Marc’Antonio ZIANI
La Morte vinta sul Calvario (Sepolcro, Vienna, 1706)
Dagmar Saskova, la Foi, soprano
Capucine Keller, L’Âme d’Adam, soprano
Maximiliano Banos, La Mort, alto
Vincent Bouchot, La Nature Humaine, ténor
Yannis François, Il Demonio, baryton-basse
Les Traversées Baroques
Etienne Meyer & Judith Pacquier, direction
1 CD digipack, Accent, 2024, 73′
Le concert accompagnant le lancement du disque, en mars dernier en l’église des Blancs Manteaux, avait été pour les Traversées Baroques l’occasion de nous faire découvrir la puissance évocatrice et la majesté de cette Morte vinta sul Calvario de Marc’Antonio Ziani, loin d’être le compositeur baroque le plus courant à nos oreilles. Une surprise hautement agréable dont nous nous étions ici même fait l’écho.
L’enthousiasme allait-il perdurer et une fois tu l’écho de l’œuvre sous les voutes ? Le charme opérerait-il toujours à l’écoute de l’enregistrement, reprenant à quelques ajustements près (Vincent Bouchot tient sur ce disque le rôle de la Nature Humaine, porté par François Nicolas Geslot lors du concert) la distribution du concert ? Cet oratorio nous transcenderait-il toujours ?
Mais commençons par être précis et au terme par trop générique d’oratorio, préférons celui de Sepolcro, à la fois plus évocateur et recouvrant mieux la réalité de cette œuvre, typiquement viennoise, au contraire de ce que sous entendent les connotations italiennes du nom du compositeur. Se distinguant de l’oratorio, genre avec lequel il est souvent associé, le Sepolcro embrasse une thématique presque exclusivement allégorique et centrée sur le moment de la Passion du Christ, ou du moins des jours qui l’entourent (au sens le plus large, entre l’arrestation de Jésus et sa résurrection) et un effectif instrumental plus développé que pour l’oratorio, embrassant en cela une volonté affichée de solennité et de puissance expressive dans les sentiments qui vont être mis en musique par le compositeur. Un genre qui au contraire de l’oratorio était le plus souvent donné en costumes et avec un décor, traditionnellement au moment des fêtes de la semaine Sainte (et surtout le Vendredi Saint), comme un pas de côté à la frontière entre musique religieuse et mis en scène opératique. Une musique viennoise, mais toujours donnée en italien, à quelques rares exceptions près. Une œuvre composée pour accompagner la liturgie, mais qui s’en émancipe pour atteindre une véritable autonomie musicale, s’épanouir comme un spectacle mis en scène, une œuvre de théâtre sacré, où sur le principe de la disputatio les caractères allégoriques échangent et rivalisent, jamais vainement, mais au contraire pour replacer le fidèle au cœur de sa réflexion religieuse, les Jésuites, grands artisans de la promotion de ces œuvres, y voyant un moyen de recentrer l’attention des fidèles à leurs yeux trop enclins à verser vers des distractions quasi démoniaques, notamment théâtrales, très en vogue dans la Vienne du début du dix-huitième siècle. Une œuvre à écouter pour ses qualités musicales propres, sans pour autant oublier que le genre fut aussi un instrument de diffusion de la pensée de la Contre-Réforme, aspect auquel la politique, par bien des aspects coercitive des Habsbourg, est attachée.
Et de qualités musicales la Morte vinta sul Calvario de Marc’Antonio Ziani n’en manque pas. A commencer par l’ouverture, qui d’emblée marque par son ampleur sa solennité, inscrivant l’œuvre dans une dimension par essence mortuaire et sépulcrale, imposant l’atmosphère de la partition dans une dimension à la fois allégorique et introspective qui jamais ne quittera l’auditeur. Soit une opposition, une quasi joute oratoire entre le Démon, instigateur des péchés et se réjouissant par essence des tourments et de la mort du Christ, et de la Mort qui seule se veut décideuse du rappel des âmes. La Nature Humaine, au beau milieu de ce duo vient tempérer les ardeurs funestes, adoptant une figure plus protectrice, s’attristant de la destinée du Rédempteur. Quatrième protagoniste avec la figure de la Foi qui vient contrarier les affirmations du Démon, comme une espérance, une promesse dans un avenir ouvert à la rédemption et à la félicité. Dernière figure, moins évidente mais tout aussi essentielle, celle de l’Âme d’Adam, incarnant symboliquement la sagesse du premier des Hommes, dans une dimension consolatrice et vient soutenir la Nature Humaine dans ses défaites ou de ses demi-victoires.
Mais ne nous y trompons pas, il n’est pas forcément besoin d’apprécier les subtilités allégoriques des personnages pour goûter tout le sel de cette œuvre, tant elle est musicalement riche, notamment par un enchaînement d’arias qui font de ce Sepolcro une partition dense, presque fougueuse, où les interventions des figures religieuses sont enchâssées dans une durée relativement restreinte (à peine plus d’une heure).
Si les récitatifs, souvent brefs, sont riches de leur expressivité, à l’exemple du très beau récitatif en duo entre la Foi et la Nature Humaine en milieu d’œuvre (E tu Dolce del Ciel) où les voix de Vincent Bouchot et de Dagmar Saskova s’accordent à merveille, tantôt se répondent et tantôt s’allient dans une belle harmonie, c’est bien pour la beauté de ses arias que l’œuvre se distingue, Marc’Antonio Ziani s’appliquant à composer sa partition avec une alternance quasi parfaite entre récitatifs et duos, quand il ne décide d’enchainer ces derniers, le Ei, che d’essere la vita (dans lequel la voix posée et la gravité impériale de Maximiliano Banos trouve son contrepoint dans le cornet de Judith Pacquier, venant fluidifier et aérer l’ensemble dans un arrangement tout à fait approprié) précédant immédiatement la réponse de la Nature Humaine (le ténor Vincent Bouchot, complice régulier des Traversées Baroques et dont la voix posée et mature convient à la sensibilité du personnage), avec son Misera Umanita, comme l’expression de visions opposées de la vie, dans ce qui apparait comme un enchainement marquant de la première partie de l’œuvre et le symbole d’une œuvre qui tant musicalement que textuellement s’avère du plus grand intérêt.
Une Nature Humaine à laquelle s’attache visiblement Marc’Antonio Ziani, lui réservant quelques-uns des plus beaux airs de l’œuvre, à l’exemple de Quel dolor, au titre pour le moins transparent et exprimant toute la violence intérieure des sentiments ressentis par le personnage, la Nature Humaine exprimant dans ce court aria sa douleur que la force libératrice du Christ soit inaliénable de sa propre souffrance (Ma so ancor che tutto il sangue gli costo mia liberta…je sais que ma liberté lui a coûté tout son sang).
Mais s’il nous faut encore souligner la justesse des sentiments exprimés par Capucine Keller, autre habituée des Traversées Baroques (dans le rôle de l’Âme d’Adam, et malgré un texte assez ténu), c’est bien le Démon qui dans cette œuvre endosse les airs les plus marquants, les plus puissants, ceux d’une fougue colérique par moments pétrifiante. Yannis François, dont nous avons à plusieurs reprises mentionné en ces pages les qualités vocales et les talents de dénicheurs de pépites musicales (pour Jeanine de Bique notamment) s’approprie avec conviction le rôle, délivrant d’entrée un Ho gia vinto puissant et structuré, richement orné d’archets et de bassons, où sa voix de baryton-basse en impose, révélant notamment une très belle projection. Une voix qui au-delà de ses qualités intrinsèques, sait se déployer et se montrer d’une belle sensibilité, à l’exemple du duetto avec la Mort constitué par le Vil che sei en milieu d’œuvre, avant de retrouver toute sa majesté dans le musicalement plus complexe aria Cosi fa spendor, imposant tout le charisme dont est capable son interprète.
Une œuvre magistrale et pour notre plus grand plaisir ressuscitée par les Traversées Baroques, dont les précédents enregistrements nous avaient déjà démontrés la capacité à s’approprier un répertoire souvent peu connu mais d’une richesse musicale indéniable. Un Sepolcro en tous points séduisant, nous laissant nous étonner que son compositeur ne soit lui pas encore plus ressorti du Purgatoire des compositeurs délaissés.
Pierre-Damien HOUVILLE
Technique : enregistrement clair et équilibré.
Étiquettes : Banos Maximiliano, Bouchot Vincent, Keller Capucine, Les Traversées Baroques, Marc'Antonio Ziani, Meyer Etienne, Muse : or, musique religieuse, oratorio, Pacquier Judith, Pierre-Damien Houville, Saskova Dagmar, Vienne, Yannis François Dernière modification: 4 août 2024