Les hommes de l’ombre (Couperin, Lalande, Leçons de ténèbres, Les Surprises, Bestion de Camboulas – Alpha)

“L’intuition est une vue du coeur dans les ténèbres.” (Dostoïevski)

François COUPERIN (1668 – 1733)
Leçons de Ténèbres

Michel Richard de LALANDE (1657 – 1726)
Miserere

Guillaume Bouzignac : répons de Ténèbres: Unus ex discipulis
Anonyme : O mors, ero mors tua
Marc-Antoine CHARPENTIER : repons de Ténèbres Unus es discipulis, Tristis est anima mea

Paco Garcia, ténor
Etienne Bazola, baryton

Ensemble Les Surprises :

Juliette Guignard, viole de gambe
Etienne Galletier, théorbe
Louis-Noël Bestion de Camboulas, clavecin, orgue et direction 

1 CD digipack, enregistré en novembre 2024 à l’église Saint-Martin d’Amilly (Loiret), Alpha / Outhere, 66’49

Le noir leur va si bien… En 2019 était parues les fameuses Méditations pour le Carême de Charpentier par les Surprises (Ambronay éditions) : malgré des tempi un peu vifs et une pléthore de belles versions (de Christie à Niquet, en passant par notre favorite celle de l’Ensemble Pierre Robert chez Alpha), s’en dégageait une intensité troublante, de par l’admirable cohésion de ces voix d’hommes nimbées de basse continue. Louis-Noël Bestion a voulu prolonger cette configuration, en s’attaquant à un monument : les trois Leçons de Ténèbres de Couperin. Ce n’est certes pas la première fois qu’elles sont confiées à des voix d’hommes, et les disques arborant leurs contre-ténors abondent. Mais nous n’avions pas jusqu’ici eu connaissance d’essai souhaitant se confronter à une interprétation dans un couvent d’hommes de l’époque, ce que Les Surprises ont essayé d’évoquer ici, avec une baryton et ténor, comme signalé sur les notes de programme. D’ailleurs le fait de ne pas parler de basse-taille et de haute-contre est significatif, car Paco Garcia n’en a pas la tessiture, ni la technique. Le pari est audacieux, la réalisation intéressante quoique n’emportant pas totalement l’adhésion, même si ce disque nécessite plusieurs écoutes avant d’en apprivoiser les subtiles nuances.

Les repons sont magnifiques : concentrés, précis, transparents. Du côté des Leçons, la pulsation est vive, rapide, rythmée. Le clavecin du continuo assez présent. Le parti-pris est cohérent, proche de celui des Méditations précitées, même si nous avouons notre préférence pour des approches plus dépouillées et plus contemplatives. Hélas, le choix discutable de Paco Garcia, un véritable ténor plus familier de Mozart et du XIXème siècle, loin des haute-contres à la française, confère à la fois une force mais aussi une coloration étrange. Le changement de registre des aigus surprend dans cette musique, tout comme l’émission large et le vibratello en dépit d’un art dramatique consommé et d’une belle maîtrise du latin à la gallicane. La première Leçon est dépeinte avec force, même si les moments sensibles ou de grande désolation (“Plorans ploravit” trop cursif, “Migravit Juda” pas assez appuyé) manquent de naturel. Le “Jérusalem Converterere” final n’en est pas moins convaincu et éloquent.

A l’inverse Etienne Bazola se coule comme un poisson dans l’onde ténébreuse : voilà une deuxième Leçon d’une infinie tendresse, à la ferveur nuancée et subtile (“Recordata est” à faire pleurer les pierres), à la déclamation vive mais hiératique. Du très grand Art. Les deux artistes cohabitent mais ne fusionnent guère dans la Troisième Leçon à deux voix. La faute évidemment à ce tandem inégal qui gomme toute l’ambiguïté des enlacements de mêmes tessitures ; les deux chanteurs ne partageant ni les timbres, ni les approches stylistiques, alors qu’on peut tout aussi bien transposer en préserver cet équilibre (voir la rare version intense de Gérard Lesne et Steve Dugardin chez Harmonic Records). L’on saluera enfin le Miserere de Delalande, d’après la version manuscrite de De Brossard avec un trio haute-contre, taille et basse extraordinaire de vibration.

Un essai qui sort de l’ordinaire, mais qu’on ne saurait conseiller en version de référence. Pour public averti.

Viet-Linh Nguyen

Technique : enregistrement clair et privilégiant les voix, sauf un clavecin très présent.