Rédigé par 13 h 28 min CDs & DVDs, Critiques

Le triomphe de l’Amour (Leclair, Scylla & Glaucus, van Wanroij, Dubois, Gens, Orfeo Orchestra, Vashegyi – Glossa)

Jean-Marie LECLAIR (1697-1764)
Scylla & Glaucus
Tragédie en musique en un prologue et cinq actes, représentée à l’Académie royale de musique, le 4 octobre 1746.

Judith van Wanroij, Scylla
Cyrille Dubois, Glaucus
Véronique Gens, Circé
Jehanne Amzal, L’Amour / Témire
Hasnaa Bennani, Vénus / Dorine
David Witczak, le chef des Peuples / Hécate
József Gál, Márton Komáromi / Deux Propétides

Purcell Choir
Orfeo Orchestra
Direction György Vashegyi

2 CDs digipack, enregistrés à Budapest les 24-26 March 2022, Glossa, 77’14 + 72’06

Quel bonheur que cette nouvelle parution d’une intégrale de Scylla & Glaucus, unique tragédie lyrique de Jean-Marie Leclair, et l’une des rares de ce milieu du XVIIIème siècle à parvenir à se hisser au niveau des compositions ramistes. Hélas, le public la bouda malgré la double excellence de la musique et du texte (d’un certain D’ Albaret dont on ne connaît pas même le prénom). On ne reviendra ici ni sur les circonstances de sa création, ni sur l’argument, renvoyant le lecteur curieux aux excellentes notes du livret disponibles en ligne. L’œuvre a été heureuse au disque, et voici la 4ème intégrale dont nous disposons depuis la gravure de référence d’un John Eliott Gardiner en état de grâce (Erato, 1987). Mais si elle reste chère à notre cœur et nos oreilles, on s’autorisera diverses infidélités avec l’essai convaincant de Sébastien d’Hérin, souple et nerveux (Alpha, 2014). On passera en revanche sur les rodomontades survoltées de Stefan Plewniak en petit effectif (Château de Versailles Spectacles, 2022), terriblement pressé. Alors, que penser ce ce nouveau Scylla & Glaucus très attendu et coproduit par le CMBV qui en édite la partition ?

D’abord musicologiquement parlant, voici une version condensée, qui tient d’ailleurs seulement en deux CDs. Non elle n’a pas amputé le prologue pour gagner de la place (pratique désastreuse qui semble heureusement passée de mode). Mais voici une version inédite, qui suit le manuscrit du batteur de mesure de l’orchestre, conservé à la Bibliothèque de l’Opéra. Ce dernier comprend des coupes et ajustements : élagage de la scène du triomphe de Circé (dès la 8è représentation probablement), autres réductions dans les récits, réaménagements des parties de Circé vers le medium pour s’adapter à la voix de l’interprète Melle Chevalier (et c’est dommage car les aigus du rôle font partie intégrante de la caractérisation du personnage et le rende dès lors moins instable et « hystérique »). Hors ce dernier changement, force est de constater l’efficacité de cette partition remaniée mais qui ne diffère pas fondamentalement de celle à laquelle nous sommes habitués.

Ensuite, la vision de György Vashegyi s’est affinée au fur et à mesure de son voyage dans l’opéra français ramiste et aux côtés de Pignolet de Montéclair ou Gervais. Au déferlement d’un Jephté (Glossa), le chef tresse désormais un arc dramatique très nuancé, d’une grande douceur et subtilité, qu’il faut écouter dans son entier, au risque de déplorer une certaine mollesse dans ce voyage à Cythère. Il y a de l’intime de Chardin, de l’espièglerie colorée à la Fragonard, de l’esquisse à la sanguine d’un Watteau dans cette tragédie lyrique qu’il conçoit presque comme une pastorale, ce qui en accroîtra l’horreur finale. L’Orfeo Orchestra se soumet à cette pudeur candide, et l’on regrette un peu que la débauche de danses et mouvements instrumentaux ne soit pas plus nerveuse, plus scandée, plus chorégraphique. Les temps forts sont peu marqués, les traits italianisants sagement dessinés au détriment de l’audace. Gardiner avait opté pour une pompe altière, D’Hérin pour le drame coloré, Vashegyi a souhaité imposer un climat apaisé et lumineux, même dans la marche de descente de la déesse, avec trompettes et tambours. On est dans la (guerre en) dentelle. Quelques percussions passent parfois timidement une tête, mais elle demeure fleurie et souriante et ce sfumato général, ce refus d’attaques carrées, de rythmes trop pointés, d’une virtuosité éblouissante est un parti-pris assumé, auquel l’auditeur adhèrera ou non. On avoue une préférence à plus de brutalité, de rage et de tension (que le chef administrait sans tergiverser chez Jephté) sans renier cette poésie suggestive et sensuelle. Pour le reste, quelle précision, quelle rondeur ! Et le choix – historiquement justifié – de faire taire le continuo bien étoffé lors des danses créé un bel effet de contraste des textures. On relèvera aussi un souhait de ne pas trop insister sur les timbres individuels des instruments obligés, mais de les glisser par ci par ça, comme un pointilliste ou un préclassique, pour moduler la patte orchestrale d’ensemble, mouvante et complexe, de 3 à 5 parties, et avec des transitions lisses. Le Purcell Choir est généreux et homogène mais manque de diversité dans ses différents emplois et de mordant. La faute en incombe peut-être à une captation qui privilégie les masses au détriment des lignes ? 

Le plateau de solistes est d’un très haut niveau, sans égaler celui de Gardiner, indétrônable, comparable à la magie du premier Atys de Christie. Judith van Wanroij campe une intéressante Scylla, moins « nymphette – soubrette » qu’à l’ordinaire, davantage femme et assertive, dès son tendre « Non, je ne cesserai jamais » peu rêveur mais diantrement décidé, et qui lui permet de dérouler la richesse de son émission : on louera un très beau medium cuivré, des aigus perlés, une dynamique intense. Même dans les récitatifs, son soin de la prosodie, son sens de la déclamation, tirent irrésistiblement Scylla de la nymphe du livret vers une reine, qui ne se relâche guère dans les ariettes qui demeurent sérieuses Mme Etiquette en sera contente. Il y a là un contre-sens dans la distribution, mais qui renouvelle la caractérisation et fait de Scylla une redoutable rivale à la hauteur de Circé.

L’objet de ses transports est plus falot : Cyrille Dubois se retrouve hélas dans un rôle à la tessiture sollicitant trop souvent ses aigus, et le personnage manque un peu de grâce, campant un amant alangui et plaintif (« Chantez Scylla, chantez » moins jouissif que mélancolique. C’est un héros en proie au doute. Qui pourra égaler Howard Crook dans l’équilibre entre sensibilité et noblesse ?

La Circé de Véronique Gens est plus femme que magicienne. L’acte IV infernal, bijou ciselé à écouter sans le séparer du reste de ‘enregistrement, sait petit à petit faire monter l’angoisse (très beau bois), permet à la soprane d’exprimer une palette complexe et moirée. Les graves sont aplatis, le medium et les aigus merveilleux, les consonnes roulent avec une rage contenue. Les fusées des cordes de l’orchestre même émoussées font leur effet et voici un « Noires divinités » aux imprécations tout autant terribles que désespérées. L’artiste parvient à insister dans ses imprécations infernales sur les effets en demi-teintes, les hésitations, les regrets, comme si elle invoquait à regret les enfers, loin de la fureur déchaînée haineuses de Rachel Yakar. Apothéose affreuse de la tragédie, l’Acte V est absolument remarquable, d’une puissance subite et violente, d’un dramatisme caravagesque en clair-obscur qu’on attendait. On a l’impression que toute l’opéra n’était qu’un long prélude à ces quelques scènes mémorables d’une noirceur accentuée par l’innocent et lumineux optimisme précédent  : le monde de la bergerie se teinte de sang et de larmes, Cyrille Dubois s’arrache le cœur de détresse avec une confondante justesse, Circé en est émue, et l’auditeur de même. Rarement une fin aura été si soudaine, si triste, si inattendue.

Alors on est comme sonnés, et si l’on regrette tout de même une vision trop pastorale et presque superficielle des premiers actes de l’œuvre, la lecture de György Vashegyi s’avère homogène et logique, contrastée dans son final, et intéressante dans ses choix de distribution notamment son altière Scylla et sa Circé tourmentée.

 

Viet-Linh Nguyen

Technique : captation fidèle et équilibrée, manquant d’ampleur et de dynamique pour les chœurs. 

Étiquettes : , , , , , , , Dernière modification: 13 décembre 2023
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