Rédigé par 23 h 48 min Concerts, Critiques

Orphée, Eurydice, l’Enfer…et les autres ! (Sartorio, Orfeo, Jaroussky, Lazar, Ensemble Artaserse – Opéra de Montpellier, 7 juin 2023)

© Marc Ginot

Antonio SARTORIO (1630-1680)
Orfeo
o
péra en trois actes, sur un livret d’Aurelio Aureli, au Teatro San Salvatore de, Achille Venise en 1672.

Arianna Vendittelli, Orfeo
Alicia Amo, Euridice
Kangmin Justin Kim, Aristeo
Zachary Wilder, Erinda
Maya Kherani, Autonoe
David Webb, Ercole
Yannis François, Chirone, Bacco
Paul Figuier, Achille
Renato Dolcini, Esculape, Pluton
Gaia Petrone, Orillo

Ensemble Artaserse
Philippe Jaroussky, direction musicale 
Benjamin Lazar,Mise en scène
Adeline Caron, décors
Alain Blanchot, costumes
Philippe Gladieux, lumières

 Opéra de Montpellier, 7 juin 2023
Création Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie, Ensemble Artaserse, Arcal compagnie nationale de théâtre lyrique et musical, en partenariat avec la Fondation Royaumont.

 

« Reste Eurydice. Oh Dieu,
T’envoles-tu si vite loin de moi,
Fantôme adoré, mon idole ?
je te suivrai parmi les ombres,
Adieu bêtes, adieu forêts,
Je vous quitte et, amant désespéré,
Poussé par un tourment intérieur, Je vais tenter d’apitoyer l’Enfer cruel. » (III, 4)

Philippe Jaroussky n’en fait pas mystère ; il y a à la genèse de la création française de cet opéra délaissé d’Antonio Sartorio (1630-1680) quelque chose du ressort du caprice. Non pas dans ce que ce terme sous-entend d’obsession irréfléchie, obsessionnelle et soudaine, mais plutôt dans ce qu’il évoque de fantaisie, de douce folie, de curiosité prometteuse et vitale. Soit une œuvre croisée par le contre-ténor le temps de quelques airs sur le disque La Storia di Orfeo (Erato, 2017, avec Emöke Barath) et dont du souvenir obsédant découle cette création sous l’égide de l’Opéra de Montpellier, assurément l’une des plus attendue de la saison et première grande réalisation de Philippe Jaroussky comme chef d’orchestre, qui avec cette direction d’opéra imprime sa volonté à toutes les strates du projet, après ses débuts de chef dans le Giulio Cesare in Egitto de Haendel l’année dernière au Théâtre des Champs-Elysées.

Un choix qui détonne, une audace quand on connait la rareté de l’œuvre de Sartorio, très parcimonieusement donnée en Italie (1979 et 2005) ou aux Pays-Bas (Utrecht, 1998) et dont les deux enregistrements connus n’ont guère laissé de souvenirs impérissables (une inégale version dirigée par Stephen Stubbs, Vanguard Classics en 1999, un live préhistorique par René Clemencic en 1979). Antonio Sartorio, vénitien longtemps émigré à Hanovre jouit d’une renommée bien terne et le mythe d’Orphée et Eurydice, s’il fut l’objet de nombreuses adaptations (de Giulio Caccini au tout début des années 1600 à Philippe Glass dans les années 1990) apparaît toisé par la figure démiurgique de l’Orfeo de Monteverdi (1607).

Sans doute faut-il l’allant, l’énergie et la renommée de Jaroussky pour monter de nos jours une telle œuvre. Sans doute aussi sa passion et sa connaissance du Seicento pour convaincre qu’une œuvre au livret foisonnant, convoquant une bonne moitié de l’Olympe et s’étirant sur plus de trois heures peut trouver son public hors de quelques institutions musicales parisiennes. Avant même le début de la représentation, notre curiosité était donc piquée, le sentiment de joie précédent toute épopée se teintant de la crainte noueuse que les ambitions espérées soient douchées par un académique ennui.

Orphée et Eurydice, dans leurs amours contrariés, la mort de l’aimée et la catabase de l’amant constituent deux figures à jamais liées du tragique possible de l’existence et du tourment des destins sous la férule des dieux. De manière plus contemporaine, nous pourrions aussi avancer que le mythe garde une parfaite actualité dans ses évocations de la complexité des rapports amoureux. Antonio Sartorio, est-ce par malice ou par flatterie d’un public qui en cette fin du Seicento aspire à plus de légèreté, s’empare de cette dimension tragique pour mieux la détourner, se la réapproprier et y insuffler un souffle de comédie contribuant à faire de cet opéra un perpétuel appel à l’ironie du spectateur. Pour cela, Antonio Sartorio s’attache les services du librettiste Aurelio Aureli (vers 1630-vers 1708), rompu à ce type d’exercice et dont le nom reste surtout associé à celui de Bernardo Sabadini avec qui il a régulièrement collaboré. Aureli, ne déflorant en rien un mythe original qui en cette fin de dix-septième siècle était souvent mis en scène, ajoute au livret nombre de personnages faussement secondaires, parfois pour en accentuer la dramaturgie, souvent pour distraire un public qui à cette époque raffole de ces digressions. D’où un livret dense, à la cohérence parfois un peu chaotique, mais dont on se plait à suivre les méandres et les intrigues amoureuses parallèles ou enchevêtrées même si l’intrigue y perd en puissance et en intensité émotionnelle.

© Marc Ginot

Si les rôles de comédie ne supplantent pas encore les aspects mythiques, la pléiade des personnages secondaires s’avère l’un des aspects les plus intéressants de l’œuvre, à l’exemple d’Esculape, austère entremetteur des pensées d’Orphée, campé par Renato Dolcini, baryton chaud et charismatique qui met en garde notre héros sur les tourments amoureux, prophétisant un avenir néfaste pour les hommes liés à leurs passions (Acte I, Scène 1), et qui n’hésitera pas à sermonner un Orphée inconsolable de la perte de son épouse, prônant que la perte de l’être aimée est une libération (Acte III, Scène 8, Pleurer une épouse perdue, époux insensés, n’est que vanité ; quand le destin vous la ravit, le ciel vous donne la liberté.). Mais dans la galerie de ces personnages, retenons quelques fanfarons, à l’exemple du trio, pas forcement essentiel à l’intrigue, mais fort divertissant, constitué par le centaure Chiron (Yannis François, qui hérite au passage d’un costume pour le moins difficile à porter) tentant difficilement de faire l’éducation des turbulents Hercule (David Webb) et Achille (Paul Figuier, dont on notera, outre des qualités vocales récemment soulignées lors d’un Stabat Mater de Pergolesi, un jeu de scène  vif et enjoué auquel il prend un plaisir palpable), nos trois compères servant le plus souvent à surligner les sentiments de nos héros et à divertir le public, comme une respiration aux moments les plus dramatiques.

Mais la palme du personnage le plus fantasque revient assurément à Erinda (méconnaissable Zachary Wilder, syncrétisme visuel de Madame Claude et Madame Doubtfire, dans le rôle ambigu de la nourrice d’Aristée, amoureux d’une Eurydice dont le cœur est déjà pris). Entremetteuse cynique à la moralité quelque peu perverse Erinda tient dans cette version sartorienne du mythe d’Orphée un rôle essentiel et quasi de premier plan. Au milieu de ce panthéon tantôt comique et tantôt maléfique, Orphée et Eurydice ont au départ un peu de mal à exister, d’autant que les voix d’Ariana Vendittelli (Orféo) et Alicia Amo (Euridice), un peu pâles dans les premiers récitatifs, mettent quelques scènes à déployer leur puissance expressive et évocatrice de leurs sentiments. Orphée, argonaute et déjà héros accompli dans le mythe originel apparaît au début de l’opéra de Sartorio plus comme un adolescent énamouré face à une Eurydice fraîche mais candide. Et au spectateur de ressentir très vite que ces deux là seront les proies des ambitions voraces de leur entourage. Une dramaturgie qui s’incarne dans la figure d’Aristée (le contre-ténor Kangmin Justin Kim, sans ambages l’un des points forts de la distribution, conjuguant expressivité vocale et présence scénique, captivant dans les arias qui lui sont dévolus), frère et rival amoureux d’Orphée, véritable moteur de la dramaturgie de l’œuvre, conduisant notre héros en proie au doute à se muer de fier héros en mari jaloux aux funestes pensées. Aristée, lui-même objet des plus tendres sentiments d’Autonoe (Maya Kherani, voix cristalline et belle présence scénique, tout à fait appropriée dans ce rôle, particulièrement émouvante dans ses lamentations du troisième acte. Aristée ? mon cruel ! Ah, si tu as chassé de ton cœur mon amour, regarde-moi au moins, heureuse idole, te supplier à tes pieds. Acte III, scène 6).

Malicieux Sartorio et Aureli qui s’amusent à faire d’un personnage a priori banal, le berger Orillo, un acteur essentiel de leur intrigue, ce dernier devenant un moment au sens propre et contre sa volonté le bras armé d’Orphée dans ses projets de vengeance. Gaia Petrone, coiffée d’une crête iroquoise non désagréable mais dont nous cherchons encore la finalité, prête au personnage toute la fraicheur de sa voix et une présence scénique parfois adolescente, parfois un peu bourrue renforçant la dimension de son personnage, qui au final ne touchera pas Eurydice, la belle se faisant mordre par un serpent avant de succomber, une morsure comme une métaphore, toute en symbolique. Tout comme, mais ne révélons pas tout, nos deux comparses se permettent ils un deus ex machina final, excluant Orphée et Eurydice des scènes de fin pour donner à la narration d’autres orientations aux perspectives non entrevues…

© Marc Ginot

Sur cette trame aux multiples acteurs Antonio Sartorio se montre habile à savamment distiller récitatifs et arias, permettant progression de l’action et expressivité des sentiments de ces personnages. Introduisant assez rapidement ses personnages, au risque que les principaux semblent manquer un peu d’envergure dans le premier acte, il apparaîtra assez rigoureux pour réserver à chacun un aria assez expressif. Alors, certes, comme nombre des compositions de cette époque, l’action flotte quelque peu vers les deux tiers de l’œuvre (fin de l’acte II), et Sartorio, ne voulant léser personne peine à se défaire de ces personnages. Qu’importe, c’est aussi le charme de la redécouverte de cet opéra que de se replonger dans une structure narrative que la modernité des goûts aurait voulue plus épurée. Pour accompagner ses personnages le compositeur opte finalement pur une partition marquée par la simplicité, prenant le soin de laisser la musique au service des arias, soulignant d’un trait de flûte l’humeur d’un personnage, accompagnant au violon l’expression d’un sentiment. L’Ensemble Artaserse, complice habituel de son fondateur Philippe Jaroussky dans ses explorations du répertoire de la fin du dix-septième siècle se montre vif et entraînant, emportant le public par des attaques franches et un sens du rythme tout à fait approprié à une partition dans laquelle se retrouvent à la fois des évocations de pastorale et des accents de fêtes populaires comme la Venise de cette époque en raffolait. Si l’on goutte un double continuo parfaitement approprié, permettons-nous toutefois de trouver que les accents chromatiques très colorés de certains passages, réhaussés au tambourin et par deux cornets à bouquins, apparaissent quelque peu séducteurs et qu’une sobriété plus affirmée n’aurait en rien nuit à la musicalité de la partition.

C’est donc aux chanteurs que reviennent les plus extatiques moments dans une œuvre qui enchaîne les arias. Orphée, moralement vaincu n’en est que plus émouvant dans l’expression de sa douleur et son désir de vengeance, voix à l’émotivité pétrifiante d’Arianna Vendittelli « Scélérat Aristée, que l’abîme t’engloutisse, et que les Erinyes impitoyables se jettent sur toi, et tourmentent ton âme pour l’éternité » (Acte III, scène 3), ou dans les échanges entre les deux amants, Eurydice à jamais perdue pour son amant, suppliante et désespérée « Orphée, dors-tu ? Et dans les abymes obscurs tu abandonnes Eurydice, et tu oublies son amour ? Ainsi à ta lyre tu accordes ton doux chant et n’as cure de me soustraire au royaume infernal ? » (Acte III, Scène 4).

Tant d’œuvres sont gâchées par une mise en scène criarde et à l’originalité confinant au foutraque que l’on louera ici le parti pris de Benjamin Lazar de la sobriété des décors. Optant pour un plateau unique évoquant les gradins d’un théâtre antique, édifice réhaussé de plaques aux lamelles pivotantes, d’un rouge chatoyant se conjuguant fort bien avec des costumes très travaillés (dus à Alain Blanchot). L’ensemble accompagné dans les airs par quelques ampoules à filament, comme une évocation stellaire. Cela peut sembler minimaliste, d’une austérité dépouillée et pour le coup assez peu baroque, mais cet écrin resserré s’avère fort approprié au déroulé de l’action entre nos multiples occupants de l’Olympe et une débauche d’artifices n’aurait fait que renforcer la foisonnante vitalité du livret, au risque de l’indigestion.

Philippe Jaroussky et l’Opéra de Montpellier réussissent avec la création de cet Orfeo de Sartorio une très belle mise en lumières de cette version alternative et baroque du mythe antique, de même qu’une plongée réjouissante bien que parfois déroutante dans les arcanes de la production des opéras de la fin eu Seicento. L’aventure ne s’arrêtera pas aux représentations de la capitale languedocienne et cette production sera en tournée, avec une distribution remaniée de jeunes chanteurs dans le cadre d’une tournée organisée par L’ARCAL durant toute la saison 2023-2024. Assurément une représentation phare de nombreuses saisons musicales, une redécouverte séduisante qu’il serait dommage de rater et que nous pourrions ne pas avoir l’occasion de revoir avant de rejoindre Eurydice.

 

                                                                                   Pierre-Damien HOUVILLE

Tournée Arcal – 10 représentations 2023-24 puis reprise en mars 2025 :

  • Mercredi 27 septembre 23, à 19h30 – Théâtre-Sénart, scène nationale (77)
  • Samedi 30 septembre 23, à 20h30 – Théâtre de Suresnes Jean-Vilar (92) Jeudi 5 octobre 23, à 19h30 – Le Tandem, scène nationale d’Arras (62)
  • Ven. 8, sam. 9, mar. 12, mer. 13, jeu. 15, ven. 16 décembre 23 à 20h Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet (75)

  • Samedi 2 mars 2025 à 20h30 – Les Bords de Scène, Juvisy-sur-Orge (91)
Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 18 juin 2023
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