Rédigé par 18 h 50 min CDs & DVDs, Critiques

Dialogues d’avant Carmélites (Legrenzi, Ensemble Masques, Fortin, Alpha)

Giovanni LEGRENZI (1626-1690)
La Morte del Cor Penitente
Oratorio de chambre, vers 1671

Raffaele Giordani, Peccatore (Ténor)
Cristina Fanelli, Penitenza (Soprano)
Hana Blazikova, Sperenza (Soprano)
William Shelton, Coro di Pene (Contre-ténor)
Manuel Nunez-Camelino, Core di Pene (Tenor)
Romain Bockler, Coro di Pene (Basse)

Ensemble Masques :
Sophie Gent,
Tuomo Suni, violons
Kathleen Kajioka, alto
Mélisande Corriveau, violoncelle
Benoît Vanden Bemden, contrebasse
Manon Papasergio, harpe & Lyrone
André Heinrich, théorbe
Olivier Fortin, clavecin et direction

 1 CD digipack Alpha / Outhere, 2023, 77′

“Soyez, chrétiens, plus lents à vous mouvoir :
Ne soyez pas comme plume à tout vent,
Et ne croyez pas que toute eau vous lave.
Vous avez le Nouveau et l’Ancien Testament,
L’Eglise et son pasteur qui vous conduit ;
Que cela suffise à votre salvation.”
(
Dante, Paradis, Chant V)

Voici une œuvre que nous qualifierions de tridentine, tant elle incarne l’humeur doloriste aux tonalités sépulcrales qui se répand dans la spiritualité européenne au cours des décennies qui suivent le Concile de Trente (1545-1563).

Giovani Legrenzi (1626-1690) n’en est pas tout à fait le contemporain, mais en compositeur du seicento qui se respecte, il privilégie une tempérance un peu terne aux joies débridées et licencieuses de ses descendants vénitiens. Car si Legrenzi est plus souvent abonné aux compléments de programme qu’aux ors des pochettes, ce serait une injustice certaine que d’oublier de souligner à quel point il fut un compositeur éminent de la République des Doges. Compositeur d’une œuvre foisonnante, hélas parfois perdue, on lui doit de nombreux opéras (La divisione del mondo fut donnée en 2019 par l’Opéra national du Rhin/Opéra national de Loraine et Il Giustino fut montée par Thomas Hengelbrock), nombre d’œuvres instrumentales et plusieurs oratorios, dont cette Morte del Cor Penitente dont on compte un enregistrement antérieur de bonne tenue (en 1996, par l’ensemble Sonatori de la Gioiosa Marca avec Roberta Invernizzi chez Divox Antiqua) et que vient faire revivre avec acuité l’Ensemble Masques, sous la direction d’Olivier Fortin.

L’auteur du livret n’est pas passé à la postérité, marque de l’oubli ou de la modestie d’une œuvre dont la seule copie connue provient des collections de la Bibliothèque de Léopold Ier à Vienne, datée de 1705, pour une partition composée en 1673. Une localisation révélatrice par ailleurs de l’importante influence de Legrenzi hors de la lagune et même très au nord des terres italiennes. Cet oratorio da camera en deux parties met en scène le cheminement spirituel rédempteur du Pêcheur (Peccatore), au travers de ses dialogues avec les figures allégoriques de la Pénitence (Penitenza) et de l’Espérance (Sperenza). Le cœur est l’organe battant des vices et des passions et se doit donc d’être domestiqué, apprivoisé et réprimé pour qu’en domptant ses errements l’homme puisse s’élever spirituellement vers les plénitudes divines, suivant en cela les préceptes dogmatiques romains, apostoliques et s’écarter des tentations, par essence sournoises, du péché et de la Réforme.

La Morte del Cor Penitente s’ouvre donc, après une brève Sinfonia introductive d’une sobre retenue, sur les turpitudes interrogatives du Pêcheur en proie à de doloristes tourments (Mes yeux, vous mes yeux douloureux, Ouvrez la voie aux pleurs, à ces flots engorgés […] que se révèle la douloureuse image, d’une âme pénitente), que la Pénitence, allégorie, incarnée d’une voix assurée par la soprane Cristina Fanelli, vient soumettre, plus flagellante qu’expiatoire (Qu’il pleure, oui, car les pleurs sont dignes de la faute passée). Le salut ne viendra que d’une préalable humiliation, une introspection spirituelle dévastatrice. Une version religieuse et apostolique des samnites fourches caudines pour les romains.

Oui, Oui, pleure si tu désires plaire au Ciel, rétorque comme une rengaine la Pénitence, seul le cœur à l’origine du péché peut expier la faute et conduire l’âme au salut. Legrenzi, qui pourrait faire redondance de lourdeurs instrumentales dans ces passages, sait au contraire tirer sa partition vers l’épure, sachant concentrer l’émotion en de simples soulignements des tonalités vocales par quelques lignes de cordes, quelques accords de clavecin. Une partition jamais démonstrative, qui ne cherche pas à supplanter l’alternance des voix, un modèle de religiosité intériorisée, sans artifice, comme un pénétrant et envoutant cheminement intérieur.

De ce dialogue entre le Pécheur et la Pénitence n’émerge qu’à la moitié de l’œuvre la figure de l’Espérance. Alors que le Pêcheur semble chercher l’oubli de la faute par les plus radicales extrémités (Ne pensons qu’à languir, qu’à mourir, que seules règnent dans mon cœur les larmes et la douleur), l’Espérance surgit et le tempère (Non, non, modère ta fureur, le Ciel clément se contente du vœu de ton cœur, sa satisfait de ton zèle ; la pitié serait-elle donc bannie du Ciel ?).  Hanna Blazikova prête à cette espérance sa voix claire et posée, aux injonctions subtiles, douces et quasi maternelles, propice à faire entrer l’œuvre dans une nouvelle dimension, à orienter le propos vers des horizons plus sereins (Je suis l’Espérance, qui aux âmes nobles, donne des ailes pour voler vers l’éther. Celle qui est tant amie du Ciel).

Olivier Fortin et son ensemble Masques, en habitués qu’ils sont des répertoires confidentiels et de traverse donnent de cette œuvre aux accents parfois sépulcraux une interprétation profondément respectueuse, ne surjouant jamais une partition qui pourrait se complaire dans le maniérisme et la contrition et laissent au contraire s’épanouir la trinité Pécheur, Pénitence et Espérance en un équilibre subtile, le Pêcheur semblant prendre appui aussi bien sur les injonctions de la Pénitence que sur les conseils de l’Espérance pour tracer un cheminement spirituel propre. Le chœur des Peines (William Shelton, Manuel Nunez-Camelino et Romain Bockler, œuvrant d’une belle complémentarité), expression de tous les tourments du cœur, extériorisation des refoulements, semble d’un coup dénouer le nœud gordien par définition inextricable des tourments intérieur dans une salvatrice mise en lumière et nécessaire définition des sentiments mêlés (Nous voici prêtes, pour les tourments, les humiliations, nous sommes les peines inexorables, qui blessent sans jamais se lasser, nous sommes le fléau des erreurs, les ministres de la douleur). De chœur les peines se font alors individuelles, comme pour affronter une à une le Pêcheur qui se doit de les affronter, de les reconnaitre pour mieux les combattre.

L’œuvre de Legrenzi acquiert alors une nouvelle ampleur par ce chant des Peines, alternant entre une et cinq voix, comme autant d’obstacle pour le Pécheur dans sa quête de la rédemption salvatrice. Cette Morte del Cor Penitente de Legrenzi, semble souvent plus échappée de quelque froid monastère des Apennins que des fastes virevoltants des palais vénitiens, et en cela pourra rebuter le mélomane épris de frivolités et de légèreté. Mais à celui qui acceptera de suivre Olivier Fortin et ses interprètes dans la sévérité de cette quête spirituelle, Giovanni Legrenzi dévoilera quelques aspects essentiels de la musique vénitienne de la fin du Seicento, où vitalité de la création peut avec bonheur s’allier à une certaine austérité.

Pierre-Damien HOUVILLE

Étiquettes : , , , , Dernière modification: 25 mars 2024
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