Rédigé par 11 h 34 min CDs & DVDs, Critiques

Brahms façon puzzle (Ein Deutsches Barockrequiem, Vox Luminis, Meunier – Ricercar)

« Ein Deutsches Barockrequiem »

Andreas Sharmann (mort en 1663)
Gedenke, Herr, wie es uns gehet

Thomas Selle (1599-1663)
Sinfonia Und da der Sabbath vergangen war

Johann Hermann Schein (1586-1630)
Selig sing die da geistlich arm sind

Christian Geist (1650-1711)
Die mit Tränen säen

Tobias Michael (1592-1657)
Die Erlöseten des Herren

Wolfgang Carl Briegel (1626-1712)
Ach, Herr, lehre doch mich

Andreas Hammerchmidt (1611/12-1675)
Ach wie gar nichts sin dalle Menschen

Heinrich Schwemmer (1621-1696)
Die Gerechten Seelen sind in Gottes Hand

Johann Hermann Schein
Wie lieblich sind deine Wohnungen
Ich will schweigen

Andreas Hammerschmidt
Der Tod ist verschlungen

Johann Philipp Förtsch (1652-1732)
Selig sind die Toten

Andreas Hammerschmidt
Ich hebe meine Augen auf zu den Bergen

Vox Luminis :
Viola Blache, Victoria Cassano, Camille Hubert, Tessa Roos, Erika Tandiono, Zsuzsi Toth & Caroline Weynants, sopranos
Alexander Chance & Jan Kullmann, contreténors
Olivier Berten, Philippe Froeliger, Raphael Höhn & Jacob Lawrence, ténors
Lionel Meunier & Sebastian Myrus, basses

Tuomo Suni & Johannes Frisch, violons
Antina Hugosson & Raquel Massadas, violes
Nicholas Milne & Andreas Linos, violes ténor
Sarah van Oudenhove, viole basse
James Munro, violone
Bart Jacobs, orgue

Direction Lionel Meunier

1 CD digipack, enr. 2023, Ricercar, 78′

Aimez-vous Brahms ? Questionnait Françoise Sagan. Brahms oui, assurément[1] ! Avec cet enregistrement, sobrement intitulé Ein Deutsches Barockrequiem, l’ensemble Vox Luminis et son infatigable défricheur Lionel Meunier fait plus qu’assumer la filiation avec Brahms et Ein Deutsches Requiem (créé à Leipzig en 1869 pour sa version définitive), œuvre phare du compositeur, dont nous recommandons chaudement au passage une version qui nous est chère, celle gravée par Philippe Herreweghe en 1996 (avec La Chapelle Royale, le Collegium Vocale et l’Orchestre des Champs Elysées, Harmonia Mundi, 1996).

Johannes Brahms n’avait pas caché au moment de la composition de son œuvre s’être fortement inspiré de la tradition luthérienne, et de détournant de la liturgie catholique il va puiser dans les textes bibliques (Ancien et Nouveau Testament) et dans quelques textes apocryphes la matière première de sa future composition. Il n’est pas besoin ici de revenir sur une énième discussion portant sur la légitimité du caractère de Requiem de l’œuvre de Brahms et remarquons plutôt que son œuvre se rapproche plutôt de celui de la cantate funèbre, genre connu à l’époque baroque, dont Bach (Actus Tragicus), Heinrich Schütz (Musikalishe Exequien, d’ailleurs enregistré par Vox Luminis en 2011 toujours chez Ricercar) ou encore Buxtehude sont de dignes représentants.

L’œuvre spirituelle de Brahms, composée pour le concert et non pour la liturgie, est marquée par la propre expérience du compositeur, confronté dans un laps de temps assez bref à la mort de plusieurs de ses proches, dont sa mère. L’œuvre, très chorale de Brahms et indissociable du romantisme allemand occupe une place particulière dans le cœur de Vox Luminis, qui avec ce Deutsches Barokrequiem nous proposent d’en explorer d’autres aspects, d’en remonter le fil de l’inspiration.

Ce serait un préquel comme on dirait dans le milieu du cinéma. Car l’idée de Vox Luminis et de Lionel Meunier est simple… sur le papier. Reprendre les textes mis en musique par Johannes Brahms et rechercher les compositeurs les ayant mis en musique précédemment. Bref, reconstituer un ante-requiem à l’œuvre brahmsienne. Un défi tant musical que musicologique dont le présent enregistrement est le résultat. Et comme tout exercice de style, la règle imposée amène à quelques difficultés. En tout premier lieu le nombre de compositions disponibles. Multiples pour certains passages, inexistantes ou inconnues pour d’autres. D’où quelques entorses à la règle initiale et le rajout de certains textes mis en musique respectant l’aura des méditations de Brahms sur la mort, à l’exemple de l’introduction (Trauerklag de Andreas Scharmann, actif en 1663) et de la conclusion, Ich hebe meine Augen auf zu den Bergen, de Andreas Hammerschmidt (vers 1611-1675). Voici donc un programme composite, suivant au plus près possible l’ordre des textes du modèle de Brahms, quitte encore à faire quelques ajustements comme lors du passage sur les Béatitudes de l’Evangile selon Matthieu, où ne trouvant d’œuvre empruntant les mêmes versets que le compositeur romantique, Lionel Meunier lui substitue un motet madrigalesque à cinq voix de Schein sur le texte complet des Béatitudes. Artifice similaire pour le deuxième mouvement du Requiem de Brahms (sans doute la plus connue et la plus émouvante), où seule la partie du Livre d’Isaïe (Jesaja XXXV : 10) est reprise, illustrée par une composition issue du recueil édité par Tobias Michael en 1634.

De ce patchwork, mosaïque façon puzzle, Vox Luminis parvient à tirer une cohérence musicale admirable grâce à son talent. On louera en particulier le chœur mixte : sa superbe capacité de relief, sa pose du rythme, la subtilité d’inflexions qui en font l’un des tout meilleurs ensembles vocaux baroque depuis déjà quelques années. Les voix prennent les teintes du deuil mais aussi de l’espérance, rendant en cela un bel hommage dans l’interprétation aux intentions de Brahms dans sa propre composition, et le souffle porte une atmosphère de recueillement qui sied particulièrement aux œuvres présentées, dont nous soulignerons, au-delà de l’unité générale, les très belles compositions de Thomas Selle (1599-1663) et Schein, leur  Selig sind die da geistlich arm sind offrant des passages d’une très belle expressivité aux sopranes, ou encore le Die mit Tränen säen de Christian Geist (1650-1711) d’une grande introspection, d’une très belle intensité dans les échanges entre récitatifs et chœur. Soulignons encore la très belle polychoralité ciselée par Vox Luminis dans le Ach, Herr, lehre doch mich de Wolfgang Carl Brielgel (1626-1712), chef-d’œuvre d’équilibre entre les différentes tonalités ou encore le sublime relief vocal du Ach, wie gar nichts sind alle Menschen de Andreas Hammerschmidt.

L’accompagnement instrumental, à l’avenant en termes de musicalité, penche davantage vers l’épure que vers les couleurs et le consort de violes apporte une unité de texture remarquable. Il soutient plus qu’il ne brille, et sait se cantonner à son rôle d’accompagnant, au sens noble, sans jamais chercher à prendre le dessus sur les solistes ou le chœur. L’ambiance de recueillement et de concentration doit beaucoup à ce support souple et grainé qui permet d’unifier des œuvres d’horizons divers, fondue en une belle homogénéité. Cette présence instrumentale sans démesure est parfaitement appropriée, et l’on se félicite de la force douce du Der Tod ist verschlungen d’Andreas Hammerschmidt, auréolé d’une belle introduction aux cordes et d’un orgue ample et puissant sublimant l’intensité de l’Alléluia.

Au final Vox Luminis nous propose non une œuvre, mais l’habile association de morceaux qui au-delà de rendre un bel hommage au Requiem Allemand de Brahms nous offre une plongée aussi pénétrante qu’instructive. Si l’on pourra arguer que ces œuvres, d’une rigueur et d’une austérité toute luthériennes, exaltent plus une introspection doloriste qu’une ferveur optimiste (malgré des inflexions d’espérance que nous avons soulignés), cet essai musical et musicologique s’avère bien plus qu’un exercice de style.

 

                                               Pierre-Damien HOUVILLE

Technique : captation très claire et bien équilibrée.

[1] Pour ce qui est d’aimer Françoise Sagan, c’est moins certain. Vingt ans après son décès, son œuvre, déjà marquée de son vivant par un caractère sulfureux d’opérette, semble de nos jours bien datée, engoncée. Jusqu’au jour où, peut-être, ses livres regagneront un intérêt, plus historique que littéraire, comme témoins de la France de leur époque.

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