Rédigé par 15 h 48 min CDs & DVDs, Critiques

Hominem te esse memento (Trionfo Romano, Corelli, Melani, de Negri, Exit & Hemiola, Resche-Caserta – Château de Versailles Spectacles)

“Rome a été sa nourriture et sa paralysie.”
(J. Le Goff, La civilisation de l’Occident médiéval)

Trionfo Romano
Fête romaine en l’honneur de Louis XIV

Arcangelo CORELLI (1653-1713)
Strepiti sonori (extrait de l’oratorio Santa Beatrice d’Este)
Sinfonia grande con le trombe (extraits de Concerti Grossi de l’opus 6)
Sonata soavissima (extrait de la sonate op.2 n°7 jouée en Concerto Grosso)
Sinfonia mesta per i violini (extraits de la sinfonia d’ouverture de Santa Beatrice d’Este et du Concerto Grosso opus 6 n°8)
Sonata con l’eco (sonate opus 1 n°9, jouée en concerto grosso)

Alessandro MELANI (1639-1703)
Cantata per la sera con sinfonie, sur un livret attribué à Giuseppe de Totis (avec des extraits de la Sonate opus 2 n°1 de Corelli)

Arcangelo CORELLI
Sinfonia maestosa con ogni stromento (extraits des Concerti Grossi opus 6 n°4 & 7)

Emmanuelle de Negri, soprano
Ensembles EXIT & Hemiola

Direction et violon solo Emmanuel Resche-Caserta

Un CD digipack enregistré en juin 2021 au Château de Versailles à la suite d’un concert donné sur le péristyle du Grand Trianon, 64′ 13, 

 

Voici un enregistrement superbement intéressant, puisqu’il donne à entendre – presque à voir – les fastes corelliens dans toute leur pompe, et reconstituer le chaînon manquant d’un voyage d’Italie handélien qui goûta sans doute ces somptuosités orchestrales et les conserva en tête pour ses musiques d’eau et de feu… Mais nous pêchons par ellipse, et revenons à la Rome de 1686-1687. La Place d’Espagne (sise en quartier français mais qui tient son nom de l’Ambassade d’Espagne près le Saint-Siège installée là en 1620) dispose déjà de la belle barcaccia de Pietro Bernini (le Père, pas Le Cavalier Bernin qui est le fils) mais l’imposant escalier bien connu de nos touristes n’a pas encore été construit et l’on monte encore par une colline boisée du Pincio vers l’Eglise de la Trinité-des-Monts érigée par Louis XII. Tout ceci pour camper sommaire le cadre des fêtes des 12 mai 1686 (célébrant la révocation de l’Edit de Nantes) et 20 avril 1687 (rétablissement de la santé du Roi après l’opération de la fistule dont on taira l’endroit), relatées par le cosmographe vénitien Coronelli dans sa Roma festiggiante nel monte Pincio. Ces deux évènements servent de fil conducteur à Emmanuel Resche-Caserta, premier violon des Arts Flo, pour cette évocation bouillonnante d’un Corelli encore davantage étoffé dans sa version de plein air, convoquant trompettes et timbales. Encore davantage, car l’on sait que l’orchestre corellien était déjà très fourni, comme en témoigna Muffat, ce que confirment les livres de compte des cardinaux Pamphili ou Ottoboni, lorgnant amplement vers les 30-40 exécutants ce qui autorise dans les concerti grossi des effets de contrastes et de texture saisissants. 

Pour cette “Revocation Music” à la martiale verdeur, le chef s’est donc adjoint les services cuivrés du nec plus ultra en matière de trompettes naturelles, grâce à 3 copies d’un modèle de 1650 de Wolf Birckholtz, servies par Jean-François Madeuf (interview à venir sur la facture de la véritable trompette d’époque), Pierre-Yves Madeuf et Jean-Daniel Souchon. Et à ceux trop habitués à l’orchestre à la française qui s’étonneraient d’une masse de cordes sans hautbois ni bassons, la reconstitution des pupitres est bien conforme à la typologie de l’orchestre corellien, avec énormément de violons, altos, violoncelles, contrebasses et archiluths, masse dynamique et virtuose, précise et robuste que la réunion des Ensembles EXIT & Hemiola campe avec ardeur.

Mais avouons qu’au-delà de la prouesse musicologique, des ors rutilants, des réjouissances jubilatoires, de l’excitation échevelée et de l’extraordinaire divertissement, malgré l’intelligence du propos et l’exigence de la restitution, nous avons souvent regretté la version “ordinaire” de ces concerti grossi revisités : cet enregistrement dynamique et coloré, jouissif et à la verve communicative, très contrasté, aspire au spectacle visuel, au grand air, au grand monde, se languit de ses feux d’artifices, des cortèges de princes et de marquises, bande-son un peu vaine de mondanités évanouies.

A cet égard, la réussite est totale, et c’est presque un tableau musical, une fresque de propagande monarchique décoiffante qui se déroule sous nos oreilles. Les sinfonie reconstituées à partir de fragments des Concerti Grossi opus VI jouent habilement sur des traits violinistiques endiablés et virtuoses, ponctués des hourrah portés par les cuivres d’époque (et leurs charmants défauts d’intonation). Les constantes dilatations et accélérations des tempi, très marquées (ce que Muffat relate également) ne compense pas un défaut structurel à cette téméraire entreprise : l’irruption des cuivres, qui altèrent non seulement le spectre sonore, mais également les articulations, transforme l’arc mélodique, recrée un discours davantage poussif, plombé, comme retenu par une monumentale verticalité (malgré notre fort penchant pour les trompettes, on aurait finalement dû les cantonner à des sonneries introductives tant elles sont présentes), segmente l’interprétation qui en ressort déformée, empâtée. Le trait est souligné, épais, tonitruant, rabelaisien ; la lumière corellienne, les états d’âme impressionnistes laissent place à une machinerie curiale bien rodée mais qui laisse peu de place à la suggestion.

Il suffit de comparer les mouvements retravaillés avec les versions originales dans l’enregistrement séminal de l’Ensemble 415 avec Chiara Bianchini (Harmonia Mundi) pour que se fasse jour cette dichotomie : prenons les trois mouvements des Vivace – Allegro – Adagio extraits du concerto da chiesa n°7 en Ré majeur qui en moins de 3 minutes passent d’affect en affect, du solennel grave à la virtuosité presque vivaldienne, noue et dénoue les oppositions entre soli et tutti, créé des textures mariées à une clarté mélodique épurée. La lecture revisitée Place d’Espagne se contente d’empiler les contrastes et les “bruits de guerre”, en une machinerie diablement efficace mais peu subtile (et par là même tout à fait adaptée aux conditions d’exécution de plein air). Idem, l’ Adagio – Allegro – Adagio du fameux concerto n°8 en sol mineur (fatte per la notte di Natale), merveille de lyrisme solaire, y perd ici cette once de tendresse et de sensualité pudique, au profit encore une fois de contrastes intenses et nerveux.

Arrêtons-là le jeu des comparaisons, et passons même sur la cantate de Melani, malgré la prestation dramatique d’Emmanuelle de Negri, compositeur toujours aussi dispensable que lors de l’exhumation de son “All’armi, Pensieri” avec Judith Nelson (Harmonia Mundi). Qu’on nous permette simplement de citer en guise de conclusion Emmanuel Resche-Caserta lui-même, qui écrit très justement dans ses notes de programme que “toucher à la musique de Corelli, la déconstruire, lui ajouter des parties, peuvent être considérés comme des sacrilèges. Et en un sens, cette opinion est légitime: l’opus VI de Corelli est un chef-d’oeuvre auquel nous vouons une admiration absolue. Mais c’est un chef d’oeuvre qui fut destiné à l’édition [NrlR : parue un an après la mort du compositeur à Amsterdam en 1716], dont la dimension testamentaire était manifeste et qui n’était peut-être pas si représentatif des compositions d’exécution des sinfonie à grands effectifs du vivant de Corelli”. Tout est dit. Il en va de cet enregistrement expérimental passionnant comme des lanternons ajoutés par le Bernin au Panthéon et que les Romains surnommèrent les “oreilles d’âne” : même un grand artiste peut s’égarer dans le superflu. 

 

Viet-Linh NGUYEN

PS : ce programme sera redonné en clôture le 28 août au Festival de la Chaise-Dieu en ‘Abbatiale Saint-Robert.

Technique : excellente prise de son, réverbérée et équilibrée à la fois, très dynamique et rendant justice à la somptuosité des timbres et des effectifs.

Étiquettes : , , , , , , , , Dernière modification: 15 août 2022
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