Rédigé par 12 h 56 min CDs & DVDs, Critiques

Ouverture de Baal (Gasparini, Atalia, Hemiolia, Resche-Caserta – Château de Versailles Spectacles)

Francesco GASPARINI (1661-1727)
Atalia
Oratorio en deux parties sur un livret anonyme, crée en 1692 au collège Clementino de Rome, d’après la tragédie Athalie

Arcangelo CORELLI (1653-1713),
Concerto grosso n°5, opus VI. Sinfonia

Camille Poul, Atalia
Bastien Rimondi, Ormano
Mélodie Ruvio, la Nourrice de Joas
Furio Zanasi, Le Grand Prêtre
Virginie Thomas, soprano du chœur

Ensemble Hemiolia :
Violons I : Emmanuel Resche-Caserta, Guya Martinini, Giogia Simbula, Tami Troman
Violons II : Augusta McKay-Lodge (solo), Laurène patard-Moreau, Cyrille Métivier, Michèle Sauvé
Altos : Simon Heyerick, Jean-Luc Thonnerieux
Violoncelles : Claire Lamquet-Comtet, Cécile Vérolles, Magdalena Probe, Amandine Resche
Contrebasses : Hubert Deflandre, François Leyrit
Théorbes : Simon Waddell, Pierre Rinderknecht
Clavecins : Diego Fernandez, Gabrielle Resche
Orgue : Denis Comtet
Harpe : Bérengère Sardin
Trompettes : Jean-François Madeuf, Jean-Daniel Souchon

Emmanuel Resche-Caserta, violon & direction

Château de Versailles Spectacles, 2025, 76 minutes

Voici une œuvre largement ignorée par la double relégation dans les limbes à la fois de son sujet et de son compositeur. Des grandes souveraines antiques ayant nourri un orientalisme pétri à la fois de réalités et de fantasmes, nous retenons la Zénobie de Palmyre (héroïne du Zenobia de Tomaso Albinoni en 1694, du Zenobia in Palmira de Pasquale Anfossi en 1789 suivi en 1790 de l’éponyme opéra de Giovanni Paisiello, ou du plus tardif Aureliano in Palmira de Rossini en 1813) ou encore Théodora[1] (vers 500-548) Impératrice de Byzance et épouse de Justinien Ier, qui à notre connaissance n’a jamais eu l’honneur d’un opéra[2], mais bien moins Athalie, plus obscure reine du Royaume de Juda à la fin du IXème siècle avant Jésus-Christ (841-835), à la généalogie soumise à variations et à la personnalité aussi affirmée que controversée. Une relégation de nos mémoires qui ne fut pas toujours de mise, Athalie irriguant les partitions de l’Athalia de Haendel (1733) ou de la moins connue suite de scène pour narrateurs, solistes, double chœur et orchestre Athalie de Felix Mendelssohn (1845).

Quant à Francesco Gasparini (1661-1727), prolifique compositeur romain dont la liste des opéras le rapprocherait d’un Plutarque mettant en scène la Vie des Hommes Illustres (Tamerlan, Bajazet, Néron, Constantin ou encore Hiéron de Syracuse et Tibère eurent les honneurs de ses compositions), s’il fut l’un des musiciens les plus joués de son temps, ne jouit pas d’une redécouverte de ses œuvres, dont bon nombre sont d’ailleurs considérées comme perdues.

C’est donc une double éclipse que réparent Emmanuel Resche-Caserta et l’Ensemble Hemiolia en exhumant et remettant en lumière cet oratorio de Gasparini crée en 1692 au collège Clementino de Rome sur un livret demeuré anonyme.

Mithridate, Re di Ponto (1770) de Mozart, que nous évoquions récemment à l’occasion de sa reprise sous la direction de Philippe Jaroussky, tire son argument d’une tragédie de Racine, pas la plus connue, et comme en miroir nous relèverons que l’Atalia dont il est aujourd’hui question tire aussi son argument d’une pièce de Jean Racine, Athalie (1691), elle aussi ne faisant pas partie des pièces les plus reconnues de nos jours du tragédien[3], qui était donc adaptée pour oratorio juste un an après sa création au théâtre. Francesco Gasparini reprend dans cet oratorio, dense et linéaire (à peine plus d’une heure, divisée en deux parties) les principaux éléments développés par Racine. Athalie, veuve du Roi Juda, règne, ignorant que Joas, fils d’Ochozias, l’enfant qu’elle a eu avec Juda a été sauvé. Reine se retrouvant ipso facto usurpatrice, elle est accusée de se détourner de la religion hébraïque au profit du culte de Baal.

Laissons aux plus curieux le soin de se pencher de la véracité historique de ces tourments, où se mêlent tous les éléments constitutifs d’une dramaturgie réussie : filiation, fidélité à la religion, continuité dynastique et quelques intrigues de palais, non encore qualifiées de byzantines. Gasparini conserve l’unicité du lieu de l’action (le grand temple de Jérusalem) et resserre l’action sur les principaux personnages, Atalia bien sûr, le général Ormano et le Grand Prêtre, pilier du conflit religieux au cœur de la dramaturgie. Sur cette trame, resserrée et conservant un déroulement linéaire évitant toute complication, Gasparini compose un oratorio où l’on prend plaisir à savourer un classicisme fin Seicento, teinté d’une théâtralité, d’un apparat démonstratif assez typique de la musique romaine de cette période.

Emmanuel Resche-Caserta, qui a supervisé l’édition de la partition et donc la reconstitution des parties manquantes, contourne l’absence d’ouverture en replaçant en exergue musicale de l’œuvre la Sinfonia du Concerto grosso n°5, opus VI d’Arcangelo Corelli, qui fut l’un des maitres de Gasparini. Une Sinfonia où sont mises en avant des cordes nerveuses, aux attaques incisives, l’expression à la fois d’une urgence et d’une gravité, comme un parfait prélude à un déroulement d’intrigue où il ne sera jamais question d’épanchements amoureux, mais toujours de rivalité, de conflit et de trahison. La partition, composée pour un effectif relativement restreint essentiellement constitué de cordes (et d’une basse continue de deux théorbes, deux clavecins, orgue et harpe) s’avère variée et à même de souligner les différents états psychologiques des personnages, en renforcer les caractères et souligner à bon escient la dramaturgie de l’œuvre, quitte à oser l’effet un peu pompeux, ou du moins le surlignement dramatique, comme ces deux superbes trompettes naturelles cuivrées (Jean-François Madeuf, Jean-Daniel Souchon), utilisées à quelques rares reprises, mais notamment sur le Destatevi à l’armi, en début de narration, en démonstration de la puissance souveraine et martiale d’Atalie.

Un Gasparini dont on relèvera les talents de compositions orchestrales, ponctuant son oratorio de quelques moments révélateurs de l’expressivité qu’il arrive à conférer à l’ensemble en accompagnement de la dramaturgie, que ce soit sur le Ah nemico del moi bien traditor, entre Atalie et Ormano (Partie I), sur ces cordes que nous pourrions presque qualifier de frivoles accompagnant le Donna rea, mostro inumano, très bel air de Sacerdote (le Grand Prêtre) ou encore ces cordes parfaitement posées sur le Lascia di paventar d’Ormano (fin de la partie I). Si cet Athalie participe à révéler les qualités de compositions instrumentales de Gasparini, ce dernier n’en est pas moins à l’aise avec les parties strictement vocales, l’oratorio réservant quelques moments où le compositeur offre plusieurs arias de toute beauté, même si, autres temps, autres modes, nous ne sommes pas encore dans le registre haendélien.

Camille Poul campe une Atalia dont on ne peine à entrevoir que la détermination souveraine verse peu à peu vers le doute, l’acculement et la folie. Sa voix, ample et projetée, d’une belle hauteur de note fait merveille sur l’initiale Serenatevi o pensieri mesti ou encore sur le Se vedessi le mie pene et prise par le doute et pressentant sa fin tragique, émeut sur le grand aria que lui réserve Gasparini, le magnifique Ombre, cure, sospetti (début de la partie II), grand air expressif, intime, tranchant avec l’arrière fond grand-guignolesque (mais n’est-ce pas un poncif des représentations sur le culte de Baal et plus largement sur l’orientalisme) d’une partie de l’œuvre. Une émotion qui se retrouve en toute fin de partition sur le Oh che fierezza ! Non v’è pietà ? partagé entre Atalia et le chœur. On regrettera toutefois qu’appliquée, où quelque peu engoncée dans le format assez réduit de l’œuvre Camille Poul échoue à faire évoluer Atalia vers une folie (auto)destructrice à la Médée (version Charpentier bien sûr).

Le reste du plateau vocal est à l’avenant, fort honorable, mais un peu sage au regard de la cruauté suggérée par l’œuvre. Bastien Rimondi dans le rôle d’Ormano exprime ce qu’il faut de vaillance et de bravoure, tout particulièrement dans la première partie de l’œuvre où il est le principal interlocuteur et adversaire encore révérencieux et moucheté d’Atalia. Délivrant une voix encore juvénile, mais mélodieuse et posée sur le D’un affanno, che celato presso al cor serpendo (Partie I), il s’affirme peu à peu (notamment sur Quella mano, che sembra Tiranna) avant le (seul) duo de l’œuvre, avec Atalie (Son Tiranna). Furio Zanasi (Sacerdote), en grand habitué qu’il est des répertoires anciens, délivre une performance tout en mesure, en précision et en élégance vocale, outre sur l’aria déjà cité, sur l’un peu plus tardif Datti pace, forse un giorno, concluant autant la première partie qu’annonciateur de la seconde. Mélodie Ruvio dans le rôle de la Nourrice de Joas, quasi absente de la première partie (à l’exception du sensible Nutrice, il petto molle), se révèle dans la seconde, s’emparant du rôle pour quelques belles interventions au charisme vocal souverain, que ce soit sur le Su correte ou sur le Si ride del furror, participant à prendre toute sa place dans ce nœud de vipères dynastique où l’élévation sur le trône ne se fait, et ne semble pouvoir se faire, que par l’élimination physique des prétendants familiaux.

Emmanuel Resche-Caserta et l’Ensemble Hemiolia s’emparent de cette œuvre oubliée de Francesco Gasparini pour en faire revivre toute la magnificence, la profondeur tragique et un sens de l’ornementation musicale particulièrement révélateurs de la musique romaine de la fin du Seicento. Une curiosité à déguster sans réserve.

 

                                                           Pierre-Damien HOUVILLE

 

Technique : enregistrement riche et timbres instrumentaux très bien rendus.

 

[1] Notons que les représentations picturales d’Atalie étant rares, c’est une (très belle) peinture orientaliste de Théodora qui orne la jaquette de cet enregistrement. Une toile signée Jean-Joseph Benjamin-Constant (L’Impératrice Théodora, 1887).

[2] Le Theodora de Haendel (1749) étant lui inspiré des vies de Théodora et Didyme, légendaires martyrs des persécutions de Dioclétien en 304 de notre ère.

[3] Notons tout de même que c’est bien cette pièce qui sert de fondement aux œuvres de Haendel et de Mendelssohn précédemment citées, de même qu’à un film muet d’Albert Capellani, Athalie (1910). La pièce fut initialement créée à la Maison Royale de Saint-Louis, fondée à Saint-Cyr par Madame de Maintenon.

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