peu austère et d’un manichéisme caricatural des forces du bien et du mal. Sans doute ces aspérités de la composition sont-ils à la source du profond remaniement de l’œuvre par Rameau, mais d’un point de vue purement musical, reconnaissons que là où se dilue l’intrigue se forge la partition. Rameau semble malicieusement profiter d’un livret qui patine pour truffer sa partition de grands airs de divertissements faisant la part belle aux chœurs et aux danses. Ce sont de parfaits airs ou s’épanouissent flutes et violons dans une ode virtuose à la légèreté tout à fait ramiste, tout comme les ballets figurés du ténébreux acte IV sont aussi l’occasion d’une belle démonstration des imprécations possibles de l’orchestre et des chœurs dans un beau déchainement de forces. Il y a donc dans ce Zoroastre dans sa version initiale, au-delà de l’originalité parfois déconcertante du livret un pur plaisir de la musique de Rameau à redécouvrir.

Mais Rameau sait également donner une couleur particulière à chacun de ses actes et le cinquième sera celui du triomphe de Zoroastre, acclamé par le peuple et, après un dernier revers d’Abramane, épousant Amélite. Rameau faisant du prophète zoroastrien le chantre de l’égalité entre l’homme et la femme et d’un peuple s’affranchissant du jouc tyrannique déconcerte en cette aurore du second dix-huitième siècle, encore timide sur ses Lumières et nous pourrions sourire de voir dans cet opéra un exemple à charge des fondements maçonniques du ferment révolutionnaire et démocratique. Mais ne digressons pas et saluons plutôt comme il se doit cette recréation d’un opéra majeur de Rameau dans lequel excelle son art de la composition et servi ce soir par une distribution éblouissante, transportant le spectateur peut être moins dans la lointaine Bactriane qu’au cœur de ce que l’opéra baroque français produit de plus exaltant.

 

                                                           Pierre-Damien HOUVILLE

 

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