
Poppaea Sabina, Huile sur bois anonyme (vers 1570), 81 x 61 cm, Musée d’Art et d’Histoire de Genève – Source : Wikimedia Commons
Claudio MONTEVERDI (1567-1643) et alii
Le Couronnement de Poppée
opéra en un prologue et trois actes sur un livret de Giovanni Francesco Busenello, d’après les Annales de Tacite, créé au Teatro SS. Giovanni e Paolo à l’automne 1642, repris dans ce même théâtre durant le carnaval 1646, puis à Naples en février 1651.
Catherine Trottmann : Poppée
Ray Chenez : Néron
Ambroisine Bré : Octavie, la Vertu
Paul-Antoine Bénos-Djian : Othon
Adrien Mathonat : Sénèque
Paul Figuier : Arnalta, Nourrice, Familier 1
Valeria La Grotta : Fortune, Drusilla, une Demoiselle
Camille Poul : Amour, un Valet
Sebastian Monti : Lucain, Soldat 1, Familier 2
Thibault Givaja : Libertus, Soldat 2
Yannis François : Licteur, Familier 3, Mercurio
Le Banquet Céleste (direction collective par les musiciens)
Version de concert, Couvent des Jacobins, Rennes, 14 décembre 2024.
Une chute, si elle est de reins, peut être un moyen de s’élever ! Un axiome tout en oxymore qu’a fait sien Théodora, morganatique épouse de Justinien (Empereur d’Orient de 527 à 565) et la non moins connue Poppée (vers 30-65 après JC), seconde épouse de Néron et de ce fait impératrice à partir de 62, ayant elle aussi privilégié pour son ascension un cursus honorum de la literie. Mais n’en prenons pas ombrage tant la carrière de cette femme en chambre nous offre quelques siècles plus tard avec cette œuvre quasi originelle et démiurgique de l’opéra un tel condensé narratif des passions humaines, un bûcher des vanités et des ambitions d’une telle palette que l’œuvre garde sa force de pétrification intacte presque quatre siècles après sa création. Nous n’entrerons pas ici dans les nombreux débats musicologiques quant à la paternité de l’œuvre, ou sur la toile d’araignée des partitions difficilement réconciliables dites de Naples ou Venise dont les ramifications ont déjà été abordées en détail dans nos pages.
Le Banquet Céleste et l’Opéra de Rennes reprennent actuellement dans une version de concert la partition de Monteverdi dans une version héritée des représentations mises en scènes qui avaient il y a maintenant de cela un peu plus de deux ans fait sensation lors du Festival d’Aix en Provence en 2022, dirigées par Leonardo García-Alarcón et sa Cappella Mediterranea. On évite ainsi le tuyau géant de la mise en scène de Ted Huffman. C’est aujourd’hui le très bel auditorium du Couvent des Jacobins de Rennes qui accueille la représentation, l’Opera de Rennes, déjà coproducteur de la version d’Aix-en-Provence ayant donné l’œuvre dans sa version mise en scène au cours de l’automne 2023. Si les musiciens du Banquet Céleste succèdent à La Capella Mediterranea, soulignons que cette version de concert, tendant par essence vers l’épure du chant et de la musique, recentre l’attention vers les caractères profonds des personnages, comme pour mieux en dévoiler la complexité, affichant une palette de sentiments indissociable de la variété de la nature humaine, qui trouve dans cet opéra testamentaire partiellement de Monteverdi l’une de ses plus belles incarnations.
Poppée est-elle amoureuse ou amorale dans son ascension ? Néron est-il un tyran aveuglé par sa folie ou un homme en proie aux nécessités du pouvoir qui lui incombent de par sa fonction ? Deux questions parmi les multiples et au final si actuelles interrogations portées par le livret de Giovanni Francesco Businello (1598-1659), vénitien ayant étudié à Padoue dont il n’est pas interdit de penser que sa formation de juriste eut une influence sur sa capacité à peindre la complexité de sa nature humaine jusque dans ses affres et ses turpitudes les plus viles, bien qu’il reprenne ici des épisodes narrés dans les Annales de Tacite (58-vers 120), auteur latin déjà subtil dans sa manière de décrire les aéropages constituant les entourages des empereurs Tibère et Néron.

Catherine Trottmann © Thibault Eskalt
Les ruines d’une vaste villa à Oplontis, non loin de Pompéi, découverte dans la seconde moitié du vingtième siècle marquent surement l’apanage de la gens Poppaea dont était originaire l’ambitieuse et par bien des aspects vénéneuse Poppée, qui s’éleva au rang d’impératrice au terme de trois mariages, avant de succomber vers l’âge de trente-cinq ans, probablement des suites d’un accouchement. Mais qu’importe le destin de Poppée, Monteverdi semble avec L’Incoronazione di Poppea vouloir nous conter quelque chose de plus grand, l’orageux entrechoquement des sentiments. Le compositeur place son propos au-dessus des basses tergiversations des sentiments humains dès le prologue, assez bref pour ne pas tomber dans une ennuyeuse abstraction, assez long pour donner un cap à toute son œuvre et dans lequel Fortune et Vertu s’invectivent, chacune croyant régenter le monde avant que l’Amour n’apparaisse et n’annonce sa suprématie. C’est bien lui qui régente les passions des mortels, dont les actes sont mus avant tout par ce sentiment dont ne seront exclus aucuns aspects, de la jalousie à la possession, de la trahison à la dimension charnelle. Monteverdi fait d’ailleurs débuter l’ascension de Poppée alors qu’elle est l’épouse du général Othon, excluant historiquement la première liaison de Poppée avec Rufrius Crispinus, membre de l’ordre équestre et dont elle eut un fils, avant que celui-ci ne tombe en disgrâce et ne fut contraint à l’exil, puis assassiné sur ordre de Néron, le troisième époux de Poppée.
Mais ne digressons pas et admirons la narration de Monteverdi qui d’emblée met Othon (Paul-Antoine Bénos-Djian, déjà présent dans la distribution de Aix-en-Provence et qui une fois de plus dans ce rôle ravit d’une fois à la fois souple et sensible, offrant une incarnation pleine de naturel, campant un Othon d’une grande sincérité) dans la position bien passive de devoir assister sous ses fenêtres aux tromperies de son épouse Poppée, révélant son ambition dans les bras de Néron. L’amour est d’autant plus cruel quand il n’existe plus ou quand il s’incarne déjà dans autrui et Othon désarmé, relégué, délaissé, condamné à contempler sans pouvoir agir sa messaline épouse cueillir dans les bras de Néron les fruits de son ambition.
Poppée, c’est Catherine Trottmann, qui reprend là le rôle qu’elle tenait déjà la saison dernière lors des représentations mises en scène. La jeune soprane jouit d’une présence scénique qui même dans cette version plus statique lui confère une aura sulfureuse, transperçant la salle d’aigus aussi posés que puissants, incarnant une détermination sans failles, une posture ambitieuse qui jamais ne laissera transparaître la faiblesse. Si elle sait se montrer amoureuse, est-ce par sincérité des sentiments ou par calcul, cachant sous ses charmes les armes d’une machiavélique ambition, dévorant les hommes pour mieux poser ses fesses sur le trône curule. Face à Poppée le contreténor Ray-Chenez, qui lui aussi reprend son rôle de la saison dernière, offre un Néron à l’allure juvénile et fluette, qui s’il peine à nous évoquer le prétendu terrifiant pyromane de Rome se montre très habile à camper un jeune empereur lui aussi ambitieux, sans scrupule, à la froideur calculatrice. Une voix brillante, couvrant un large spectre et des intonations précise, renforçant l’image d’un empereur déterminé, sur de lui jusqu’au mépris des autres, de son épouse légitime, Octavie (Ambroisine Bré, au timbre de mezzo plein de tempérament et à la belle présence, qui s’empare du rôle avec conviction, brassant une palette émotionnelle entre détermination, résignation et abattement), ou de Sénèque, qu’il n’hésitera pas à envoyer à la mort.
Sénèque, ancien précepteur du jeune Néron, est assurément l’un des personnages les plus complexe du livret, figure à la fois de sagesse et de raison, embrassant au final le fatalisme et la résignation, il est à la scène incarné par Adrien Mathonat, extraordinaire basse, posée et caverneuse, envoutante au point d’être pétrifiante, incarnant à la perfection à la fois la stature physique et morale de son personnage, puissant dans ses engagements, jusque dans les renoncements du personnage, puisant dans des inflexions vocales subtiles une capacité à exprimer la très large palette des sentiments de ce personnage si central de L’Incoronazione di Poppea.

Adrien Mathonat © Vincent Lappartient / Studio J’adore ce que vous faites
Un plateau de très haute tenue générale où pour être complet ou presque il nous fait aussi souligner les belles prestations de Paul Figuier, dans les rôles de Arnalta, nourrice comique de Poppée et figure du présage, comme une intercession entre le divin et le mortel sur les conséquences possibles et futures de ses choix. Autre figure appréciée, celle de Yannis François, qui faisait déjà partie de la distribution d’Aix-en-Provence, dans les rôles succincts d’un licteur et de Mercurio, mais qui arrive le temps de quelques chants à déployer la voix charismatique et l’ampleur que nous lui connaissons.
Cette distribution vocale de haute volée qui sert l’intensité d’un livret recentré sur la personnalité des protagonistes, privilégiant les récitatifs ou les arias solistes et faisant un usage très parcimonieux des duos, même si nous noterons le très beau et final Pur ti miro, pur ti godo, par ailleurs possiblement non de la main de Monteverdi[1].
En définitive, louons cette représentation qui sut superbement mettre en relief ce Couronnement, portée par l’effectif restreint – comme c’était le cas dans les théâtres privées vénitiens – mais fort approprié du Banquet Celeste, précis dans ses incises, notamment pour les cordes (Marie Rouquié, Simon Pierre aux violons, Romain Falik et Diego Salamanca aux luths) et où nous soulignerons l’important travail effectué par Adrien Mabire et Benoît Tainturier aux cornets à bouquins et flûtes, servant judicieusement le propos du livret, en accentuant les tonalités sans jamais se porter au-dessus des chanteurs, contribuant à rendre pleinement sensible la partition de Monteverdi, jamais illustrative, mais au contraire toujours au service de l’action, comme une épure originelle, un dépouillement salvateur du plus bel effet.
Avec cette Incoronazione, le Banquet Céleste rend à l’œuvre montéverdienne sa grandeur tragique originelle, faisant de l’ascension de cette courtisane au prix de la chute de quelques-uns de ses contemporains une métaphore toujours actuelle des passions humaines, des grandeurs de l’engagement et de la petitesse des ambitions.
Pierre-Damien HOUVILLE
[1] Nous renvoyons nos lecteurs aux multiples débats sur la paternité de l’œuvre.
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