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La chair et le sang (Du temple à la ville, La Rêveuse, Bolton, Perrot, Lazar – Hôtel des Invalides, 12 juin 2023)

“« C’est peu de cas encor, et, de pitié de nous.
Ma femme en quelque lieu, grosse, est morte de coups.
Il y a quatre jours qu’aiants esté en fuitte,
Chassez à la minuict, sans qu’il nous fust licite
De sauver nos enfants, liez en leurs berceaux,
Leurs cris nous appelloient, et entre ces bourreaux,
Pensans les secourir, nous perdismes la vie.
Helas ! si vous avez encore quelque envie
De voir plus de malheur, vous verrez là-dedans
Le massacre piteux de nos petits enfants. »
J’entre, et n’en trouve qu’un, qui, lié dans sa couche.
Avait les yeux flestris; qui de sa pasle bouche
Poussoit et retirait cet esprit languissant
Qui, à regret son corps par la faim delaissant
Avait lassé sa voix bramant après sa vie.”
(Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques)

Massacre de Sens, avril 1562 extrait de Tortorel et Perrissin Tortorel & J Perrissin, Les 40 Tableaux ou Histoires diverses, Genève, 1569-70 – Source : BnF / Gallica

Du temple à la ville. Psaumes, motets, meslanges, et fantaisies de la Réforme et de la Contre-Réforme

Psaumes de Claude Lejeune
Chansons spirituelles de Paschal de L’Estocart, extraites des Octonaires de la vanité du monde, sur un poème d’Antoine de la Roche – Chandieu
Meslanges de sujets chrestiens d’Étienne Moulinié
Lectures d’extraits des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné
Autres textes et poèmes de Théodore de Bèze, Clément Marot, Pierre de Ronsard et Michel de l’Hospital
Lire les textes du programme

Benjamin Lazar, récitant

Eugénie Lefebvre, dessus
William Shelton, haute-contre
Paco Garcia, haute-taille
Vincent Bouchot, basse-taille
Lucas Bacro, basse

La Rêveuse :
Florence Bolton, basse de viole
Benjamin Perrot, théorbe
Emmanuel Mandrin, orgue positif

Salle Turenne, 12 juin 2023, Musée de l’Armée, Hôtel des Invalides, Paris.

Soirée admirable et affreusement évocatrice. Loin de nous faire rêver, c’est dans les méandres sombres d’un cauchemar éveillé que la Rêveuse & Benjamin Lazar nous ont fait plonger l’espace d’une soirée intense et crépusculaire, bruissant du fracas des armes, des cris de triomphe, et des râles des mourants. Benjamin Lazar, Savonarole intense et survolté, tapant du pied, roulant des yeux exorbités, serrant des poignes comme on étrangle du papiste ou comme on défenestre du réformé, délivre une prestation aussi théâtrale qu’hypnotique. Le français restitué chantant, dans sa rhétorique puissante et artificielle, sculpte les mots comme autant de visions gravées à l’acide. On admirera tout particulièrement les extraits des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, presque insoutenables dans leur brutalité sanglante, ou la noble traduction de la Bible de Lemaistre de Sacy pour une fuite d’Egypte en Technicolor spectaculaire.

Plus raffiné, non moins plus poétique, le choix des Sonnets sur la Mort de Jean de Sponde, dénotent une sélection subtile et un programme très bien structuré entre lectures et chants, équilibré entre les deux camps réformés et catholiques, avec parfois des conversions tragiques que Florence Bolton souligne avec simplicité dans son introduction. Ainsi, pour en revenir au poète et écrivain Jean de Sponde auquel nous souhaitons rendre hommage, il fut un humaniste et helléniste, injustement oublié du fait de sa conversion tardive au catholicisme (dans le sillage de celle d’Henri IV) qui provoqua sa brouille avec Agrippa d’Aubigné et l’assassinat de son père. De Sponde finit dans la pauvreté et mourut de pleurésie. Ses livres seront détruits par les protestants car ceux d’un traître et rejetés par les catholiques comme trop calvinistes… 

© Muse Baroque, 2023

Dans ce climat tragique et violent, musicalement, on est loin de la Tamise et de ses accents italianisants XVIIème qu’explore actuellement la Rêveuse. On est tout aussi loin des mignons pépiements de rossignols et coucous que l’ensemble prodigua avec une grâce ingénue lors de la Journée des Jardins du 4 juin dans les jardins de l’Hôtel de Matignon. Mais le pouvoir d’évocation est intact : le Psaume 68 dit des Batailles de Claude Lejeune (qui commit aussi un répertoire catholique en latin soit dit en passant) est délivré avec une martiale précision, une gourmandise belliqueuse. Sans surprise, Etienne Moulinié se taille la part du lion. On citera le très beau cantique à trois voix “Espoir de toute âme affligée” tout de dentelle avec un accompagnement sensible de Florence Bolton à la viole et d’Emmanuel Mandrin au positif (hélas pendant toute la durée du concert, le théorbe de Benjamin Perrot était peu audible, face au trop puissant quarteron de chanteurs). On applaudira l’ambitieux Cantique de Moïse, où les artistes ont eu l’heureuse idée de faire précéder chaque strophe chantée par une déclamation préalable du récitant, ce qui permet de mieux en saisir le sens avant qu’il ne soit noyé dans le contrepoint savant. A cet égard, les chanteurs font preuve d’une extrême cohésion et lisibilité. On louera tout particulièrement la dynamique et les aigus filants d’Eugénie Lefebvre, dont la ligne de dessus est souvent mise en valeur par Moulinié, la justesse de William Shelton, la discrétion nuancée de Vincent Bouchot, et la stabilité et projection de Lucas Bacro. En revanche, petite déception que la haute-taille de Paco Garcia, à l’émission tirée et au timbre peu agréable. Les pièces, même tardives, sont encore composées dans un style polyphonique savant archaïsant (le Cantique de Moïse date de 1658, à quelques faibles encablures du Ballet des Saisons de Lully) même si ça et là une ligne mélodique ornementée et expressive trahit la modernité par rapport au modèle hérité des Lassus et Palestrina, matinée de l’influence de l’air de cour. Comme si ce soir-là tout s’entrecroisait en une alchimie floue où les frontières entre religion et styles musicaux s’estompent. Et alors que finissent de retentir les louanges en l’honneur d’un même Dieu entre des armées de combattants résolus et exsangues, les fresques du réfectoire de la Salle Turenne et leur représentations naïves d’une guerre en dentelle colorée semblent bien vaines, quand la Rêveuse a su ressusciter avec tant d’intelligence et de poésie ces épisodes troublés, où l’ombre des pendus enfoncés au burin d’un Callot continue de hanter l’auditeur dans la nuit d’un printemps finissant.

 

Viet-Linh Nguyen

PS : ce concert fait naturellement écho à l’exposition La Haine des clans. Guerres de Religion, 1559-1610 qui se tient jusqu’au 30 juillet au Musée de l’Armée.

 

 

Étiquettes : , , , , , , , , Dernière modification: 13 juillet 2023
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