Christoph Willibald Gluck (1714-1787)
Echo & Narcisse, drame lyrique en un prologue et trois actes sur un livret de Jean-Baptiste-Louis-Théodore de Tschudi
d’après Les Métamorphoses d’Ovide, créé à l’Académie royale de musique de Paris en 1779
Adriana Gonzalez, Echo
Cyrille Dubois, Narcisse
Myriam Leblanc, Amour
Sahy Ratia, Cynire
Cécile Achille, Eglé
Adèle Carlier, Aglaé
Laura Jarrell, Thanais
Lucie Edel, Sylphie
Le Concert Spirituel
Hervé Niquet, direction
Digipack 2 Cds, Château de Versailles Spectacles, enr. 2023, 101′
La facilité nous mènerait à écrire que cette œuvre eut un bien faible écho à sa création, en 1779. Ne refreinons pas notre penchant et ajoutons que cette œuvre du Chevalier Gluck reste principalement connue pour avoir hâté le retour du compositeur à Vienne. Blessé par l’insuccès notoire de cet Echo & Narcisse sur la scène de l’Académie Royale de Musique à la rentrée de la saison 1778/1779, le compositeur fit ses malles. Hervé Niquet confesse d’ailleurs dans l’introduction du livret avoir dans un premier temps hésité à se pencher sur cette partition tombée dans les limbes et à la pâle réputation, même si une première exhumation charmante avait été réalisée par René Jacobs, il y a de cela déjà plus de trente-cinq ans (avec le Concerto Köln, Harmonia Mundi, 1987).
Gluck, avait été auréolé de ses succès sur les scènes françaises, en particulier son Orphée et Euridice (1762, créée initialement à Vienne), Iphigénie en Aulide (créée à Paris en 1774), Armide (1777) et quelques mois avant Echo & Narcisse, Iphigénie en Tauride, au printemps 1778. Au total, pas moins de huit œuvres données en France 1774 et 1778, les partitions de Gluck, subtile équilibre de classicisme allemand mâtiné d’influences italiennes contribuant à renouveler profondément le genre de l’opéra par son esthétique naturaliste et offrant au public de nouvelles sonorités et un nouveau langage plus direct.
Fallait-il laisser dériver la partition de cet Echo & Narcisse sur les eaux tumultueuses du Styx ou de l’Achéron, qui ne tint que douze représentations à sa création et qui bien que retravaillée connaîtra de nouveau la défiance du public en 1780 avant de se voir paré d’un embryon de reconnaissance lors des représentations données en 1781 rue Bergère, au Théâtre des Menus-Plaisirs, suite à l’incendie de l’Opéra ? La parution de ce nouvel enregistrement attise notre curiosité et nous offre l’occasion de nous pencher sur les incompréhensions entre les compositeurs et leur public.
Car là réside sans doute la clé de l’insuccès de Gluck avec cet Echo & Narcisse. Le Viennois, qui avait enchanté le public avec une dramaturgie resserrée, privilégiant l’action des personnages, veut avec sa dernière création rendre hommage à la pastorale héroïque, genre typiquement français qu’il affectionne. Pour conter les amours contrariés d’Echo et de Narcisse, il s’adjoint les services du librettiste Jean-Baptiste-Louis Théodore de Tschudi (1734-1784, parfois orthographié « Tschoudi »), personnage en lui-même romanesque, ayant embrassé un temps des fonctions militaires, avant de se consacrer à la botanique (domaine dans lequel il acquiert une véritable notoriété), à la littérature (son Hymne à l’Amitié reste une belle curiosité) et donc aux livrets (Les Danaïdes, également pour Gluck, 1784). Pour l’œuvre qui nous intéresse, le Baron de T (ainsi est-il mentionné en frontispice de la partition) s’inspire assez librement des Métamorphoses d’Ovide et des amours fluctuantes entre Echo et Narcisse, n’hésitant pas à en réécrire bien des aspects (notamment en réévaluant le rôle d’Echo), tout en concluant son livret par un « happy end » n’existant dans aucune version du mythe initial (et cela malgré que les versions du mythe soient fort nombreuses et parfois divergentes entre elles).
Mais ne nous attardons pas outre mesure sur les inspirations du livret et revenons à la partition. N’en déplaise aux détracteurs de l’œuvre, elle ravira certains gluckistes qui y retrouveront son goût d’une structure très claire, très pure, notamment dans l’organisation des cordes, l’art de l’incise mélodique brève, efficace, sachant ne pas s’éterniser et se renouveler, passer de manière fluide à un autre thème, et la capacité à alléger la partition par l’introduction de bois légers, aériens quand ils ne sont pas simplement surprenant, Gluck révélant un penchant pour la flûte, mais encore plus pour la clarinette. Dès le Chœur des Plaisirs (Prologue, scène 1) la flûte imite le doux chant des oiseaux, flûte que nous retrouvons plus en majesté, pastorale et apaisée, un peu plus tard dans la Suite de l’Amour (Prologue, scène 2). Un procédé de composition, parfois très mozartien, que nous retrouvons encore dans le très enlevé Air pour les Nymphes et les Sylvains (Acte I, scène 1).
Gluck, ne pouvant en faire l’impasse en connaissance du sujet, introduit également dans sa partition plusieurs effets d’écho, donnant ainsi une illustration musicale très concrète à son sujet. L’ouverture de l’œuvre en constitue l’exemple le plus flagrant, l’effectif instrumental jouant en deux orchestres se répondant de loin en loin, Hervé Niquet, que l’on connaît souvent très engagé dans sa direction, prenant là un plaisir non feint à prendre son temps, à laisser les musiciens se solliciter et se répondre, tout en conservant sens du relief et profondeur orchestrale du Concert Spirituel, très coloré, presque sucré. Sa direction s’avère très structurée et jamais emballée, y compris dans les danses et divertissement qui ne manquent de ponctuer l’œuvre, et qui au foisonnement privilégie une clarté fermement dessinée, s’écartant des accents tragiques auquel le public était sans doute habitué chez le compositeur, pour offrir une partition empreinte d’une belle modernité, plus classique que baroque, plus légère que profonde, au charme séduisant.
Reste que le livret souffre lui de réels déséquilibres ayant sans doute contribués à prématurément lasser le public. Le prologue, tout entier centré autour de l’Amour et de quelques divertissements (chœur des Plaisirs, suites, danses, contredanses) s’avère musicalement distrayant mais au final longuet (l’équivalent d’un quatrième acte) et décorrélé d’une action qui peine à débuter. L’occasion pour le dessus Myriam Leblanc de camper un convainquant Amour, en particulier au moment de l’Entrée des Peines (Venez, tendres alarmes…), vocalement très affirmée, sur le Rien dans la nature n’échappe à mes traits, même si l’on déplorera des aigus par moments trop poussés (Cessez de vous jouer de cette humble fougère).
Quand débute la narration des amours contrariées, Adèle Carlier (Aglaé) et Cécile Achille (Eglé) nous offrent deux voix d’un beau tempérament, la première se distinguant par une belle projection (Nymphes des eaux, Sylvains, Acte I, scène 1), dans la seconde de distingue plus par la subtilité de ses inflexions (Echo par un charme innocent, Acte I, scène 1), même si leurs tessiture, proches, peuvent les desservir par indistinction lors de certains passages.
Il est toujours dommage pour une œuvre quand les airs les plus beaux n’apparaissent que l’œuvre déjà largement commencée. Le public, déjà lassé ou d’une attention défaillante s’est déjà fait une idée et peine à en changer. C’est le cas pour Echo & Narcisse, où l’on doit attendre la fin du premier acte et les deux suivant pour que se dévoilent les meilleurs passages. Le duo Si votre amant entre Echo et Cynire (Acte I, scène 7) offre à Adriana Gonzalez (Echo) et Sahy Ratia (Cynire) l’occasion d’une belle complicité vocale, que l’on retrouve quelques airs plus loin (L’espoir fuit de mon cœur, Acte I, scène 7). Cyrille Dubois en Narcisse convainc dans les multiples aspérités de son personnage, en en incarnant toutes les nuances et les contradictions. On admire cette voix dont la richesse d’inflexions n’a d’égale que la souplesse, le servant à passer avec fluidité d’une émotion à une autre, plaisir culminant dans la scène 4 de l’Acte II, reflet kaléidoscopique de l’âme (Je ne puis m’ouvrir, notamment). Laura Jarrel (Thanais) et Lucie Edel (Sylphie) héritent quant à elles de rôles plus confidentiels, même si le Quatuor des Nymphes (Acte II, scène 1) chef d’œuvre choral leur offre quelques jolis moments solistes, au sein d’une œuvre dont, nous ne l’avons pas encore mentionné, les chœurs sont l’une des grandes qualités.
Malgré les déséquilibres de son livret et la surprise du choix un peu désuet de la pastorale héroïque, cet Echo & Narcisse révèle au final une belle curiosité très colorée, très française, encore très baroque, qui ravira les gluckistes invétérés, le compositeur viennois y faisant preuve de sa capacité d’adaptation à un genre plus français, tout y insufflant son style et sa modernité. O trop malheureuse Iphigénie.
Pierre-Damien HOUVILLE
Technique : bon enregistrement, pas de commentaires particuliers. Manque peut-être un peu de chaleur et de liant.
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