Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791)
Die Schuldigkeit des ersten Gebots,
drame sacré sur un livret d’Ignatz Anton von Weiser, crée à Salzbourg en 1767.
Gwendoline Blondeel : l’Esprit de la Justice, l’Esprit du Monde,
Mathilde Ortscheidt : la Miséricorde,
Julien Behr : l’Esprit du Christianisme
Jordan Mouaïssia : le Chrétien
Ensemble Il Caravaggio
Camille Delaforge, direction
Chapelle Royale du Château de Versailles, samedi 16 novembre 2024.
Mozart peut-il encore nous surprendre ? Lui tant joué, si écouté, au point que son prestige semble parfois se diluer dans le fécond limon de sa postérité, nous apparaît d’une proximité si familière que nous en oublions parfois la modernité de sa musique, la révolution de son style. Bien sur il y a l’élan et le souffle de la trilogie Da Ponte (Le Nozze di Figaro, Don Giovanni, Cosi fan Tutte, tous trois entre 1786 et 1790), les envolées de la Reine de la Nuit dans La Flûte Enchantée (1791) et le « Parto, parto » de Sextus dans La Clémence de Titus (1791), mais ces œuvres que l’on pourrait dénommer de la maturité si leur compositeur n’était pas âgé d’à peine plus de trente au moment de leur composition, cachent une myriade de compositions plus oubliées, confidentielles au regard de la pléthorique œuvre musicale du jeune Mozart, comme autant de joyaux brut, non encore polis par le ressac d’une kyrielle d’enregistrements.
C’est à faire revivre l’une de ces œuvres mozartiennes oubliées que s’atèle aujourd’hui Camille Delaforge et son ensemble Il Caravaggio, avec cette remise sur le devant de la scène de l’une des toutes premières œuvres d’un Mozart âgé de seulement onze ans, Die Schuldigkeit des ersten Gebots, premier acte d’un drame sacré initialement composé de trois actes, les deux suivant, perdus dans l’attente et l’espérance d’une miraculeuse résurrection ayant été composés respectivement par Michael Haydn (1737-1806), frère puiné de Joseph Haydn (1732-1809) et par Anton Cajetan Adlgasser (1729-1777).
Une mise en lumière comme une exhumation, tant la jeune cheffe d’ensemble apparaît mue ces dernières années par un ardent désir d’explorer les répertoires oubliés, des œuvres maniéristes de la fin de la Renaissance italienne (le très bel album Madonna Della Grazia en 2021 dont nous nous étions fait l’écho en ces pages et révélant notamment quelques belles pages de la compositrice Isabella Leonarda) à cette éphébique composition d’un Mozart pas encore adolescent, en passant récemment par un premier enregistrement de l’œuvre opératique de Mademoiselle Duval, Les Génies ou les Caractères de l’Amour (CVS).
Mais aux œuvres tombées dans les limbes il y a peut-être une raison et à puiser ainsi dans les partitions bannies de la renommée pour les porter au pinacle ne risque-t-on pas de se bruler les ailes et de se perdre en Egée ? Le risque est grand en effet, le génie ne frappant pas à tous les coups, mêmes les compositeurs les plus géniaux. Et pourtant détrompez-vous ! Les opiniâtres sont les sublimes disait Victor Hugo (Les Travailleurs de la Mer, 1866) et Camille Delaforge semble faire sienne cette morale tant elle met de ferveur à nous faire revivre cette œuvre d’un compositeur au talent aussi précoce qu’éclatant. Associer à Mozart le qualificatif de génie apparaît aussi facile que galvaudé, réducteur car plaçant le compositeur dans la position d’instrument d’une omnisciente divinité païenne dont il ne pourrait s’extraire. Alors lançons-nous, et tâchons bien modestement de faire transparaître l’éclat d’une œuvre, qui sous les attraits a priori peu enjôleurs du drame spirituel, révèle une partition d’une perpétuelle inventivité, d’une précision de sentiments époustouflante, dont on ne sait connaissant la précocité du jeune Mozart s’il faut parler d’éclosion ou déjà de confirmation.
Et par où commencer pour exprimer à quel point ce Devoir du Premier Commandement est une œuvre mozartienne au charme endiablé ? Peut-être simplement souligner la pureté, l’apparente simplicité se dégageant des lignes mélodiques, sa personnalité qui déjà éclate, là dans l’utilisation des cors, instrument que l’on sait cher au compositeur, ici dans une utilisation, pour l’époque novatrice, et si appropriée du trombone (aria Jener Donnerworte Kraft), ce soir tenu par Lucas Perruchon, hier par Thomas Gschlatt, si apprécié de Mozart qu’il lui composa plusieurs passages solistes dans ces œuvres. Cordes, bassons et hautbois soulignent les récitatifs, ponctuent les arias avec une précision du rythme, un sens du tombé propre au style du compositeur et Mozart ose les alliances impromptues, conjuguer flûtes et cors, comme dans l’aria Manches Übel will zuweilen, l’un des points d’orgue de cette composition. Un usage de l’effectif instrumental qui sur cette composition de jeunesse, dont la partition révèle que Léopold Mozart s’autorise de précises suggestions d’ornementation, ne flirte jamais avec la séduisante solennité parfois un peu grandiloquente qu’il acquiert dans ses œuvres plus tardives (La Grande Messe en Ut Mineur notamment, et même si c’est pour notre plus grand plaisir), mais se veut au contraire le plus souvent suggestion, soulignement, comme exemple parmi d’autres la subtile partition du récitatif du Chrétien Das Traüme Traüme sind.
Mais si Die Schuldigkeit des ersten Gebots est à redécouvrir pour sa partition, d’où se dégage déjà toute l’essence mozartienne et que Camille Delaforge et son ensemble embrassent avec sens de la mesure, lui conservant une légèreté aérienne, l’œuvre n’en est pas moins délectable pour ses parties vocales, elles aussi très représentatives des compositions de Wolfgang Amadeus Mozart. Pourtant avouons que sur le papier l’argument a de quoi provoquer quelques initiales réticences. Commandé par le Prince-Archevêque de Salzbourg Hiéronymus Colloredo pour les célébrations de Pâques 1767 l’œuvre d’une apparente austérité jésuitique décrit le cheminement d’un Chrétien (Jordan Mouaïssia) à la Foi chancelante aux prises avec les injonctions contradictoires de l’Esprit du Christianisme (Julien Behr), de la Miséricorde (Mathilde Ortscheidt), de l’Esprit de la Justice et de l’Esprit du Monde (Gwendoline Blondeel dans les deux cas). Avouons-le, le livret de cet oratorio, par bien des aspects classique d’une musique de cour encore très engoncée dans une spiritualité un peu lacrymale, tranche avec les œuvres plus tardives et autrement plus flamboyantes de Mozart. Et si l’argument peut facilement être délaissé, l’attention est retenue par la qualité des arias et récitatifs du jeune compositeur, qui bénéficie de plus ce soir d’interprètes de premier choix.
Car Mozart sait ménager ses entrées, nous gratifiant d’une Sinfonia d’ouverture classique dans sa composition, mais tendue dans son rythme, charnue dans ses ornementations, avant de nous gratifier d’un premier récitatif à trois, Die löbliche und gerechte Bitte où apparaissent l’Esprit de Justice, l’Esprit du Christianisme et la Miséricorde.
L’Esprit de Justice, c’est Gwendoline Blondeel, dont la voix ample et souple se love parfaitement dans les méandres parfois sinueux, les envolées soudaines et les ruptures de rythmes qui déjà irriguent les arias mozartiens, à l’exemple du très caractéristique Erwache, fauler Knecht, au charme vocalisant, ou un peu plus loin dans l’œuvre du tout aussi séduisant Hat der Schöpfer dieses leben samt der Erde uns gegeben, ou en fin d’œuvre du Schildre einen Philosophen. Une Gwendoline Blondeel à la projection assurée, à la souplesse vocale gracile qui dans ce répertoire mozartien exigeant mais dépourvu d’excentricités vocales aguicheuses fait merveille.
Un charme vocal, une présence assurée que nous retrouvons chez Mathilde Ortscheidt, la Miséricorde, beau timbre chaud, diction à l’avenant, pour laquelle on ne peut regretter qu’une chose, c’est que l’œuvre ne lui réserve d’un seul aria en soliste, le superbe Ein ergrimmter, au rythme finement ciselé par le compositeur et accompagné aux cors.
Côté voix masculine Julien Behr campe un Esprit du Christianisme d’une belle stature, intervenant dans nombre des récitatifs et arias de l’œuvre et qui sur la fin de la composition ravit encore sur l’aria Manches Übel will zuweilen, posé, souverain, délivrant sa morale avec un calme qui semble insubmersible.
Jordan Mouaïssia campe de son côté un Chrétien dont le caractère réservé, fébrile du début d’œuvre relègue quelque peu, avant qu’il ne se révèle en cours de livret, d’une voix propre à évoquer le doute, l’hésitation, le cheminement et qui subjugue, d’abord une première fois dans le récitatif Wie, wer erwecket mich ?, d’une palpable tension dramatique, et surtout dans l’interprétation implorante à la lenteur structurée du Jener Donnerworte Kraft, assurément l’air le plus émouvant d’une composition dont le plus grand mérite est bien de donner vie, corps et chaire à des personnages qui ne sont que des abstractions symboliques.
Alors, chef d’œuvre ce Devoir du Premier Commandement ? Peut-être pas, du moins au regard des sommets qu’atteignit Mozart à la fois dans le domaine de l’opéra et de la musique sacrée. Mais avouons qu’avec la résurrection de cet oratorio oublié Camille Delaforge et Il Caravaggio révèlent l’une des plus stimulante curiosité de cette année, une œuvre au charme indéniable où transpire déjà tout le style du jeune compositeur. A la fois une résurrection et une révélation.
Pierre-Damien HOUVILLE
NB : Notons que l’enregistrement de l’œuvre paraît chez Château de Versailles Spectacles avec un plateau vocal en partie différent de la version de concert de ce soir.
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