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« Une extraordinaire énergie au service d’une œuvre à découvrir » : entretien avec Jean-Marc Andrieu, directeur musical des Passions, à propos de Daphnis & Alcimadure, opéra occitan de Mondonville

Marguerite HaladjianChef de l’orchestre baroque Les Passions que vous avez fondé, flûtiste et chercheur en musicologie, vous êtes à l’initiative de la redécouverte de Daphnis et Alcimadure, pastorale de Mondonville. Comment est né votre intérêt pour cet opéra aujourd’hui méconnu qui fut donné en création avec succès à Fontainebleau en 1754 devant le roi et la cour ?

Jean-Marc AndrieuIl y a de nombreuses années, l’ouvrage de Mondonville m’avait été signalé par mon ami Jean-Christophe Maillard, musicologue et musicien toulousain qui établissait le catalogue des fonds musicaux des bibliothèques de Midi-Pyrénées. Il connaissait bien sûr Daphnis et Alcimadure dont la partition imprimée en 1754 avait été éditée en fac-similé par Roberte Machard de la Société de Musicologie du Languedoc. Lorsqu’en 1986 j’ai créé l’Orchestre Baroque de Montauban, j’ai souhaité défendre ce patrimoine local remarquable, mais peu exploité, dont les œuvres de Jean Gilles (1686-1705), Esprit-Antoine Blanchard (1696-1770) et Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville (1711-1772). De ce dernier, il n’existait pratiquement rien sur la pastorale Daphnis et Alcimadure en dehors d’un vinyle introuvable, gravé en 1981 à l’occasion d’un concert à Montpellier. Depuis, plusieurs projets n’ont pu être menés à bien, mais j’ai été opiniâtre, je crois à la grande qualité de cette musique et aujourd’hui la perspective de donner cette œuvre à découvrir, en version de concert, dans le cadre du Festival Passions Baroques à Montauban, puis sur la scène du Théâtre national du Capitole de Toulouse est une reconnaissance de mon travail, à la fois sur la partition et avec les musiciens, qui me procure une profonde satisfaction.

M. H : Si les Sonates pour violon et clavecin de Mondonville et surtout ses Grands Motets sont toujours programmés avec succès, une partie de son œuvre, en particulier ses opéras, est tombée dans un certain oubli. Pourtant, la carrière du musicien n’avait-elle pas connu une belle ascension ?

J.-M. A : Né à Narbonne, Mondonville est issu d’une famille de musiciens. Il montre dès son jeune âge des dispositions exceptionnelles qui lui permettent de monter à Paris vers 1731 comme violoniste au sein de prestigieuses institutions dont le Concert Spirituel. Après un séjour à Lille, il est de retour à Paris et intègre en tant que compositeur La Chapelle Royale de Versailles et occupe rapidement des postes importants jusqu’à devenir intendant de la musique du roi en 1744. Dans le même temps, il se livre à la composition d’une œuvre variée et multiple.

M. H : Dans quels registres de prédilection s’exprime son talent, voire son génie musical ?

J.-M. A : Sa production couvre un large domaine, de la musique de chambre à la musique religieuse et à l’opéra. La musique de chambre comporte des pièces très originales pour clavecin avec violon ou voix, et des sonates pour violon. La musique religieuse est essentiellement représentée par d’admirables motets dans lesquels s’exprime une inventivité musicale qui théâtralise l’expression du sacré. Ils furent exécutés au Concert Spirituel sous la direction de Mondonville lui-même.

Du côté de la musique lyrique, sept ouvrages dont deux sont perdus, ont été créés et les partitions publiées du temps de Mondonville. Ce sont essentiellement des pastorales et des ballets héroïques, genres très à la mode dans les cercles aristocratiques sous le règne de Louis XV. Il faut évoquer la pastorale Titon et l’Aurore créée en 1753 en pleine Querelle des Bouffons. Cette violente polémique opposa les partisans de la musique italienne (le coin de la reine) et ceux de la musique française (le coin du roi). Elle avait été déclenchée par un spectacle donné par la troupe des Bouffons Italiens, La Serva Padrona de Pergolèse en 1752. Les défenseurs de la musique italienne menés par Jean-Jacques Rousseau et les Encyclopédistes pensaient qu’elle était supérieure, simple, vive et spontanée, d’essence mélodique, dont les sujets quotidiens et familiers étaient proches d’un public populaire ; d’un autre côté les partisans de la musique française, plus savante, basée sur l’harmonie, aux sujets empruntés à la mythologie représentée par les opéras de Rameau, dans le style des ouvrages à grand spectacle de Lully, qui touchait plutôt une élite. Mondonville, qui s’inscrit dans la tradition française, est défendu par Madame de Pompadour, la maîtresse du roi. Il compose Titon et l’Aurore à son invitation puis, l’année suivante Daphnis et Alcimadure, à la fin de la polémique de la Querelle des Bouffons. Ces deux ouvrages issus de l’héritage musical français portent néanmoins des marques de l’influence de la musique italienne.

Jean-Marc Andrieu © Joyce Vanderfesteen

M. H : Comment a germé chez Mondonville la pensée singulière d’écrire un livret en occitan et de composer un ouvrage lyrique chanté en langue d’Oc ?

J.-M. A : En effet, c’est une œuvre à découvrir, unique dans son genre. Il faut noter que le prologue intitulé Les Jeux floraux est écrit en français, il est dû à la plume de Claude-Henri Fusée de Voisenon (1708-1775), un abbé de cour mondain et cultivé qui connaissait l’Académie des Jeux floraux de Toulouse dont le but était de maintenir vivant l’héritage languedocien ainsi que la tradition de la poésie courtoise exaltée par les troubadours, sous la figure tutélaire de Clémence Isaure. Récits chantés par Clémence Isaure, interventions du chœur et danses des jardiniers du peuple et des nobles alternent dans ce prologue.

Pour l’usage de l’occitan, l’initiative est due à un autre méridional, Jean-Joseph Mouret qui a fait usage du provençal en 1714 dans son opéra-ballet les Festes de Thalie, faisant intervenir des musiciens folkloriques qui s’expriment en provençal. Les trois actes de Daphnis et Alcimadure sont écrits en languedocien, dans une langue simple et unifiée qui chante comme l’italien pour les interprètes originaires de différentes régions du Midi, dotés d’accents variés, venant de Bordeaux (la célèbre diva Marie Fel), de Pau (le grand haute-contre Pierre de Jélyotte) et de Toulouse (Latour).

M. H : Quelles sont les sources qui ont nourri le sujet de la pastorale Daphnis et Alcimadure ?

J.-M. A : Un autre modèle d’inspiration de Mondonville pour l’élaboration du livret se trouve dans la fable XXIV du Livre XII des Fables de La Fontaine parue en 1694, intitulée Daphnis et Alcimadure, dédiée à Madame de la Mésangère, fille de Madame de la Sablière, amie et protectrice de l’écrivain. Le sujet est une histoire romanesque très prisée, dans le goût en vogue à cette époque pour les mœurs champêtres qui met en scène les amours des bergers et bergères dans une nature idéalisée. Le jeune et gentil berger Daphnis est amoureux de la belle Alcimadure. Celle-ci refuse ses avances et préfère se distraire avec ses amies. Son attitude de rejet provoque la mort de chagrin de son soupirant. Son ingratitude est punie par un châtiment divin, elle meurt à son tour et, parvenue aux rives du Styx, elle retrouve Daphnis mais essuie cette fois l’indifférence de celui qui fut son amoureux.

Mondonville utilise l’argument initial de la fable mais change sa fin tragique qui ne pouvait convenir à une œuvre divertissante. Il imagine une issue plaisante selon l’esthétique propre à la pastorale. Il introduit dans le déroulement de l’intrigue un troisième personnage, Jeanet, frère d’Alcimadure, ainsi qu’un quatrième qui joue un rôle muet mais essentiel, un loup qui terrorise tout le village… Le dénouement heureux de l’opéra sera dû à une double ruse de Jeanet qui arrivera à ses fins pour la joie de tous !

Page de titre de la partition de Daphnis & Alcimadure – Source : BnF / Gallica.

M. H : Sur quelle partition de l’ouvrage avez-vous mené votre travail ? Comment avez-vous complété les parties manquantes du texte musical ?

J.-M. A : Nous avons fondé notre lecture sur l’édition originale imprimée à l’occasion de la création sur laquelle ne figurent, comme cela était d’usage, que les parties de violons et les basses. Aussi, pour le pupitre des cordes, j’ai pris le parti de reconstituer une partie d’altos et parfois de seconds violons. Quant aux vents, les indications sont rares, mais l’orchestration comprenait deux flûtes, deux hautbois, et deux bassons, quelques passages requièrent également une trompette ou deux cors. La rythmique est assurée par la basse continue, violoncelle et clavecin et soulignée par des percussions que nous avons ajoutées pour dynamiser les danses. La grammaire musicale de Mondonville est très efficace pour toucher le public. Ainsi, par exemple, lorsque Jeanet, pour mesurer la vaillance de Daphnis, chante un air qui s’apparente à l’évocation d’une bataille, des accords très dissonants à l’orchestre avec des coups de timbale sont spécialement notés par le compositeur.

M. H : A l’issue de votre longue et sérieuse investigation de Daphnis et Alcimadure, comment pouvez-vous définir l’écriture musicale de Mondonville dans le domaine lyrique, vocal et instrumental ?

J.-M. A : Le plateau vocal réunit un dessus (soprano) pour le rôle de la jolie et cruelle bergère Alcimadure, un haute-contre à la française avec de beaux aigus caractéristiques dédié au malheureux Daphnis et la tessiture de taille (ténor) au subtil Jeanet. Les voix se croisent et se répondent, un seul duo réunit les amoureux réconciliés au dernier acte de l’opéra. Dans les récitatifs, l’écriture musicale s’apparente au style italien par son caractère mélodique chantant et naturel induit par la langue occitane et par son rythme régulier adapté à une métrique stable. Par contre les airs et les chœurs empruntent au vocabulaire rhétorique de la musique française tout en sollicitant la virtuosité caractéristique de la manière italienne, en particulier pour les violons.

L’art du compositeur est habile et savant. Il s’en dégage une extraordinaire énergie, elle est évocatrice et porte des accents très expressifs. Les airs dotés de lignes mélodiques magnifiques dévoilent et accompagnent avec finesse et légèreté le profil psychologique des personnages. La musique soutient harmonieusement et de façon figurative la progression dramatique de l’intrigue à laquelle participent tantôt plaintes et soupirs de l’amoureux éconduit, tantôt réjouissances vocales que génère l’exploit de Daphnis vainqueur. Le chœur mixte à quatre voix (dessus, hautes-contre, tailles et basses) est particulièrement brillant dans le traitement du finale.

Les intermèdes sont prétextes à des danses, une vingtaine : gigues, menuets, loures et autres gavottes ponctuent l’action avec élégance. Ces ballets dérivent de la tradition du spectacle lyrique dansé depuis la fin du XVIème siècle, sous le règne d’Henri III, qui s’est développée sous Louis XIII et surtout sous le Roi Soleil. Lully concevra alors la tragédie lyrique, forme française de l’opéra qui allie musique et danse et puise ses sujets essentiellement dans la mythologie et les actions héroïques. Les ballets offrent un spectacle brillant, merveilleux qui séduit et enchante les spectateurs par le faste des costumes et la virtuosité des exécutants. La musique de Mondonville est à l’œuvre, inventive, variée, colorée, rythmée, qui soutient par sa pulsation la chorégraphie.

Orchestre Les Passions et chœur Les Elements © JJ. Ader

M. H : Peut-on dire que Mondonville a réalisé une forme de synthèse des styles français et italiens ?

J.-M. A : Certainement ! Par son origine méridionale, il est réceptif à l’influence italienne et en même temps il s’inscrit dans la tradition française de Lully, Campra et surtout de Rameau pour le traitement harmonique, moins complexe, il est vrai, et le caractère noble des danses.

M. H. : Quelle aura été la postérité de Daphnis et Alcimadure après la mort de Mondonville et quelle est son actualité aujourd’hui ?

J.-M. A : Au cours du XVIIIème siècle, la pastorale a été représentée de nombreuses fois à travers le royaume. La partition a été même rééditée en français pour les reprises à Paris. Après 1778, l’œuvre est tombée dans l’oubli jusqu’en 1977. Elle a été redécouverte grâce à la musicologue Roberte Machard qui a consacré sa thèse à Mondonville, suivie d’un livre édité en 1980. En 1981, l’œuvre a été donnée dans le cadre du Festival de danse de Montpellier. Ce concert a été gravé sur vinyle, il est pratiquement introuvable. A la fin des années 1990, nous avons pu interpréter avec l’Orchestre Baroque de Montauban de larges extraits à trois reprises notamment au Festival Déodat de Séverac.

M. H. : Pourquoi Mondonville ou ses confrères n’a t-il pas renouvelé l’expérience d’une œuvre en occitan si les représentations avaient été fructueuses ?

J.-M. A : L’œuvre a plu à la cour, mais le « grand public » préférait les œuvres en français, ce qui explique peut-être que l’expérience n’ait pas été renouvelée.

M. H. : Jean-Marc Andrieu, merci beaucoup pour cet entretien.

Propos recueillis par Marguerite Haladjian les 8 et 9 juin 2022

Daphnis et Alcimadure sera joué en version de concert dans son intégralité au Théâtre Olympe de Gouges de Montauban le 1er octobre puis repris les 12 et 13 octobre 2022 au Théâtre national du Capitole de Toulouse.

 

 

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