Rédigé par 23 h 49 min Concerts, Critiques

Un si beau séjour (Lully, Thésée, Vidal, Deshayes, Talens Lyriques, Rousset – Théâtre des Champs-Elysées, 22 mars 2023)

“Ah, quelles peines
De quitter un si beau séjour!” (Prologue)

© Muse Baroque, 2023

Jean-Baptiste LULLY (1632 – 1687)
Thésée, tragédie en musique en un prologue et cinq actes sur un livret de Philippe Quinault, créée à St Germain en Laye le 11 janvier 1675

Mathias Vidal | Thésée
Karine Deshayes | Médée
Deborah Cachet | Aeglé
Marie Lys | Cléone / Cérès / Une bergère
Bénédicte Tauran | Minerve / La Grande Prêtresse de Minerve / Une divinité
Thaïs Raï-Westphal | Dorine / Vénus / Une bergère / Une divinité
Robert Getchell | Bacchus / Un plaisir / Un jeu / Un berger / Un vieillard / Une divinité
Fabien Hyon | Un plaisir / Un jeu / Un vieillard / Un combattant / Une divinité
Philippe Estèphe | Egée
Guilhem Worms | Arcas / Mars / Un plaisir / Un jeu

Christophe Rousset | direction
Les Talens Lyriques
Chœur de chambre de Namur | direction Thibaut Lenaerts

Version de concert, mercredi 22 mars 2023, Théâtre des Champs-Elysées, Paris.

Souvenirs, souvenirs… En 2008, en ce même lieu, nous avions assisté aux représentations dirigées par Emmanuelle Haïm dans la mise en scène de Jean-Louis Martinoty. Revoici donc Thésée, troisième tragédie lyrique de Lully, qui souffre d’être parquée entre l’Alceste bouillonnante comi-tragique de 1674 et le sublime Atys de 1676. Dramatiquement, avouons qu’on a connu Quinault plus inspiré : l’acte I prolonge le Prologue guerrier mais servile (tout comme l’acte infernal surfe sur le succès d’Alceste, en plus longuet et moins spontané), les divertissements s’accumulent et souffrent de l’absence de mise en scène, l’intrigue est rondement menée, trop condensée. Elle ne permet guère à Thésée de développer son potentiel, on l’attends jusqu’à la fin de l’acte II et sa caractérisation fait pâle figure face à celle des sympathiques seconds rôles et d’une Médée cruelle et vicieuse, bien différente de celle davantage touchante de Marc-Antoine Charpentier. L’œuvre, créée en pleine et interminable Guerre de Hollande, affiche un tempérament martial et brillant affirmé : marches, fanfares et chœurs triomphants abondent, et il n’est pas impossible que le thème ait été soufflé au librettiste par le Roi lui-même.

Verrière du Théâtre de Champs-Elysées © Muse Baroque, 2023

Christophe Rousset, lullyste consommé, rend justice à ce matériau grandiose à défaut d’être attachant. Le chef imprime depuis son clavecin une direction d’une rare noblesse. L’élégance de la ligne, son classicisme lumineux en font un Hardoin-Mansart plus qu’un Le Vau. Si les chœurs infernaux fusent, et que les protagonistes se démènent dans les filets héroïques ou amoureux, les Talens lyriques tempérés, élégants, équilibrés, misent sur la poésie des traversos, le grain du hautbois et un continuo superlatif, sans compter les trompettes rutilantes (superbe Jean-François Madeuf au clarino, affublé hélas d’un comparse superflu avec une trompette baroque trafiquée). Brossant acte après acte un tableau qui n’est pas sans rappeler la baguette d’un Gardiner ou d’un Christie, loin des accélérations nerveuses d’un Niquet ou Alarcon, Rousset attache tout son soin à soutenir la narration, à mettre en valeur les vers de Quinault. Tous les chanteurs soignent la diction, la prosodie est impeccable, les surtitres inutiles. La tragédie en musique prend tout son sens dans son déroulement itératif et hypnotique, et si on regrette un peu des cordes qui auraient pu être plus fournies, de même que les cordes pincées (un unique théorbe ou guitare), la subtile pointe de  mélancolie, quelques brèves arabesques italianisantes des violons derrière toute cette fière pompe  sont remarquables.

Certes, la subtilité des nuances et des inflexions se veut pudique, au risque d’une théâtralité un peu froide. La scène des vieillards perd de sa truculence ; les Enfers, malgré les invocations grotesques d’un remarquable Chœur de chambre de Namur – caméléon passant des monstres aux guerriers avec une aisance confondante – qui demeurent de bon ton. On retrouve ici un peu de l’approche initiale théâtrale et digne d’un Christie de la fin des années 80, en plus velouté. Même les notes inégales se veulent rondes dans cet univers qui conjugue paradoxalement la pompe et la discrétion, loin de la nervosité de Niquet, de l’humanité brouillonne de Malgoire ou de l’énergie fantaisiste d’un Alarcon.

Gravure en frontispice de l’acte I de la partition de Thésée gravée par H. de Baussen (Paris, 1711)

Le plateau est fort luxueux, et extrêmement bien choisi en fonction des caractères des personnages. Tous les chanteurs, même sans mise en espace, ont d’ailleurs joué la tragédie sur la scène étroite du TCE. L’Egée de Philippe Estèphe, nasillard et à la faible projection, convient à son personnage de monarque bougon et hésitant portant le poids de ses ans, et contraste ainsi fortement avec son fils et rival Thésée qui échoit à Mathias Vidal, belliqueux et toujours aussi passionnément impliqué. Cette interprétation forcenée et intense – qu’on a parfois reprochée au chanteur – prend ici tout son sens pour ce personnage de Thésée juvénile et soucieux de prouver sa valeur comme son amour. Déborah Cachet campe une Aeglé courtisée, courageuse et décidée (notamment dans l’Acte IV où elle soumise à la torture et où la soprane peut fendre un peu l’armure de ce rôle de pure et vertueuse beauté). La grandiose Médée de Karine Deshayes, si elle a parfois accusé quelques moments d’absence, a démontré l’étendue de ses pouvoirs de magicienne vocale, capable de s’épancher d’un “Doux repos” rêveur aux féroces imprécations du “Sortez, Ombres, sortez”. 

Deborah Cachet © Wove Photography

Parmi les seconds rôles, on sera charmé de la pétillante Dorine de Thaïs Raï-Westphal au dessus clair et espiègle, d’une éloquence spontanée sur toute la tessiture, et de la mutine Marie Lys au timbre plus flûté. Bénédicte Tauran fait un caméo trop bref en Minerve et Grande Prêtresse. L’Arcas de Guilhem Worms, à la résonnante prestance et aux graves stables et profonds, apporte une détente comique bienvenue dans son rôle d’amant jaloux mais soumis (“Tu me donnes toujours d’assez fâcheux emplois”). Enfin, Robert Getchell sous d’innombrables oripeaux fait admirer son haute-contre à la française raffiné quoique plus raide dans les aigus qu’à l’ordinaire.

Mais le tout vaut encore mieux que les parties, et Christophe Rousset déroule sa lecture cohérente et homogène de ce Thésée héroïque anti-héros, lecture très aboutie sur le plan narratif. En dépit des interruptions liées aux divertissements, de l’absence de grandes pages purement instrumentales (point de longue chaconne ou passacaille), l’insidieuse séduction de la musique de Lully opère toujours autant dans la répétition des dialogues entre solistes et chœurs, les leitmotiv, les ariettes à la fausse simplicité, la richesse dense de cet orchestre à cinq parties aux textures variées et l’on se passionne finalement pour ces péripéties mythologiques si rebattues, où Rousset fait affleurer à qui veut l’entendre avec une infinie délicatesse le drame humain sous l’or et les perruques.

 

Viet-Linh Nguyen

 

PS : à présent que le livret est disponible sur Internet via un QR code, le TCE n’a désormais plus d’excuses pour ne pas partager la liste des instrumentistes que nous appelions si souvent de nos vœux.

Étiquettes : , , , , , , , , , , , Dernière modification: 2 avril 2023
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