Rédigé par 2 h 15 min Concerts, Critiques

La Seine en fête (Rameau, les Fêtes d’Hébé, De Negri, Desandre, Mauillon, Les Arts Florissants, Christie, Carsen – Opéra Comique, 17 décembre 2024)

Les Fêtes d’Hébé (Prologue), les Arts Florissants, dir. William Christie, mise en scène Robert Carsen © Vincent Pontet / Opéra Comique


Jean-Philippe RAMEAU

Les Fêtes d’Hébé
Les Talents lyriques

Opéra-ballet en un prologue et trois entrées, créé à Paris le 21 mai 1739, sur un livret non signé de Antoine Gautier de Montdorge

Emmanuelle de Négri ǀ Hébé, la Naïade
Lea Desandre ǀ Sapho, Iphis, Eglé
Ana Vieira Leite ǀ l’Amour, le Ruisseau, une Bergère
Marc Mauillon ǀ Momus, Mercure
Renato Dolcini ǀ Hymas, Tyrtée
Cyril Auvity ǀ Le Ruisseau, Lycurge
Lisandro Abadie ǀ Eurilas, Alcée
Antonin Rondepierre ǀ Thélème
Matthieu Walendzik ǀ le Fleuve

Danseurs : Anli Adel Ahamadi, François Auger, Ambère Aurivel, Pauline Bonnat, Serena Bottet, Jeanne Cathala, Louise Demay, Paul Gouven, Alexandra May, Antoine Salle, Lara Villegas, Guillaume Zimmerman

Chœurs et orchestre des Arts Florissants

Direction musicale William Christie
Mise en scène de Robert Carsen
Décors et costumes Gidéon Davey
Lumières : Robert Carsen et Peter van Praet
Chorégraphie : Nicolas Paul
Vidéo : Renaud Rubiano

Représentation du 17 janvier 2024, Opéra Comique, Paris.

Pour souffler ses 80 bougies, William Christie a choisi la Jeunesse et la Musique avec les Fêtes d’Hébé de Rameau, qu’il avait déjà superbement enregistré en 1996 (Erato). Valeur sûre, “valeur refuge” comme diraient les économistes, cette œuvre a connu un extraordinaire succès depuis sa création le 21 mai 1739 et fut jouée tous les mardis, jeudis, vendredis et dimanches pendant 6 mois, puis en alternance avec Dardanus. Cet opéra-ballet fut même plus joué du vivant de Rameau que les fameuses Indes Galantes, et entre 1739 et 1777, Les Fêtes d’Hébé connurent 268 représentations, avec des reprises en 1747, 1756, 1757 puis à partir de 1764 avec des révisions. Sa dernière apparition sur scène eut lieu en 1777.

Malgré un livret fruit d’un auteur amateur qui garda plus ou moins l’anonymat (ami d’Antoine Gautier de Montdorge, receveur de la Chambre aux deniers du roi, ami du fermier général La Pouplinière, le mécène de Rameau depuis 1732), quelque peu aidé par l’excellent Abbé Pellegrin (qui commit les livrets de Jephté de Montéclair ou encore de l’Hippolyte & Aricie de Rameau). Avouons qu’en dépit de la brièveté des entrées, obligation de ce genre décousu et impatient dont nos lecteurs savent le peu de considération que nous lui portons, nous avons été favorablement conquis par les qualités littéraires du livret, et leur insertion dans un cadre mythologique très raffiné. Si les entrées n’ont pas l’exotisme facile des Indes Galantes, le Prologue suivi des trois séquences célébrant la Poésie (personnifiée par la poétesse Sappho), la Musique (Tyrtée) et la Danse (Églé, disciple de la muse Terpsichore) s’avèrent à la fois équilibrée et variées, avec un petit bémol sur la seconde Entrée où la Musique n’est qu’un prétexte à des déferlement belliqueux, d’où le choix capillotracté de Tyrtée, soi-disant créateur spartiate du genre du “chant guerrier”. Pour la petite histoire cet acte II dut être remanié dès juin 1739 et c’est cette version, puissante et musicalement audacieuse, qui a été jouée ce soir.

Les Fêtes d’Hébé (1ère entrée), les Arts Florissants, dir. William Christie, mise en scène Robert Carsen © Vincent Pontet / Opéra Comique

Commençons par la vue avant l’ouïe. 10 ans après sa Platée fashion victim, loin du climat ambigu et mortifère de son Alcina, du hangar à vélo de son Rinaldo de Glyndeborne (franchement complètement raté), ou de la froideur argentée de son Armide, Robert Carsen nous livre une vision jouissive et populaire de ces Fêtes, légèrement irrévérencieuse, gentiment impertinente, d’une lisibilité aisée dans ses parallèles : Hébé, déesse de la jeunesse, chassée de l’Olympe, pour avoir malencontreusement renversé la coupe des Dieux ? Qu’à cela ne tienne, voici dans un de ces pince-fesses à l’Elysée, où la soubrette renverse intempestivement le gros rouge qui tâche sur Brigitte M. Expulsée à l’instant, elle se retrouve devant le portail, où la fine fleur de la société parisienne vient peu à peu s’instagrammer en attendant le taxi et en admirant les démonstrations de l’Amour , star du show-biz drapée d’une robe écarlate moulante. Puisque la déesse fait des berges de la Seine sa nouvelle retraite, le metteur en scène va filer la métaphore et jeter son dévolu sur l’atmosphère d’Hébé in Paris à la manière d’Anne Hidalgo, sans que jamais la ligne entre satyre ou clin d’œil ne soit clairement établie. A chaque spectateur d’y faire son miel. Acte 1, voici les affres de Sapho transposés en estudiantines amourettes de vacances le temps d’un Paris Plages, où le royal Hymas se mue en… CRS et réunit les heureux bénévoles/employés en rendant son accréditation à Alcée, tandis que les naïades et le fleuve, entortillés d’algues de plastique semblent faire un pied de nez à la promesse d’une Seine purifiée. On appréciera la jet-set parisienne se faisant dédicacer le dernier opus de Sapho avant de se vautrer dans les transats rayés.

Les Fêtes d’Hébé (2ème entrée), les Arts Florissants, dir. William Christie, mise en scène Robert Carsen © Vincent Pontet / Opéra Comique

Acte 2 : coupe du monde de football et ambiance de victoire olympique en contrebas des quais, avec de belles chorégraphies inspirées des échauffements sportifs. Acte 3, nocturne mais le plus laid esthétiquement : la guinguette et le Mercure DJ, les selfies et vidéos sous les lampions indigents. Heureusement, il y a Notre-Dame en arrière plan, et un coup de bateau mouche (l’Hébé) enlèvera les drilles de leur rave-party lors d’un finale d’une légèreté communicative avec son feu d’artifice. L’on avouera que Robert Carsen ne signe pas là sa mise en scène la plus osée, ni la plus transgressive et cède un peu à la facilité, même si le résultat de ce parti-pris et ses saynètes de sitcom se révèle finalement agréable et consensuel, en décalage avec la noblesse inventive de la musique;

Car au-delà de ses exercices de bateleurs, c’est dans le chant et la musique qu’on louera sans réserve la justesse de la direction de William Christie, la force évocatrice des Arts Flo et la prouesse du plateau vocal, Lea Desandre en tête, qui cumule les rôles-titres des 3 actes (Sapho, Iphis, Eglé) avec une pèche incomparable. On admire ce chant souple et élégant, même dans les ornements nombreux ou les grands airs “Tu m’aimais”, sans compter ses talents de danseuse.

Les Fêtes d’Hébé (3ème entrée), les Arts Florissants, dir. William Christie, mise en scène Robert Carsen © Vincent Pontet / Opéra Comique

Musicalement si la distribution sans faille est sans conteste dominée par Léa Desandre en état de grâce, Marc Mauillon est superbe en Momus, et ne démérite pas dans le grand air virtuose de Mercure dans la troisième entrée, malgré des aigus tendus. Ana Vieira Leita mutine et souple, presque féline en écarlate starlette de l’Amour puis ruisseau et bergère charme avec douceur. Renato Dolcini campe un Hymas et Tyrtée chaleureux et stables. Ajoutons une Nymphe de la Seine, Emmanuelle de Negri qui s’amuse, et des second rôles de qualité mais disposant de peu d’espace pour faire valoir leurs organes (Lisandre Abadie en Alcée et Cyril Auvity en Lycurgue). Dans la fosse, ce tout jeune homme de 80 ans qu’est William Christie  dirige ses Arts Florissants avec une précision un sens des couleur, une fluidité, une folle élégance. On ne sait quoi louer le plus, les textures aquarellées, les danses vives sans nervosité, la pulsation constante qui évite la fragmentation de l’œuvre malgré division tripartite. Certains grincheux trouveront que cette lumière dorée, ce propos optimiste, cet équilibre de tout les instants (quoique le chœur sache se faire martial) conduit à une permanente Fête à Cythère. Tout respire, chante et sourit en ce XVIIIème siècle français, qui a perdu de sa grandeur du Siècle précédent, et a su y substituer l’éclat, la beauté hédoniste, une musicalité triomphante, qui se suffit à elle-même. Ce fut en définitive non une soirée mais une soierie de rêve.

 

Viet-Linh Nguyen

Étiquettes : , , , , , , , , , , Dernière modification: 30 avril 2025
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