Jean-Sébastien BACH (1685 – 1750)
Libro primo (1720)
Adagio per il Cembalo Solo, BWV 968
Sonata Prima à Violino Solo senza Basso, BWV 1001
Partia Prima à Violino Solo senza Basso, BWV1002
Sonata per il Cembalo Solo, BWV964, d’après la Sonate seconda BWV 1003
Praeludium, BWV539
Partia Seconda à Violino Solo senza Basso, BWV1004
Sonata Terza à Violino Solo senza Basso, BWV1005
Partia Terza à Violino Solo senza Basso, BWV1006
Sei Lob und Preis mit Ehren, BWV29
Guillaume Rebinguet Sudre, violon, clavecin, orgue
2 CDs digipack, enregistré en juillet, août et décembre 2020, en février et mars 2021 en l’église Sainte-Aurélie de Strasbourg ; en octobre 2021 en l’église Saint-Antoine à Oradour (Charente), L’Encelade, 73′ et 77′.
C’est à une étonnante lecture de ces œuvres mythiques que Guillaume Rebinguet Sudre nous convie. On ne présente plus ce musicien honnête homme devant : jouant du violon, du clavecin, de l’orgue, capable de construire son propre clavecin, d’aquareller des gravures… Musicien, facteur, enseignant, le musicien explique dans ses notes d’intention avoir voulu suivre plusieurs voies : la première, celle de concevoir le cycle comme « un tout, où les pièces se suivent dans l’ordre. Les choix d’interprétation et les variations de tempo sont en effet conçus de manière à s’enchaîner ». La seconde, plus discutable, consiste à « proposer une approche musicale spontanée, dans l’esprit du concert (…) abord[ant] le recueil le plus sincèrement et simplement, en essayant d’imaginer l’attitude d’un musicien du XVIIIème siècle qui le découvre pour la première fois. » Le violoniste enfonce enfin le clou : « Tous ces choix artistiques inviteront peut-être l’auditeur à écouter différemment cette œuvre, en se détachant quelque peu des habitudes, peut-être même en s’affranchissant de certaines conventions à la mode aujourd’hui, et en oubliant un peu l’objet d’étude, le cahier d’exercices techniques, le faire-valoir pour violoniste en quête de notoriété qu’est devenu le Libro Primo au fil du temps. »
Malheur au vainqueur. Car le violoniste n’a que trop réussi à imprimer cette vision, tout au long de ces deux disques, où l’on trouvera par ailleurs deux transcriptions de Bach lui-même pour clavier de l’Adagio de la BWV 1005 et de la BWV 1003 (grande absente dans sa version pour violon seul). Mais restons-en au monument violonistique et à cette lecture homogène et pensée, qui aboutit hélas, trois fois hélas, à une énorme déception et – à nos yeux – à un contresens fondamental : à force promouvoir une « simplicité et sincérité », de vouloir (im)poser un regard neuf et sans a priori, celui d’un contemporain découvrant une partition de plus parmi d’autres, le musicien a gommé une grande partie de la puissance, de l’introspection, de la profondeur de ces Sonates et Partitas devenues mythiques pour de bonnes raisons (ce n’est pas pour rien que la postérité n’a pas mis sur le même piédestal Vilmayr, Westhoff ou d’autres œuvres pour violon seul), celle de leur immense qualité, banalisée, moyennisée, dissimulées dans cette vaine tentative d’égalitarisme bolchévique.
De plus, la conception holistique du programme conduit à privilégier les continuités sur les ruptures, l’enchaînement sur l’individualité de chaque mouvement, le cycle sur les parties, là encore polissant les reliefs, atténuant les contrastes, évitant le lyrisme et les soupirs, ou un pathos archaïsant à la manière du stylus phantasticus d’un Biber ou… d’une école slave (ah, l’enregistrement saccadé, violent, sublime de Milstein en 1955).
Guillaume Rebinguet Sudre ayant de la suite dans les idées, même le choix de son violon copie d’un Jacob Steiner de 1669 (Christian Rault 2015), participe à cette esthétique « unassuming » comme le dirait nos cousins anglo-saxons : on goûte une discrétion élégante et racée, on admire une clarté, netteté, limpidité lumineuse, parfois un peu fragile. Peu de graves, peu de rugosité, pas d’ombre. Une virtuosité « en passant », des doubles cordes légères. Une fausse simplicité désirée, même dans la fameuse Chaconne conclusive de la seconde Partita. Cela chante, cela brille, cela coule, cela danse peu, cela murmure peu, cela s’épanche parfois. Mais rassurez-vous très cher, l’ironie et la tenue reprenne le dessus, et les états d’âme sont remisés sous le boisseau de ces exercices aux cups d’archet variés, aux ornements mitonnés.
Ce Bach intime et immédiat, presque bonhomme, d’un naturel fluide est comme un gigot de sept heures, qui n’aurait pas confit. Il manque de saveurs. Consciemment. Volontairement. Avec préméditation. Alors, l’on titube devant ce Bach presque familier, presque ordinaire, presque « normal », on n’ose dire jeune compositeur moyen mais prometteur. Et l’on se rabat sur le spleen généreux de Monica Huggett (Virgin), le classicisme marbré et mélodique d’Isabelle Faust (Harmonia Mundi), l’équilibre sensible de François Fernandez (Flora), la naturel serein et dansant de Sigiswald Kuijken (première version DHM), la pudeur de Lucy van Dael (Naxos) pour se convaincre du contraire et du potentiel magique de ces indicibles pages. Alors, l’on regrettera cet essai talentueux qui confine au rendez-vous manqué. Et l’on ne peut que souhaiter que Guillaume Rebinguet Sudre revienne à ce Primo Libro avec cette fois-ci le regard d’un musicien du XXIème siècle et qui ne découvrirait plus l’œuvre pour la première fois.
Viet-Linh Nguyen
Technique : enregistrement clair et détaillé, violon non capté de trop près.
Étiquettes : Jean-Sébastien Bach, L'Encelade, Muse : airain, violon Dernière modification: 13 décembre 2023