Rédigé par 22 h 11 min Concerts, Critiques

L’amère vagabonde (Charpentier, Médée, Gens, Le Concert Spirituel, Niquet – Théâtre des Champs-Elysées, 27 mars 2023)

« Médée est la confrontation de l’univers archaïque et sacerdotal avec le monde de Jason, un monde rationnel et pragmatique. » (Pasolini)

Véronique Gens © site officiel de V. Gens, photo Franck Juery

Marc-Antoine Charpentier (1643-1704)
Médée, tragédie en musique en un prologue et cinq actes, sur un livret de Thomas Corneille, représentée à l’Académie royale de musique le 4 décembre 1693

Véronique Gens, Médée
Cyrille Dubois, Jason
Judith van Wanroij, Créuse
Thomas Dolié, Créon
David Witczak, Oronte
Hélène Carpentier, la Victoire/Nérine/l’Amour
Adrien Fournaison, le chef du Peuple/un Argien/un habitant/la Vengeance
Floriane Hasler, Bellone
David Tricou, Premier berger/Premier Corinthien/un Argien/Troisième captif/un démon
Fabien Hyon, Deuxième berger/Arcas/Deuxième Corinthien/ la Jalousie
Jehanne Amzal, Une italienne/Cléone/Première bergère/Première captive/Premier fantôme
Marine Lafdal-Franc, la Gloire/Deuxième bergère/Deuxième captive/Deuxième fantôme

Chœur et orchestre du Concert Spirituel
Hervé Niquet, direction

Version de concert, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 27 mars 2023
dans le cadre d’une résidence croisée de Concert Spirituel du CMBV et du TCE afin de prolonger le travail accompli en renouvelant l’interprétation au regard des dernières avancées scientifiques sur le répertoire des tragédies lyriques de la fin du règne de Louis XIV.

“Qu’il cherche, mais qu’il me craigne.
Un dragon assoupi, de fiers taureaux domptés,
Ont à ses yeux suivi mes volontés.
S’il me vole son cœur, si la Princesse y règne,
De plus grands efforts feront voir,
Ce qu’est Médée et son pouvoir.”

Cette affirmation déclamée par Médée dès son entrée en scène (Acte I, scène 1) annonce à elle seule toute la dramaturgie à venir et le destin funeste de celle que la mythologie accable symboliquement de l’un des derniers tabous de nos sociétés modernes, le meurtre conscient et réfléchi des enfants par leur mère, affront à l’entendement établi d’un amour maternel universel, et par essence protecteur. De la blessure affective de la tromperie et du délaissement découle la vengeance, et son cortège d’actes faisant trembler la raison. Du mythe corinthien figé par Euripide (431 avant notre ère), vraisemblablement le premier à faire de Médée une mère infanticide, les Muses devaient bien un jour s’emparer.

Le Médée de Cherubini (1797), créée en français mais dont la version italienne reste indissociable du succès de la Callas porte assurément ombrage aux interprétations antérieures et notamment à cette version de Charpentier, qui s’accapare le mythe dans la pleine maturité de son talent, à l’orée de ses cinquante ans. Peu goutée à sa création en 1693 du fait de la cabale lulliste, la Médée de Charpentier fut injustement oubliée malgré une tentative de reprise à Lille en 1700 (interrompue par un incendie) ; il faudra attendre 1976 pour une recréation, sous l’égide de Jean-Claude Malgoire, puis une version de Michel Corboz (Opéra de Lyon, 1984), concomitante d’un premier enregistrement des Arts Florissants, avec une superbe Jill Feldman à contre-emploi dans le rôle de Médée (Harmonia Mundi, 1984, dont le succès critique n’est pas étranger aux frémissements d’un salutaire regain d’intérêt pour l’opéra baroque). William Christie, visiblement séduit par Médée, récidivera, gravant une nouvelle version plus sanguine (pour Erato en 1995), avec Lorraine Hunt dans le rôle-titre, plus musicale, plus nerveuse, mais moins théâtrale.

Médée tuant l’un de ses fils. Décor d’une amphore à anses campanienne.
Fabriquée à Capoue et retrouvée à Cumes. Musée du Louvre. vers 330 avant notre ère. Wikimedia commons

Ce soir, à la tête du Concert Spirituel, Hervé Niquet, ténor des Arts Florissants au mi-temps des années 80, n’est pas non plus novice dans l’intérêt qu’il porte à cette seule véritable tragédie lyrique du compositeur phare de la cour de Louis XIV, ayant monté l’œuvre pour l’Opéra Royal de Versailles en 2004, dans une version gravée sur DVD où l’on retrouve outre Stéphanie d’Oustrac dans le rôle-titre, François-Nicolas Geslot (Jason), ou le encore débutant Emiliano Gonzalez Toro.

En 2004, Hervé Niquet avait fait le choix d’amputer le fastueux Prologue tout en courtisaneries. Donné ce soir, il peut non sans raison apparaître comme un appendice assez inutile au déroulement de l’action, dont la seule légitimité est de flatter l’orgueil olympien du Roi, pourvoyeur essentiel des grâces ou déshonneurs dans les arts. Louis est dans ce prologue en effet de toutes les attentions, le chœur s’évertuant presque à s’en époumoner à louer la grandeur de ses actions (« Louis est triomphant, tout cède à sa puissance, la victoire en tous lieux fait révérer ses lois »). Mais au-delà d’un texte de propagande, il est aussi possible de souligner que ce prologue, outre le fait de constituer une très réelle partie de l’œuvre originale, est aussi l’occasion pour Charpentier de faire la démonstration de ses talents, déroulant le faste et la pompe orchestrale dont il est familier, où à une ouverture courte et exécutée avec entrain, relief et une nervosité de bon aloi par Hervé Niquet et ses musiciens, succède d’amples chœurs de bergers héroïques, préludes à l’apparition de la Victoire, de la Gloire et de Bellone, déesse de la guerre (Floriane Hasler, gracieuse voix de mezzo-soprano), comme autant de parallèles entre ces figures mythologiques et l’action contemporaine du souverain. L’occasion aussi pour Charpentier d’insérer à sa partition quelques courts mais savoureux morceaux, passepied, menuets en rondeau et une loure, comme une démonstration de sa maîtrise des différentes formes musicales, entraînant l’ensemble par un effectif conséquent de violons et violoncelles, auxquels se mêlent en nombre bassons (4) et hautbois (4), accentuant le caractère mélodiquement agréable et champêtre de la composition.

Médée, de Colchide (à peu près l’actuelle Géorgie du Caucase) ramenée par Jason dans sa quête de la Toison d’Or n’est plus la figure de la jeune fille grecque et innocente et elle fut déjà la main artisane de la vengeance de Jason contre son demi-frère Pélias pour ravir la couronne de Iolcos (actuelle Volos, au pied du Mont Pélion). Contrainte de fuir avec Jason à Corinthe auprès du roi Créon, elle donne naissance à Merméros et Phérès, laissant en parallèle se nouer une tendre passion entre Jason et Créuse, fille de Créon. Médée est à Corinthe une femme déjà façonnée par l’engagement et le dévouement auprès de son époux, qui s’avère délaissée, trompée, en passe d’être reléguée.  Véronique Gens, après avoir été une très convaincante Armide de Gluck (à l’Opéra-Comique) campe ici une Médée touchante et sensible. Femme tout d’abord blessée et éconduite, elle forge peu à peu l’instrument de sa vengeance, décidée – au péril même de sa liberté et de l’apaisement de sa conscience – à ne laisser se réaliser les desseins de Jason et à occuper dans les péripéties qui se tissent une place centrale dont on voudrait l’écarter. Véronique Gens sied à merveille à ce rôle, imposant une Médée charismatique et déterminée, qui dans le tapage du palais corinthien impose une figure de femme et de mère qui ne transigera pas sur le chemin de sa vengeance. Déjà voyageuse, elle se rend compte que son destin est d’être vagabonde et prête un temps à accepter son destin (Acte II, scène 2 « Le destin de Médée est d’être vagabonde. Prête à m’éloigner de ces lieux, je laisse entre vos mains ce que j’aime le mieux. »), elle ourdit bien vite ses propres et funestes actions, touchant à ce que Jason a de plus cher.

Charpentier centre toute la dramaturgie de l’œuvre autour de Médée, quitte à reléguer dans des rôles apparaissant quelque peu trop secondaires les autres protagonistes du livret. Même Jason (Cyrille Dubois, parfait dans le rôle, mais dont nous aurions aimé que la partition le laisse plus exprimer ses accents dramatiques), apparaît comme un personnage presque effacé, froid et pragmatique, puis subissant sans jamais pouvoir réellement s’y opposer les visées destructrices de Médée. Le livret est excellemment signé de Thomas Corneille (1625-1709), frère cadet de Pierre Corneille (1606-1684), ce dernier étant lui-même auteur d’une pièce de théâtre intitulée Médée (1635). Une coquille relevable dans le programme de la représentation laisse à un moment supposer que le livret est du grand Corneille, dont la notoriété éclipsa celle de son frère qui fut pourtant aussi académicien (succédant à son frère au même fauteuil, ce qui nous semble un cas unique), et auteur d’une œuvre dramatique conséquente. Thomas Corneille fut d’ailleurs le librettiste de Lully pour Psyché (1678). Plus littéraire et moins séduisant que Quinault, ne se satisfaisant pas de rester dans l’esquisse de ses personnages (un travers de certains de ses contemporains, mais nous tairons présentement les noms), Thomas Corneille trace l’irrémédiable évolution psychologique de son personnage au fil des cinq actes du livret, comme autant d’étapes vers le dénouement dramatique.

Hervé Niquet © Nicole Berge

Figure démiurgique, ou apocalyptique selon le point de vue adopté, la Médée de Charpentier se révèle d’autant plus déterminée et effrayante que le livret se déroule, particulièrement magistrale dans les trois derniers actes où elle bascule complètement de femme blessée en hydre vengeresse, bien décidée à accomplir ses visées funestes. Ce resserrement de l’action sur la fin de l’œuvre met peut-être en lumières quelques longueurs narratives dans les deux premiers actes, qui parfois gaiement s’éparpillent, mais est aussi l’occasion de faire intervenir quelques personnages secondaires, avouons-le essentiellement féminins, à l’image de Nérine, confidente de Médée, à laquelle Hélène Carpentier prête la clarté toute en rondeur de sa voix, souple et limpide, aux aigus sculptés et à la belle présence scénique. Entonnant aussi le rôle de la Victoire dans le prologue, elle s’avère au milieu de ce plateau confirmé une voix à suivre.

Judith van Wanroij, dont la rouge robe annonce d’emblée la triste fin offre une Créuse convaincante, élue de Jason et ne se posant pas au départ en rivale hargneuse de Médée, dont elle sera pourtant la victime, l’œuvre culminant dans ce corps de Créuse se consumant dans les bras de Jason sous les effets de la magicienne Médée (Acte 5, scène 5 « Quel feu dans mes veines s’allume ? Quel poison, dont l’ardeur tout à coup me consume, dans cette robe était caché ? »). Une acmé dramatique avec cette mort de Créuse, innocent jouet des destinées, sacrifiée sur l’autel de la vengeance de Médée. L’annonce, pourtant attendue, de la mort des enfants par une Médée ivre de colère et de détermination (Acte 5, scène 8 « C’est peu pour contenter la douleur qui te presse, D’avoir à venger la Princesse ; Venge encore tes enfants ; ce funeste poignard les a ravis à ta tendresse. ») tombe de manière presque impromptue, Charpentier y recherchant moins une conclusion dramatique qu’un effet de sidération renforçant la singularité d’une Médée prête à poignarder les fruits de son amour avec Jason. Soulignons encore qu’à sa création en 1693 le rôle de Médée était tenu par Marie Le Rochois (1658-1728), qui triompha aussi dans Armide, mais surtout que les décors et la machinerie étaient l’œuvre de Jean Bérain (1640-1711), connu pour ses costumes et décors extravagants, rattachés à l’art grotesque. Les scènes du Prologue ou du final avec Médée apparaissant montée sur des dragons pour annoncer à Jason le meurtre de ses enfants devaient avoir une teneur dramatique exacerbée.

Projet de décor pour l’acte III de Médée de Marc-Antoine Charpentier. Archives Nationales.

Hervé Niquet et le Concert Spirituel, dont nous avons déjà souligné la capacité à accompagner l’allant du livret, déploient avec tout autant de talents une partition ample aux moments les plus émouvants, soulignant d’un trait de cordes ou de quelques notes de flutes boisées une émotion, un sentiment ou l’annonce de l’évolution de l’un des personnages.

Fin connaisseur de l’œuvre et visiblement admirateur tant du rôle de Médée que de la partition de Marc-Antoine Charpentier, Hervé Niquet nous gratifie ce soir d’un très beau plateau. La représentation bénéficie d’une captation télévisuelle dont la diffusion sera à guetter prochainement sur Mezzo. Un enregistrement est également en préparation. Notons enfin les très chaleureux applaudissements de fin de représentation, prouvant que ce Médée a plu. Le public n’était toutefois pas assez nombreux pour remplir entièrement les hauts rangs du Théâtre des Champs-Elysées, démontrant que cette œuvre majeure et unique tragédie lyrique de Marc-Antoine Charpentier mérite encore d’élargir le cercle de son public.

                                                                       Pierre-Damien HOUVILLE

Étiquettes : , , , , , , , Dernière modification: 13 juillet 2023
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