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Coucher du soleil noir d’Atys (décès de Jean-Marie Villégier)

« Les personnages chantant ne sont pas de chanteurs au sens où on l’entend dans l’opéra italien par exemple, ce sont des acteurs remués par des passions, c’est-à-dire par la musique, et dont la musique traduit les moindres inflexions de sentiments, de pensées, et c’est cela qu’il s’agit de mettre en mouvement »
(Jean-Marie Villégier, à propos de Médée de Charpentier)

Jean-Marie Villégier & William Christie à l’Opera Comique à Paris le 20 janvier 2011 © Pascal GELY

Il est parti. A 86 ans, Jean-Marie Villégier est décédé, dans la nuit de lundi à mardi comme l’a annoncé l’Opéra Comique, maison avec laquelle il travailla étroitement pour les deux réalisations-phare que furent Atys (de Lully) et Médée (de Charpentier). Pour tous les baroqueux, il aura été l’artisan avec William Christie de ce choc qui est à l’opéra lullyste ce qu’Harnoncourt fut à Bach : le fait de crier haut et fort que la tragédie lyrique était un genre éminemment théâtral, à la richesse et aux pouvoir dramatique intacts, à la magie puissante. Rarement cet Atys, dont il assista à l’étrange résurrection en 2011 grâce à un mécène américain, aura été aussi scruté, analysé, souvent incompris. Pour beaucoup il était synonyme d’une reconstitution baroque, de mise en scène d’époque naphtalinée, quand cette réalisation, certes en somptueux costumes de cour, était on ne peut plus contemporaine et moderne dans son esthétique comme son propos.

Il avait fallu les hasards et la passion d’une vie pour arriver à ces soirées montpellieraines de 1987. Car Jean-Marie Villégier, brillant fils d’universitaire, ayant fait l’ENS, agrégé de philosophie, inspecteur général d’espagnol, était un mordu de théâtre classique français. Dans les années 1970, il est nommé au Centre universitaire international de formation et de recherche dramatiques de l’Université de Nancy ; fonde en 1985, un autre Illustre Théâtre, le sien. Nommé administrateur de la Comédie Française en 1983, ses débuts de metteur en scène procèdent d’une esthétique moderne dans la lignée de Jean Vilar. Au total, il mettra en scène plus d’une quarantaine de pièces du répertoire classique et préclassique, du Molière, du Corneille notamment.

Mais pour nous autres mélomanes, Villégier, c’est le père d’Atys. Auparavant, il se fit les griffes baroques avec un Couronnement de Poppée à Nancy, en 1985, avec Alan Curtis à la baguette. Deux ans plus tard, en 1987, on célèbre le tricentenaire de la mort de Lully. Massimo Bogianckino, directeur de l’Opéra de Paris depuis 1983 – auquel l’Opéra Comique est rattaché – confie à William Christie le soin de monter une tragédie lyrique. Christie choisit avec un goût d’une sûreté imparable Atys (1676), œuvre précoce, d’un superbe équilibre, et d’une rigueur que l’ébouriffante Alceste (1674) plus variée ne possède pas. A la fin de l’année 1986 « l’opéra du Roi » est créé à Florence, ville natale de Lully, cité dont Bogianckino est maire depuis 1985. Bogianckino propose au chef de collaborer avec le célèbre Pier Luigi Pizzi, qui triompha avec Hippolyte & Aricie à Aix en 1983, dans une mise en scène baroquisante majestueuse. Mais Christie souhaite une relecture plus brutale, plus contemporaine, plus audacieuse, moins décorative. Bogianckino laisse la place à  Jean-Louis Martinoty à la tête de l’Opéra de Paris. Ce dernier confirme les projets mis en place par son prédécesseur. Mais s’intéresse à la restitution et recréation de l’opéra baroque, et l’opus du tandem Christie-Villégier ne suit pas cette approche archéo-musicologique. Finalement Atys est tout de même programmé 1. La suite, on la connaît : le temps suspend son vol dans ce salon des Grands Appartements, où se conjuguent dans la pénombre de ce centre vide et surpeuplé du pouvoir l’intelligence de la mise en scène, l’esthétique glaçante et onirique des décors, la somptuosité moirée des costumes, l’intégration parfaite des danses restituées de Francine Lancelot. Le Prologue est un théâtre dans le théâtre, puis le théâtre lui-même est théâtre dans le théâtre avec cette cour ténébreuse et hiératique, sortie d’un songe…

Jean-Marie Villégier le 21 Mars 2013 au Centre Nationnal du Costume de Scène, Moulins lors du colloque international Le costume de scène – capture video Youtube

Ce sera le début d’une longue et régulière collaboration avec Christie, et l’on se souvient d’une Alcina désœuvrée parquée dans le jardin d’un manoir anglais du XVIIIè façon Gainsborough au Châtelet en 90, même année Le Malade imaginaire, plus traditionnel, ultime comédie-ballet de Molière, au théâtre du Châtelet « dans sa splendeur » avec toute la musique de Charpentier. Mais pour retrouver une vision plus caustique, l’on louera la splendide Médée du même compositeur, translatée dans une salle de palais circulaire aux murs de brique, pleine de relents malsains de l’affaire des poisons (1993), proche de l’esprit d’Atys par la puissance du rituel curial, et les personnages sans cesse épiés par l’entourage. Trois ans plus tard, le tandem Villégier-Christie livre un étrange Hippolyte & Aricie à Garnier en 96, plus moderne, avec ses toiles de fond symboliques, ses personnages pastels sortis de Fragonard, son trio de Parques ressemblant à Elizabeth Ière dans une robe géante. Et tombant les perruques pour les casquettes fascistes, citons enfin dans ce florilège baroque la puissante Rodelinda à Glyndebourne en 98, sobre et épurée, sombre, transposée dans les années 30.

On ne parlera guère sur nos pages de ses autres réalisations, de Rossini à Berlioz, ou encore de sa nomination au TNS en 1991, où il ne fut pas renouvelé, et où il eut du mal à se défaire de son étiquette de « baroqueux », pourtant le plus beau compliment que l’on peut faire à un homme d’une culture immense, passionné du théâtre du Grand Siècle, et qui sut si bien rendre le déchaînement des passions individuelles contre la pesanteur hiératique du système. Adieu à cet esprit libre, à cet honnête homme. Grâce à lui, décidément, « Atys est trop heureux. »

 

Viet-Linh Nguyen

 

  1. NAUDEIX, Laura. Atys, une production sans traditions In : L’Opéra de Paris, la Comédie-Française et l’Opéra-Comique : Approches comparées (1669-2010) [en ligne]. Paris : Publications de l’École nationale des chartes, 2012 (généré le 28 janvier 2024). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/enc/921>. ISBN : 978-2-35723-129-0. DOI : https://doi.org/10.4000/books.enc.921..
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