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Halte aux transcriptions : trascrittore, traspositore, traduttore, traditore

Les Liaisons Dangereuses à la Comédie des Champs-Elysées, Le Vicomte de Valmont (Valentin de Carbonnières) & Madame de Tourvel (Salomé Villiers)  © Cédric Vasnier

Est-ce le souhait de l’évasion ? L’inconscient de la transgression ? La prise de risque ? L’anti-conformisme ? L’envie de repousser les limites ? Ces derniers temps, nous croulons sous les transcriptions. Les vraies transcriptions. Pas simplement de celles où l’on remplace le violon par un hautbois ou une flûte dans des Concerts Royaux couperiniens, ou lorsque l’instrument de dessus ou la famille d’instruments ne sont pas spécifiés (pour la musique de consort de la Renaissance par exemple). Parfois le compositeur le prévoit explicitement : ainsi pour continuer avec Couperin le Grand, la préface de ses Leçons de ténèbres précise bien que bien des personnes savent transposer et que cela se peut faire… Le possible est-il idéal ? Mais de là à passer notre temps à évaluer des reorchestrations ! Elles sont plus ou moins audacieuses : la viole de gambe envahit les Suites pour violoncelles de Bach. Juste revanche de celle qui fut évincée par le violoncelle. Le théorbe remplace le violoncelle. Là, l’affaire se corse. Tiens, le violon est remplacé par une viole voire un violoncelle. Why not ? Et nous ne parlons pas simplement de l’ancien temps où l’on jouait simplement sur instruments modernes, mais avec les instruments plus ou moins équivalents.

Bon passons aux Goldberg pour nous défaire de notre insomnie, comme la légende le veut. Paf. C’est de la Gouldberg pour piano. Mais un Glenn Gould live, de 1958 à Vancouver (non pas le 1959 à Salzburg, ni le 1954 radio de CBS), c’est comme un 18 ans d’âge, ça se savoure. Alors que L’Art de la Fugue sur grand orgue tonitruant défonçant le salon, ou les Goldberg pour traverso ou violon, version “je mange des madeleines dans mon boudoir”, on s’en passerait bien. Bach, pauvre Cantor, se trouve bien souvent transcrit et retranscrit. Qu’on comprenne : des siècles de vision romantique en ont fait le Cantor des Cantors, le Dieu de la Musique, la vraie, la sérieuse, la contrapuntique, la divine (avant la Callas). Certes, il s’enfilait des saucisses et ne délaissait pas la bonne chère (cf. chez Cantagrel la lettre sur les droits de douane et le tonneau – véridique), jouait aussi des joyeusetés au Café Zimmermann. Mais on vous le dit, Bach, c’est l’alpha et l’omega, alors, quand on n’a pas le bon instrument, on transpose. Et puis, baste, c’est dans la pratique du temps, cette Flex-Musique. D’ailleurs il n’y a pas que la Grande Perruque qui en est la victime. Regardons Lassus. Orlando. Quelles lignes magnifiques. Un coup de Saxophone, pourtant de la part d’un ensemble bien respectueux quand il navigue en baroque français, un accord de guitare électrique, et l’on passe dans une autre dimension, celle de la rencontre du troisième type. On comprend que son employeur bavarois ait voulu protéger précieusement son recueil de compositions. Ce doit être un reflet de l’air du temps : explorer les terres inconnues, revisiter les terres trop connues.

Et quoi de plus ravageur et sexy, que la transgression de la transcription ? Ca vous assure de la modernité bon marché, de la rébellion intergalactique à moindre frais. On se sent libre, on joue avec ce que l’on veut, avec ce que l’on a, même s’il faut un peu arranger tout cela, écarteler la partition. Un peu comme dans Apollo XIII : pour survivre, on fait entrer un rond dans un carré pour assurer la filtration de l’air. La transcription, c’est un peu le riz cantonais du lendemain, l’art d’accommoder. Et puis cela empêche la comparaison, le benchmark, la peer-review, le parangonnage. Vous savez, cette compulsion du critique qui va décortiquer votre CD à l’aune des 312 versions disponibles…

Hélas, il faut déjà que nous prenions congé, une transcription pour harpe et luth des Brandebourgeois nous attend. Tant pis pour Gould 1958.

 

 

Viet-Linh Nguyen

Étiquettes : , , , , Dernière modification: 22 mai 2025
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