Rédigé par 9 h 11 min Concerts, Critiques

Ballets en ciseaux (Rameau, Pygmalion ; Iso, Zémide ǀ Reinoud Van Mechelen, A Nocte Temporis – Château de Versailles, 2 décembre 2024)

Reinoud Van Mechelen © AMUZ / REMA

Jean-Philippe RAMEAU (1683-1764)
Pygmalion, a
cte de ballet sur un livret de Sylvain Ballot de Sauvot (1748)

Pierre ISO (1715-1794)
Zémide, a
cte de ballet sur un livret du Chevalier de Laurès (1745)

Ema Nikolovska : Zémide, Céphise et la Reine de Scyros
Gwendoline Blondeel : L’Amour
Virginie Thomas : la Statue
Philipe Estèphe : Phasis, amant de Zémide

Chœur de Chambre de Namur
Ensemble A Nocte Temporis
Reinoud Van Mechelen : Pygmalion et Direction

Version de concert. Salon d’Hercule, Château de Versailles, lundi 2 décembre 2024

Avec le double programme de cette soirée Reinoud Van Mechelen convoque nos souvenirs, réveillant l’usage des programmes de fragments composés autour de plusieurs œuvres : deux ce soir, courtes, intenses et promptes aux divertissements, deux œuvres aux destinées divergentes : l’une, le Pygmalion de Jean-Philippe Rameau étant devenue au fil des ans un quasi classique (cf. notamment l’enregistrement vif et racé des Talens Lyriques  paru chez Aparté en 2017), l’autre, la Zémide de Pierre Iso, depuis longtemps tombées dans les limbes, à l’image de son compositeur. Depuis sa création en 2016, sous l’égide de Reinoud Van Mechelen et de la flutiste Anne Besson, A Nocte Temporis s’attache à faire revivre des œuvres délaissées. Le Salon d’Hercule sert ce soir d’écrin majestueux à cette programmation en diptyque dont l’Amour, enjôleur, moqueur et toujours moteur des passions humaines, sert de trait d’union.

Ema Nikolovska © Kaupo Kikkas

Commençons par l’œuvre pour laquelle les trompettes de la renommée restèrent désespérément muettes, cette Zémide de Pierre Iso constituant indéniablement la curiosité de cette soirée. Pierre Iso (1715-1794), originaire de Nevers, ayant débuté sa carrière à Moulins, se fixe à Paris vers 1748 et plusieurs de ses œuvres seront jouées à l’Opéra de Paris, dont le catalogue, succinct comporte aussi une Phaëteuse, acte de ballet en un acte sur un livret de Fuzelier créée à l’Académie Royale de Musique, constituant la première entrée des Fragments Héroïques dont la Zémide constituait la suite de programme. Rendons grâce à Reinoud Van Mechelen et à son ensemble d’avoir ressuscitée cette petite pépite[1], gracieuse à tous égards. Une exhumation qui nous transporte à Scyros (actuelle Skyros), dans l’archipel des Sporades, dont la Reine Zémide peu encline à succomber à l’Amour refuse ses sentiments à Phasis. Un livret simple à la tonalité mythologique ne s’embarrassant pas de personnages secondaires superflus assez typique de ce genre de composition, laissant largement matière aux développements musicaux et à l’interprétation des chanteurs. Et avouons que sur ce plan le plateau de ce soir est d’une très grande qualité. Gwendoline Blondeel dans le rôle de l’Amour, qu’elle conservera en seconde partie de soirée dans le Pygmalion de Rameau, ravit d’une projection impeccable et d’aigus limpides dès le début de l’œuvre (« Séjour fatal, où règne la beauté rebelle »), campant un Amour à la détermination sans faille, figure de la destinée énergique dont la souplesse de diction triomphe des quelques complexités techniques de la partition, du puissant Où suis-je ? Quels sont ces liens (scène 4), au très beau crescendo dramatique du « Rompez, rompez mon esclavage » (scène 4 également) jusqu’au délicieux air final célébrant son triomphe (« La rose nouvelle sous l’épine cruelle« ). Mais à l’Amour il fallait un pendant à la hauteur et dans le rôle de la Reine Zémide Ema Nikolovska donne le change, campant une souveraine matrone, alliant à une présence scénique indéniable une voix malléable, puissante et ductile qui donne à son personnage un charisme certain, appréciable y compris dans cette version de concert des deux œuvres (Mais que vois-je ? échappé sans doute d’un naufrage »). Dans cette première œuvre, Philippe Estèphe dans le rôle de Phasis, un peu en retrait dans ses premiers élans (« Ô bienfait ! ô jour favorable« ) se révèle par la suite, convainquant en amoureux déterminé, souffrant de l’indifférence de sa belle (« Par quelle erreur, ô ciel ! vous laissez-vous séduire ? »).

Mais au-delà du plateau vocal, c’est bien la qualité d’une partition enjouée qu’il nous faut souligner. Reinoud Van Mechelen dirige avec élan les musiciens de A Nocte Temporis et tire le meilleur des quelques interventions des chœurs dans cette première œuvre, denses et d’une belle amplitude (« Approchons, enlevons ces armes » d’une belle dramaturgie), comme il rend justice divertissements instrumentaux propres à ce type d’œuvres, que ce soit dans l’ouverture, classique bien que charmante, ou dans les danses éparpillées au cours de l’œuvre. Une belle découverte que Reinoud Van Mechelen s’approprie avec conviction et panache, rendant un bel hommage à ce compositeur oublié.

Mais si Zémide se montre initialement rétive à l’Amour, Pygmalion lui se désespère d’aimer sa création, comme un amour exclusif, un repli sur lui-même, une impossibilité d’aller vers l’autre. Et A Nocte Temporis d’enchaîner avec ce plus connu Pygmalion, dont l’ouverture, plus ample, solennelle et plus évocatrice démontre à elle seule la maîtrise de composition de Rameau. Une partition sur laquelle Reinoud Van Mechelen endosse en plus de celui de la direction, celui de Pygmalion, d’une voix de haute-contre toujours aussi maîtrisée et expressive, laissant l’auditoire plus pétrifié que sa statue dès l’initial « Fatal Amour, cruel vainqueur », doloriste, parfaitement posé, sans aucun effet d’emphase, rempli d’une gravité touchante. « Que d’appâts ! que d’attraits ! » s’extasie Pygmalion (scène 3) devant la beauté de sa création, Rameau faisant en ces instants resonner la flûte (Anne Besson, parfois accompagnée de Sien Huybrechts), comme une évocation du crissement du ciseau sur la pierre. Et quand la statue prend vie, c’est la voix limpide, cristalline de Virginie Thomas qui émeut, juvénile, comme encore abasourdie, décontenancée d’ainsi prendre vie. Un rôle concis mais crucial dans lequel elle excelle. Comme deux traits d’union liant les deux œuvres de la soirée, Gwendoline Blondeel dans le rôle de l’Amour et Ema Nikolavska dans celui de Céphise confortent dans cette seconde œuvre de la soirée la très bonne impression donnée dans la Zémide de Pierre Iso. Une partition de Rameau qui au contraire de celle de Pierre Iso concentre les divertissements instrumentaux en fin d’œuvre au lieu de les diluer tout au long de la composition au prétexte que les Grâces instruisent la Statue naissante à la vie et lui montrent les différents caractères de la danse. L’occasion pour Rameau et les musiciens de A Nocte Temporis (parmi lesquels nous retrouvons Louis Barricand au clavecin, complice de Clément Geoffroy que nous évoquions sur le Solomon de William Boyce) de faire étalage de leur art dans une suite d’airs brefs et démonstratifs, un menuet au piccolo virevoltant, une vice chaconne conduite au tambourin, et plus rare un rigaudon, danse provençale dont l’usage dans la musique baroque n’allait pas tarder à tomber en désuétude, et cela avant que le Chœur de chambre de Namur n’entonne le triomphe de l’Amour, vainqueur de toutes les turpitudes.

Deux pépites qui ce soir auront brillées sous les ors du Salon d’Hercule et l’évocation par Véronèse du repas du Christ chez Simon le Pharisien ornant le mur derrière les musiciens. Comme un rappel de la nécessaire humilité nécessaire au service des grandes œuvres. Une attitude que Reinoud Van Mechelen et ses musiciens ont magnifié pour nous offrir ce soir la résurrection de deux magnifiques œuvres du répertoire musical du milieu du dix-huitième siècle.

                                                                                   Pierre-Damien HOUVILLE

 

 

[1] Soulignons également le travail sur cette partition de Benoit Dratwicki du Centre de Musique Baroque de Versailles, pour son travail de recomposition des parties manquantes de l’œuvre, musicologue dont le travail a permis nombre de recréations depuis maintenant deux décennies.

Étiquettes : , , , , , , , , , Dernière modification: 18 décembre 2024
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