Rédigé par 5 h 20 min Concerts, Critiques

Salon de l’Abondance (Monteverdi, Orfeo, Julian Prégardien, Les Epopées, Stéphane Fuget – Château de Versailles, 25 novembre 2024)

© Muse Baroque, 2024

Claudio MONTEVERDI
L’Orfeo, favola in musica, sur un livret d’Alessandro Striggio (1573 – 1630),
représentée le 24 février 1607 au palais ducal de Mantoue, puis enfin le 1er mars « pour les dames de la Cour et de la Ville » en présence du Duc Vincenzo Gonzague

Julian Prégardien : Orfeo
Juliette Mey : Euridice, la Musica
Isabelle Druet : Messagiera, Speranza
Claire Lefilliâtre : Proserpina, Ninfa
Luigi De Donato : Plutone Caronte, Pastore, Spirito
Juan Sancho : Apollo, Pastor, Spirito
Vlad Crosman : Pastor, Spirito, Eco
Paul Figuier : Pastor
Samuel Guibal : Spirito

Les Épopées

Direction Stéphane Fuget

Version de concert, Salon d’Hercule, Château de Versailles, lundi 25 novembre 2024

Voici un Orfeo très attendu, que Stéphane Fuget a eu le temps de parfaire depuis 2 ans, et qui plus largement fait partie de l’exploration de la trilogie opératique montéverdienne par les Epopées dont l’approche très typée et la lecture renouvelée du répertoire tant français qu’italien ne se dément pas. Laissons la parole au chef lui-même à ce sujet :

« la partition à l’époque baroque n’est que parcellaire, sorte de trame en trompe l’œil qui définit les contours d’une pratique musicale mais ne la contient pas en entier. L’interprétation doit trouver vie au-delà du dessin de cette notation : l’art déclamatoire du chant baroque, en prise directe avec les affects du texte et enrichi par une incroyable profusion d’ornements. Côté ornementation, la musique doit être à l’image du monde baroque. À cette époque, l’architecture, la sculpture, la peinture, le vêtement, l’art de la table, chaque détail de la vie est rempli d’ornements. La musique n’échappe pas à ce goût, mais pour des raisons pratiques de lecture, la très grande majorité de ces ornements n’est pas notée sur les partitions. Il convient aux interprètes, s’appuyant sur les sources, d’en restituer l’incroyable profusion. Ainsi parée, l’interprétation fait scintiller la musique, comme le soleil rehausse le chatoiement des miroirs dans la Galerie des Glaces à Versailles.

Côté déclamation, la voix fait sonner le texte en enrichissant la ligne musicale d’une multitude de micro intervalles, d’infimes inflexions. Non plus des hauteurs de notes, mais des hauteurs de déclamation. Le discours ainsi libéré, le texte soudain compréhensible passe au premier plan. Plus proche de nous, porté librement par l’émotion du chant, il parvient droit au cœur
de l’auditeur. D’une grande modernité, le résultat sonore est inattendu, saisissant, et d’une charge émotionnelle à laquelle il est bien difficile de rester insensible… »

© Muse Baroque, 2024

Ce soir là, le concert, initialement prévu à l’Opéra Royal, eu lieu dans le vaste d’Hercule, sans doute plus vaste que la salle de la création mantovane initiale. Hélas, l’acoustique s’avère bien peu appropriée : à la fois trop directe du fait de l’exigüité (toute relative) de la pièce et comme étouffée par l’immense plafond coloré de 480 m2 de François Lemoyne, ce qui gomma un certain nombre de nuances et conduisit à des distorsions du spectre sonore, les effectifs des Epopées n’ayant pas été rajustés en fonction du lieu.

Mais finalement, est-ce un si grand mal ? Il en ressort, encore plus qu’au disque dont la distribution notamment féminine était différente (Château de Versailles Spectacles) mais aux choix interprétatifs très proches, une impression incroyable d’effervescence et d’opulence, de grande théâtralité démonstrative. A l’inverse de l’approche intimiste et madrigalesque de La Venexiana (Glossa) ou d’Andrew Parrott (Avie), Stéphane Fuget s’inscrit dans une démarche plus méditerranéenne et plus luxueuse, suivant la voie ouverte par Gabriel Garrido (K617), puis arpentée par Rinaldo Alessandrini (Naïve) ou Leonardo Garcia Alarcon (Alpha). Mais ce n’est pas que par la richesse de l’instrumentarium déployé, et par les interventions fréquentes et appuyées de la basse continue que le chef imprime sa marque. Ce qui frappe avant tout, c’est sa manière toute personnelle, décapante et troublante, déjà aperçue chez Lully, de découper l’oeuvre en micro-cellules, et de varier le tactus pratiquement au gré des mesures, des strophes, et non par sections plus larges, collant au plus près aux choix des chanteurs. Ainsi, chaque strophe voire vers de l’air introductif de la Musica, campée par une Juliette Mey très claire, sait jouer à retenir ou dilater le temps, tandis que l’instrumentarium change constamment (on regrettera l’irruption des percussions pesantes dans cet air). De plus, le soin apporté aux ornements, qu’il s’agisse des chanteurs, comme du continuo, y compris les voix de dessus, surprend dès la Toccata, où – malgré l’absence de clarino (souvent observable en concert vu qu’ils n’interviennent que lors de cette fanfare initiale) – le cornet très en verve d’Adrien Mabire, à la souplesse jouissive, supplante ses camarades sacqueboutiers. 

© Muse Baroque, 2024

Vous l’aurez compris, cet Orfeo, bouillonnant et démonstratif, bénéficiant d’une cohésion orchestrale absolument remarquable des Epopées, renouvèle l’écoute de cette oeuvre inclassable, à la charnière entre deux mondes. La prise de risque permanente, la spontanéité voire l’ivresse des ornements, le sentiment de trop-plein : trop d’ornements, trop de couleurs, trop d’effets, trop d’éclat (trop de percussions aussi, notre seule véritable déception) charment autant qu’ils surprennent. Tous les éléments sont très accentués, jusqu’à la difformité. Les tempi sans cesse mouvants, passant brutalement du plus languissant au frénétique, le maniérismes des phrasés fascinent et perturbent l’auditeur de cette oeuvre cent fois entendue. Les passages dansants sont multicolores et vifs, d’un entrain communicatif (« Lasciate i monti ») même si le « Vieni Imeneo » aurait pu se passer du tambour et des trombones, qui le font lorgner sur la funeral music.

On saura gré à Stéphane Fuget d’avoir inculqué la maîtrise des ornements et de la diminution à sa phalange – ceux-ci se révélant très distinct des ornements français de la fin de siècle. Ce choix met parfois à mal les capacités vocales de certains chanteurs, en premier lieu Julian Prégardien. Orphée solaire, chaleureux, au timbre grainé et doux (qui rappelle à certains moment Eric Tappy), le chanteur excelle dans la déclamation, mais ne sait guère articuler ses passaggi (possente spirito bien lourd, de même que son duo final avec Apollon) et dévie fréquemment de la partition lors d’explosions de désespoir et de colère d’une intensité rare. A ses côtés, Isabelle Druet, touchante Messagère au désespoir sensible et aux aigus perçants, Speranza attentionnée, Claire Lefilliâtre, Ninfe qui minaude mais Proserpine flutée, sensuelle et aérienne, et le redoutable et brutal Luigi De Donato (qui cumule Charon et Pluton et se délecte de graves stables et puissants) dénotent une grande familiarité avec le style du recitar cantando. On louera sans réserve leur souplesse vocale, la conjugaison de la richesse ornementale avec la précision du discours.

Nous avons été d’autant plus convaincus que la favola progresse. Il faut la Messagère du désastre pour que les Epopées sortent des ors et des marbres polychromes, et d’une Arcadie survoltée, curiale mais parfois vaine. La mort cruelle remet l’humain au centre, et imperceptiblement, la représentation gagne en intensité (il faut dire que l’éclairage non tamisé du Salon nuit aussi à la suggestion), en suggestivité, en poésie. La longue séquence infernale est admirable, et si l’on regrette un peu l’omniprésence du cornet et des trombones, les cordes pincées sont superbes (Léa Masson et son ceterone tout particulièrement).

Léa Masson et son archicistre © Muse Baroque, 2024

Le retour à la lumière est presque expédié. On y retrouve la virtuosité première, cette fois doublée de l’ironie de l’écho et du vide du héros. Julian Prégardien, abattu, tendre et doux, se met à nu dans son « Ma tu, anima mia », hésite dans sa mélancolie. Le dernier duo avec Apollon souffre d’ornements imprécis, mais le chœur final grandiose et la Mauresque sauvage et brutale concluent avec hardiesse un Orfeo très personnel et qui renouvèle l’approche interprétative de cette œuvre unique.

 

Viet-Linh Nguyen

 

 

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