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Résurrection ! (Ziani, La Morte vinta sul Calvario, Les Traversées Baroques – Eglise des Blancs-Manteaux, 27 mars 2024)

La Morte vinta sul Calvario,
Sepolcro, Vienna (1706),
Marc’Antonio Ziani (1653-1715),

Yannis François: le Démon,
François-Nicolas Geslot: la Nature Humaine,
Maximiliano Banos : la Mort,
Dagmar Saskova : la Foi,
Capucine Keller : l’Âme d’Adam,

Violons : Jasmine Eudeline, Clémence Schaming
Cornets à bouquin / flûtes à bec : Judith Pacquier, Liselotte Emery
Sacqueboute : Claire McIntyre
Basson : Monika Fischaleck
Violes de Gambe : Ronald Martin-Alonso, Christine Plubeau
Violoncelle : Clara Fellemann
Théorbe : Marc Wolff
Clavecin et Orgue : Laurent Stewart

Les Traversées Baroques
Direction musicale : Etienne Meyer (direction artistique : Judith Pacquier)

Eglise des Blancs-Manteaux, Paris, 27 mars 2024

C’est en vain que l’Enfer
T’empêche d’atteindre
Ton but ;
Si je dirige tes pas,
Ton chemin
Sera certain.

La Foi

Ne pas se fier aux tonalités si agréablement italianisantes du nom du compositeur et aux accents transalpins de la musique ; si cette œuvre est à rechercher au-delà des Alpes, il faut regarder à l’extrémité orientale de la chaîne, là où le relief montagneux laisse la place à la grande plaine d’Europe centrale. Vienne est en effet l’épicentre du Sepolcro, genre musical auquel se rattache cette Morte vinta sul Calvario de Marc’Antonio Ziani (1653-1715), variation de l’Oratorio se caractérisant par ses personnages purement allégoriques et un effectif instrumental plus étoffé que dans les oratorios traditionnels.

On connait la curiosité des Traversées Baroques et leur capacité à ressusciter des œuvres et des compositeurs souvent délaissés, remettant en lumières des œuvres dont l’intérêt musical mérite grandement que l’on s’y attarde et attache. Cela avait déjà été le cas avec l’oratorio Il trionfo della morte (1677) de Bonaventura Aliotti (Accent, 2019, voir notre compte-rendu) et plus récemment avec les madrigaux à cinq voix Prima le Parole (1638) de Domenico Mazzocchi (Accent, 2021, voir notre compte-rendu). Récidive ce soir, pour notre plus grand plaisir, avec cette œuvre, qui, si l’on excepte le concert donné par les Traversées Baroques au château de Bussy-Rabutin le 16 septembre dernier, est exécutée pour la première fois depuis sa création, concomitamment à la sortie de l’enregistrement de cette même œuvre (toujours chez Accent), disque dont nous ne manquerons pas de nous faire l’écho en ces pages dans les prochaines semaines.

Poursuivant leur travail d’exhumation des compositeurs italiens tombés dans un oubli plus ou moins prononcé, les Traversées Baroques s’attachent aujourd’hui à la figure de Marc’Antonio Ziani, né la même année qu’Arcangelo Corelli (ou de Pachelbel dans un autre style) et décédé en janvier 1715, précédent de quelques mois Louis XIV, et à l’époque loué au point que le castrat Francesco Bernardi, Il Senesino fut présent aux funérailles. Compositeur prolifique à qui l’on doit notamment une quarantaine d’opéra et plus de quinze Sepolcro, il pâtit du fait que bon nombre de ses compositions sont considérées comme perdues. Perdues, ou peut être seulement égarées, ignorées dans les archives de quelques bibliothèques d’Autriche et d’Italie, attendant mélomanes et musicologues curieux de les faire renaître. Car si le catalogue de ses partitions égarées s’avérait de la qualité de cette Morte vinta sul Calvario, voici un compositeur qui assurément ferait l’objet de bien des louanges.

Judith Pacquier et Etienne Meyer, co-fondateurs des Traversées Baroques © Les Traversées Baroques

Genre spécifiquement viennois comme nous l’avons signalé, à quelques très rares exceptions près, le Sepolcro était chanté en italien (là encore les exégètes mentionnerons de marginales exceptions à la règle) et était donné au cours de la Semaine Sainte (plus particulièrement le Vendredi Saint si l’on privilégie l’exactitude du calendrier liturgique), avec décors et costumes, le plus communément dans le décors du Saint Sépulcre, qui finira par donner son nom à cette branche de l’Oratorio. Une œuvre allégorique en italien dont les spectateurs recevaient un livret non traduit, la pratique de la traduction du livret ne se répandant à Vienne qu’au début du dix-huitième siècle, marquant en cela un bel exemple du goût italien dans la musique viennoise de la fin du dix-septième siècle et du début du dix-huitième siècle, l’usage voulant aussi que l’opéra soit exclusivement chanté en italien à Vienne avant que Mozart ne révolutionne cet usage.

Marc’Antonio Ziani, originaire de Venise, chantre dans sa jeunesse à la chapelle Saint-Marc, et ensuite candidat malheureux à la fonction de premier organiste à la mort de Francesco Cavalli, fit une partie de sa carrière à la cour du Duc Fernandino Carlo Gonzagua de Mantoue. C’est en 1700 qu’il quitte la plaine padane pour se rendre à Vienne, comme nombre de ses contemporains, où il fut vice-maître de chapelle, puis Maître de Chapelle en 1713, assisté de Johann Josef Fux (notons que l’oncle de Marc’Antonio Ziani, Pietro Andrea Ziani, 1616-1684 fut également actif à Vienne en ces années). C’est donc à Vienne qu’il compose ce Sepolcro, donné le soir du Vendredi Saint 1706, Ziani étant coutumier en ces années de ce genre musical. Le Sepolcro retrace avant tout une joute oratoire entre plusieurs figures allégoriques aux caractères affirmées et aux positions tranchées. L’œuvre, composée sur un livret de Pietro Antonio Bernardoni (1672-1714), collaborateur régulier de Marc’Antonio Ziani, alternant entre récitatifs expressifs et aria enlevés n’en est que plus délectable servie par un plateau vocal alléchant.

Et à ce titre, soulignons que celui de ce soir enchante à plus d’un titre. Yannis François en premier lieu, baryton-basse à l’ample voix caverneuse (également connu, outre pour ses talents de danseur, pour ses connaissances musicologiques lui ayant permis de travailler sur nombre de disques de récitals d’autres artistes, notamment Jeanine de Bique) qui incarne dans cette Morte vinta sul Calvario la figure du Démon, instigateur du Péché Originel se réjouissant de la mort du Christ. Dès l’air d’entrée, l’aussi furieux que véhément Ho gia vinto, réhaussé au trombone, s’exprime la puissance et la souplesse vocale de Yannis François, dont le charisme impose sans peine le maléfique personnage, expressivité sans faille que nous retrouverons lors des deux autres aria du personnage, dont un superbe duo avec la Mort (Vil che sei non creder gia) et un nom moins séduisant aria final, Cosi fa splendor dans lequel sa puissance vocale s’allie au basson et au trombone dans une belle symbiose. La Mort n’est pas en reste, sans doute contrariée de voir le Démon s’accaparer le décès du Christ, elle tient à tenir son rang dans les bas offices, campée par le convainquant Maximiliano Banos, contre-ténor auquel échoient quelques-uns des airs les plus touchants de l’œuvre de Ziani, à l’exemple, outre du duo avec le Démon déjà cité, du plus apaisé et émouvant Chi sul detto il Fiord el campo, andante poignant souligné aux violes, parmi lesquelles nous notons la présence de Ronald-Martin Alonso, en ces pages récemment mentionné pour le récent concert donné à la Marbrerie de Montreuil autour de Marin Marais.

Yannis François © Eric Guyenon

Qui du Démon ou de la Mort doit se réjouir d’être à l’origine de la fin du Christ ? Le vain débat fait rage et survient la Nature Humaine, seule à pleurer la mort du Sauveur, rapidement conspuée par le Démon pour son inaction dans le rachat des péchés. François Nicolas Geslot, haute-contre sensible, à la voix parfaitement posée, incarne l’allégorie avec une présence vocale émouvante, tout particulièrement le Misera Umanita, largo juste souligné à la basse, pétrifiant d’humanité et d’empathie.

Dagmar Saskova (La Foi) et Capucine Keller (l’Âme d’Adam), toutes deux habituées des Traversées Baroques complètes ce plateau vocal de très haute tenue. De la première, nous retiendrons une très belle capacité de projection dans les quelques airs qui lui sont dévolus (l’enlevé Reo traditore infido) ou a contrario dans le très épuré largo Inderno la meta, et de la seconde la souplesse et la gracilité vocale, notamment dans son récitatif partagé avec la Mort et la Nature Humaine dans la seconde partie de l’œuvre.

Le genre du Sepolcro se caractérise par une utilisation plus affirmée qu’habituellement dans l’oratorio d’effectifs instrumentaux conséquents et ici très justement utilisés par Marc’Antonio Ziani, prompte à ponctuer sa partition d’accompagnement instrumentaux qui vont bien au-delà du simple soulignement et secondent, voire provoquent la voix. C’est le cas bien évidemment sur les airs du Démon (et cela malgré une voute d’église qui offre quelques effets malencontreux de réverbération), mais aussi sur l’aria de la Nature Humaine Quel dolor ch’io porto in volto, précédé d’une longue et ample introduction au violon, qui se prolongera en un accompagnement tout à fait juste, ou encore, en fin de représentation et toujours lié à la Nature Humaine, sur le Non spande giammai, une belle association du cornet et du trombone, accentuant la sensibilité se dégageant de cet air.

Un sepolcro constamment inventif, extrêmement varié malgré sa brièveté (1h15 environ) et qui porté par un plateau vocal d’une grande cohérence s’avère une découverte des plus enthousiasmantes que les Traversées Baroques auront l’occasion, nous en sommes certains, de faire découvrir de nombreuses fois à un public conquis.

 

                                                           Pierre-Damien HOUVILLE

Étiquettes : , , , , , , , , , Dernière modification: 4 avril 2024
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