Rédigé par 13 h 36 min Concerts, Critiques

Les plaisirs de l’île enchantée (Haendel, Alcina, Dreisig, Piau, Il Pomo d’Oro, Corti – Théâtre des Champs-Elysées, 5 décembre 2024)

Elsa Dreisig © Simon Fowler

Georg Friedrich HAENDEL
Alcina
Dramma per musica en trois actes sur un livret anonyme, créé à Coven Garden, Londres, le 16 avril 1735

Alcina, Elsa Dreisig
Ruggiero, Juliette Mey
Morgana, Sandrine Piau
Bradamante, Jasmin White
Oronte, Stefan Sbonnik
Oberto, Bruno de Sá
Melisso, Alex Rosen

Il Pomo d’Oro
Direction Francesco Corti

Opéra en version de concert, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 5 décembre 2024

Encore une Alcina, pourrait-on écrire, si l’on était blasé. Car assurément, cet opéra, malgré l’imbrication byzantine de son livret encore très 17ème, demeure parmi les favoris du public, tant il regorge de couleurs et d’airs magnifiques. Tout le monde attendait Elsa Dreisig pour cette première incursion dans ce répertoire. Sur Instagram, la jeune soprano franco-danoise partage ces craintes à retenir de longs da capos (d’ailleurs pas si long que cela, si on les compare à Porpora, Gluck dans sa période seria, ou même le jeune Mozart !). Craintes vaines et dissipées avec éclat. Certes stylistiquement cette émission très droite, l’usage du vibrato serré constant (« Ombre pallide »), le legato traduisent ses affinités avec un répertoire plus tardif. Mais il y a une fougue, une intensité, une puissance qui enivrent. Les aigus sont flutés, un brin métalliques, le registre médian doux, la projection stable après les deux premiers airs un peu plus timides. Son incarnation flamboyante et fière de cette superbe magicienne rappelle les échos dorés d’une Arleen Auger, même si la mélodie est souvent trop saccadée. De plus, les trilles et doubles croches ne sont pas forcément les mieux articulés dans les airs de fureurs, idem dans les duos, mais qu’importe : le tragique « Ah mio cor », où elle finit accroupie, effondrée, misérable a incontestablement été un grand moment d’émotion.  Autre grande dame, qu’on ne présente plus, la Morgana de Sandrine Piau qui s’est révélé en grande forme ce soir-là, de bout en bout : le timbre brillant et clair, la musicalité équilibrée des phrasés, la précision des ornements comme de la diction sont absolument admirables, le chant très délicat. Mutine dans son air initial galant (« O s’apre al riso »), sculptant avec délice une mélodie d’une souplesse souriante, la soprano stupéfie par sa longévité vocale sur ce rôle pourtant exigeant. Même hédonisme doux dans le virevoltant et primesautier « Tornami a vagheggiar » d’un naturel confondant, et nostalgie voilée à l’ineffable poésie du « Credete al mio dolore » du dernier acte, entrelacé du violoncelle obligé, presque une berceuse… On en profitera pour louer l’écriture des da capos, probablement concoctée de la main du chef car très cohérente d’un artiste à l’autre, mélange de hardiesse et de respect des affects et des thèmes d’exposition tout à fait admirable.

Poursuivant notre tour de piste, l’hagiographie se poursuit avec le Ruggiero de Juliette Mey. Certes on pourra lui reprocher une voix peu androgyne, mais homogène et pleine. A défaut de bénéficier d’un Fagioli, Cencic ou consort, la jeune mezzo, révélation « artiste lyrique » aux Victoires de la musique classique 2024, offre un chant d’une grande précision, notamment dans les vocalises des da capos. La noblesse et l’élégance du chant (« Verdi prati ») (« Mi lusinga ») compensent une relative froideur (ou refus de prise de risque ?)  mais desservent dramatiquement le personnage de redoutable paladin tombé dans les délices amoureux d’Alcina. Surtout, hélas, son très attendu air de chasse « Sta nell’Ircana » déçoit. Même la paire de cors obligés s’y révèle étonnamment distante et ramollie, faisant du fier guerrier une galante victime permanente des sortilèges de cette île enchantée, Juliette Mey semble plus à l’aise chez Vénus que chez Mars.

Jasmin White interprète l’épouse bafouée Bradamante de manière assez monochromatique : constamment râleuse ou jalouse voire en colère, elle fait montre d’une belle voix de poitrine et vélocité dans les vocalises (« E gelosia »). On passera plus rapidement sur l’Oronte un peu pâle de Stefan Sbonnik, appliqué, mais sans grande présence vocale, ou sur l’air unique d’Alex Rosen (Melisso), qui livre une belle sicilienne « Pensa a chi geme d’amor piagata »  aux graves vibrants et riches. Enfin, last but not least, Bruno de Sá a ravi ses fans avec son contre-ténorino délicat et perlé, très agile, à l’émission claire mais tendue, avec un usage de la voix de tête quasi constante. Sa technique correspond à l’aspect juvénile d’un Oberto adolescent recherchant son père, et la théâtralité vive de ses interventions (sans compter sa petite étole flottante) a dynamisé une production de concert et sans mise en espace. 

Dans la fosse, Il Pomo d’Oro croque son Haendel à pleines dents, mais le claveciniste et chef Francesco Corti a le talent de respecter avec soin l’intelligence des situations et les climats. Capable de déferlements pyrotechniques, qu’il s’agisse des attaques nerveuses des cordes comme d’une basse continue pulsante, le chef n’en abuse cependant pas et sait conserver un arc narratif fait de tensions et de relâchements, tapisse l’écrin des da capos, fait chanter les instruments obligés. Alliant subtilement tour à tour le caractère acéré de la baguette d’un Jacobs de la grande époque, aux couleurs d’un Christie, mais avec la noirceur brutale d’un Minkowski, Corti se révèle un haendélien consommé, sachant allier énergie, explosion vocale et sens du théâtre en un cocktail complexe et jouissif. Cerise sur la gâteau : la détresse des chanteurs lors du bis, où n’ayant pas récupéré leurs partitions une partie ne connaissait pas les paroles du chœur final ! On en redemande, avec ou sans les paroles !

En post-script, touchons un mot du nouveau décor de scène, dont les propriétés acoustiques sont effectivement meilleures avec une grande transparence sur toute les tessitures, particulièrement appréciable pour les parties intermédiaires de l’orchestre.  

Viet-Linh Nguyen

 

Étiquettes : , , , , , , , , , , , Dernière modification: 19 janvier 2025
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