« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » (L’Évangile selon Saint Jean 1, 1-18)
Jean Baptiste LULLY (1632-1687)
Te Deum
Exaudiat Te Dominus
Jacques Danican Philidor (1657-1708) : Marche des Timbales faite par Philidor Cadet
André Danican Philidor (1652-1730) : La Marche Royalle
Les Pages & les Chantres du CMBV
Les Epopées
Direction Stéphane Fuget
1 CD digipack, Collection Grands Motets n°9, Château de Versailles Spectacles, 2024, 68’24.
Hélas, les meilleures choses ont une fin, et avec ce 4ème et dernier volume, Stéphane Fuget achève sa remarquable intégrale des grands motets de Lully, seule véritable intégrale d’ailleurs (puisque l’effort d’Hervé Niquet omettait le Jubilate Deo, sans doute pour tenir en trois disques chez Naxos). Les volumes de Château de Versailles Spectacles ne suivaient pas les œuvres par ordre chronologique ; toutefois, conserver ce fameux Te Deum pour les adieux, en acmé du projet, était logique, puisque c’est en répétant son exécution à l’église parisienne des Feuillants fin 1686 ou début 87 que le Surintendant s’asséna son mortel coup de canne.
C’est un immense plaisir – et un immense paradoxe – de retrouver Stéphane Fuget et les Epopées dans ces grands motets : alors que nous avouons quelques réserves à sa lecture trop maniérée des tragédies lyriques lullystes (la récente Alceste du TCE aux récitatifs trop ornés), insuffisamment dramatiques et trop précieuses, sa vision des grands motets est paradoxalement d’une splendeur théâtrale, d’une poésie colorée, d’une attention au mot tout à fait fascinantes. Plus que des grands motets curiaux, Fuget fait de Lully un digne successeur des histoires sacrées de Carissimi voire du parlar cantando du début du baroque. Parvenir à un tel résultat avec le sacro-saint Te Deum de 1677 est d’autant plus ardu qu’il relève du premier âge du grand motet, aux sections très brèves et constamment enchâssées les unes avec les autres : pas de grand récit, d’arioso, de chœur fortement délimité dans ce flot continu, d’une richesse et d’une complexité inspirées.
Ses devanciers avaient choisis de privilégier une homogénéité vive et fluide (Niquet chez Naxos), une fresque lumineuse moirée mais aux chœurs moins massifs et moins fervents (Vincent Dumestre, chez Alpha), un trop-plein d’élan (Alarcon, toujours Alpha). Fuget sculpte les récits, soigne les chromatismes presque mot à mot, suspend souvent la mesure dans des mélismes qui virent aux leçons de ténèbres, insère de très nombreux ornements, fidèle à sa manière (l’on avouera notre incompétence à détailler exactement cet art si délicat (Montéclair distinguait 18 « agréments principaux » dans le chant : « Le Coulé, Le Port de Voix, La Chûte, l’Accent, Le Tremblement, Le Pincé, Le Flatté, Le Balancement, Le Tour-de Gosier, Le Passage, La Diminution, La Coulade, Le Trait, Le Son filé, Le Son enflé, Le Son Diminué, Le Son glissé, et le Sanglot« ). Ces ornements sont sertis avec abondance mais goût, soulignant à chaque fois le propos, et ne servant jamais le narcissisme du chanteur : il suffit de suivre le texte latin pour saisir l’adéquation fine de la ligne mélodique avec les émotions et affects.
Les Pages et les Chantres du CMBV, agiles et changeants, dignes d’un coryphée, deviennent personnage à part entière. De cette masse solennelle et inéluctable émerge le petit chœur et les solistes. Fuget, en chef de chœur, a résolument placé l’emphase sur le grand chœur, davantage que sur les échappées solistes conférant une grande force spirituelle et sonore à l’oeuvre. Pris individuellement, certains passages peuvent surprendre avec un bonheur inégal du fait des distorsions de tactus, des tempi très mouvants, d’une sorte de swing permanent avec des suspensions soudaines d’autant plus remarquables à diriger avec des effectifs si étoffés.
Mais revenons au commencement : l’enregistrement s’ouvre sur une séquence de magnificence belliqueuse, de pompe majestueuse. Voilà de tonitruants cuivres, un prélude de timbales de Philidor et une marche très martiale ajoutés avant le premier mouvement. Et puis le Te Deum débute et l’on est happé par l’engagement du chœur à cinq parties, très soudé, aux pupitres d’une compacité d’airain, aux voix de dessus très présentes, et avec quelques tremblements ou ports de voix qui font déjà la différence.
L « incessabili voce proclamant » se révèle un brin lourd, roboratif, presque laborieux : on comprend ensuite que l’effet un peu forcé est voulu pour que le « Sanctus sanctus Dominus Deus Sabbaoth » en soit d’autant plus triomphal, avec des explosions chatoyantes de véritables trompettes naturelles (avec Jean-François Madeuf, Pierre-Yves Madeuf ou encore Gilles Rapin). Cet exemple illustre déjà toute la différence avec la version de référence du Concert Spirituel : là une lecture fluide excitante, plus compressée, plus aérée, plus musicale ; ici une exégèse du mot, une puissance terrienne, une sève de jésuite commentant chaque verset doublé d’un bouillonnement orchestral insistant davantage sur les textures que sur les lignes. Le « Patrem immensae majestatis » est presque visuel tant le phrasé est flottant et éthérée, presque liquide, le « Sanctum quoque Paraclitum Spiritum » le prolonge avec une aisance où les violons osent quelques réminiscences d’Italie, d’une nostalgie voilée, en une triple supplique. Le continuo et l’accompagnement orchestral traités comme des parties prenantes au drame sont magnifiques : le traitement du « Tu devicto mortis aculeo », particulièrement audacieux et réussi, est est la parfaite illustration : pour évoquer la mort, voici des arpèges de clavecin et un orgue très présent au continuo (Marie Van Rhijn à ce dernier), hautbois pincés, bassons descendants funèbres dans un effet pré-ramiste (loin des sonorités martiales du début). Les désagréables chromatismes sont assénés, presque avec dégoût, avant que la ligne des hautbois ne remonte de manière optimiste versle « regna caelorum », et que les chatoyantes couleurs du « Tu ad dexteram Dei sedes » grandiose et généreux ne dévoilent toute la splendeur des cieux. Tout est dit. Il y a de la Renaissance et du théâtre dans ce Lully-ci, presque dansant et brutalement incisif dans le « Judex crederis esse venturus ».
Hélas, le livret ne nous permet pas individuellement de distinguer les solistes précisément à chaque section, mais parmi ceux-ci il nous a semblé reconnaître à leur voix quelques favoris : le dessus lunaire et dynamique de Claire Lefilliâtre, la voix claire de Camille Poul, le superbe haute-contre de Clément Debieuvre très noble, la taille sensible de Cyril Auvity, légèrement plus nasal qu’à l’ordinaire, mais si nuancé dans les récits.
On passera plus rapidement sur l’Exaudiat te Domine, son premier mouvement printanier jubilatoire (qui ne figure pas même sur la page de titre du disque) car le Florentin était moins inspiré : la composition est davantage monochromatique, d’une énergie souriante, d’une orgie de couleurs (ah, les petites flûtes) que des mouvements de douce et rassérénante plénitude viennent ponctuer, notamment le lancinant « Tribuat tibi secundum ». C’est très beau, mais l’on atteint pas les sommets du Te Deum, dont nous n’avions jamais jusqu’ici écouté une rendition aussi détaillée, aussi précise, aussi complexe, qui n’est pas la plus aisée ou les plus séduisante à entendre, mais sans nul doute la plus exigeante, la plus profonde et la plus fidèle au verbe donnée à ce jour. Grandiose.
Viet-Linh Nguyen
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