Rédigé par 10 h 57 min CDs & DVDs, Critiques

Volubilité (Bach sous les Tilleuls, Loris Barrucand, Clément Geoffroy – L’Encelade)

Version 1.0.0

“Bach sous les tilleuls”

Concerto pour orgue en la mineur BWV 593 d’après Antonio Vivaldi,
“Nun komm’ der heiden Heiland” BWV 659,
Concerto pour orgue en ré mineur BWV 596 d’après Antonio Vivaldi,
Sonatina extraite de la cantate dite Actus Tragicus BWV 106,
Pedal-Exercitium BWV 598,
Passacaglia BWV 582,
“Wachet auf, ruft uns due Stimme” BWV 140,
Concerto pour deux clavecins en do mineur BWV 1060, version sans orchestre

Loris Barrucand et Clément Geoffroy, clavecins

1 CD digipack,  L’Encelade 2024, 53′

Avouons d’emblée que nous ne serions pas contre retrouver Loris Barrucand et Clément Geoffroy à l’ombre de quelques tilleuls pour goûter au charme d’un récital de leurs clavecins, tant ce disque, au titre d’une simplicité qui confine au dépouillement, s’avère avant tout un plaisir d’écoute absolument constant. Bach au clavecin n’est pas une nouveauté, beaucoup et parmi les plus illustres s’y sont frottés, avec des bonheurs plus ou moins avérés, au point qu’il n’est pas utile ici d’en faire l’exégèse.

Qu’aimons-nous au final dans ces clavecins ? Cet art du délié de la note, cette réverbération des résonnances donnant amplitude et volume, cette volubilité, légère et évanescente, une fluidité de ruisseau campagnard. Deux clavecins en harmonie, un Emile Jobin de 1983 pour Loris Barrucand (d’après Jean-Claude Goujon, actif au milieu du XVIIIème siècle et dont trois instruments sont visibles au Musée de la Musique, les seuls certifiés), et un Jean-François Chaudeurge de 2014 pour Clément Geoffroy, lui aussi d’après Goujon, qui s’allient sans chercher à se dominer, s’amplifient et se répondent pour magnifier quelques pages savoureuses de Jean-Sébastien Bach. Les deux jeunes clavecinistes, forts chacun d’une expérience conséquente auprès de formation reconnues (citons de manière non exhaustive les Talents Lyriques ou Les Surprises pour Loris Barrucand ou encore Le Concert Spirituel et Pygmalion pour Clément Geoffroy) font œuvre d’une admirable complémentarité dans cet enregistrement, consacré à quelques originales transcriptions d’œuvre de Jean-Sébastien Bach, pas forcément de ses œuvres les plus connues, mais de celles qui tiennent en éveil notre curiosité.

Car en effet, dans le foisonnement parfois un peu ronronnant des transcriptions de Bach, ce qui pique l’attention est avant tout le côté…italien dont fait preuve le Maître de Leipzig. Italien Bach ? L’information n’est pas nouvelle, tant Bach, mu peut-être avant tout par une curiosité sans égale, su s’inspirer de toutes les compositions dont il pu avoir connaissance pour forger sa propre musique. On oublie parfois, ou l’on feint de ne pas savoir, que Jean-Sébastien Bach fut adepte des adaptations, transcriptions et autres emprunts, plus ou moins avoués et transparents.  Et des accents transalpins se font entendre, une vivacité du rythme propre à la péninsule se dessine dès les premières notes au clavecin de cette transcription pour deux clavecins de l’initial Concerto pour Orgue en La mineur de Bach, œuvre elle-même transcrite d’après une composition originale pour deux violons et basse continue de Vivaldi. Un son aérien, un touché appuyé et vif, une richesse mélodique indéniable, tout est Bach dans cette œuvre, de l’allegro initial aux notes soupesées, délicates à celles suspendues de l’adagio intermédiaire en passant par la montée chromatique de l’allegro final, mais rien n’est pour autant trahi des accents vivaldiens de l’œuvre originale. Il faut dire qu’à l’époque de la composition de l’initial concerto pour orgue, vers 1713-1716 Bach se passionne pour la musique italienne, consultant dans la bibliothèque ducale de Guillaume II de Saxe-Weimar les partitions de ses contemporains italiens, les frères Marcello (Alessandro et Benedetto), Corelli, Legrenzi, mais aussi Albinoni et Torelli, et bien entendu Frescobaldi et Vivaldi. Trois concertos pour orgue sont ainsi issus très directement de ces études vivaldiennes de Jean-Sébastien Bach (BWV 593/594 et 596), de même que sept des seize concertos pour clavecin répertoriés BWV 972 à 987, les autres compositions étant principalement des transcriptions d’autres maîtres italiens ou de Telemann.

C’est justement le concerto BWV 596 que nous retrouvons un peu plus loin en suite de programme, lui aussi tiré du corpus vivaldien et dont Loris Barrucand et Clément Geoffroy nous offrent une belle transcription, réalisée par eux-mêmes comme presque tous les morceaux présentés sur ce programme (à l’exception notable du Concerto pour deux clavecins en do mineur BWV 1060 présenté en fin d’enregistrement dans une version sans orchestre). Un concerto pour orgue transcrit pour deux clavecins, dont on retiendra un fugace mais puissant Allegro initial, mais surtout un très solennel et mélodieux Largo espiccato, apte à dévoiler toute la sensibilité dont peuvent faire preuve cette alliance de deux clavecins, avant que l’Allegro final, très riche déferlement de notes, n’offre une toute autre dimension à une œuvre qui, écrite pour la puissance de l’orgue, trouve à s’épanouir dans ce duo de clavecins.

Il y a chez Bach, comme dans les transcriptions des deux clavecinistes toute l’énergie de Vivaldi, qui sans peine arrivent à révéler à la fois la beauté intrinsèque de l’œuvre initiale et l’art d’absorption de Jean-Sébastien Bach, sa capacité à disséquer les partitions pour mieux nourrir ses propres compositions. Comme une respiration entre ces deux œuvres vivaldiennes, figure le choral Nun komm der heiden Heiland, dont l’Ensemble D!ssonanti a récemment proposé lui aussi une version (cf. compte rendu du concert), transcription très posée, au risque d’être un peu trop sage, d’une œuvre figurant dans le Notenbüchlein für Anna Magdalena Bach, où se retrouvent nombre de petites compositions domestiques de Bach, partitas ou chorals de tradition luthérienne que l’épouse du musicien devait souvent interpréter. Une courte pièce dont nous trouvons le corolaire en fin de programme, avec le Wachet auf, ruft uns due Stimme (BWV 140) issu du même recueil.

Mais au-delà des transcriptions des deux concertos pour orgue issus de l’inspiration vivaldienne de Bach, l’autre grande pièce d’intérêt de cet enregistrement est sans conteste la transcription toute en verve que les Loris Barrucand et Clément Geoffroy font de la si célèbre Passacaille BWV 582. Là ou l’orgue se fait puissant, les deux clavecins savent se faire rugissant, puisant dans les registres graves des deux instruments le fondement d’une intensité musicale peu courante au clavecin, fussent-ils deux, alternant les accentuations tantôt sombres et tantôt tonitruantes. Un morceau comme un renouveau où les deux musiciens excellent à faire la démonstration de toutes les capacités de leurs instruments et de leur volonté, non moins grande, de conjuguer leurs talents pour souligner d’un regard neuf ce très grand classique du répertoire. L’œuvre, dont nous connaissons des transcriptions pour piano moderne, trouve ainsi magnifiée par deux clavecins, une fraicheur nouvelle, un allant qui ne se dément pas.

Et puisque nous ne cessons d’écrire qu’il s’agit d’un disque de transcriptions, commençons à nous contredire, la dernière œuvre présentée dans ce programme le Concerto pour deux clavecins en Do mineur n’en étant pas une, nos deux comparses jouant, une fois n’est pas coutume, scrupuleusement la partition de Jean-Sébastien Bach, dont ils occultent tout accompagnement et autre basse continue. Une gageure qui n’en est peut-être pas une, plusieurs pièces du compositeur ayant deux versions, une avec accompagnement et une en étant dépourvue, à l’exemple du Concerto pour deux clavecins BWV 1061. Malléabilité de l’œuvre de Bach. Et avouons que si ainsi dépouillé l’Allegro initial nous a paru pompeux ou point d’être pompier, le Largo ovvero Adagio intermédiaire s’avère d’un onirisme exaltant, cantabile, puisant sa grâce dans la suspension de ses silences, comme pour mieux respirer avant l’exaltation virtuose que constitue l’Allegro final, d’une énergie vitale stimulante, sur lequel les deux clavecins s’ébrouent dans un nuage de notes admirable.

Avec cet enregistrement Loris Barrucand et Clément Geoffroy  nous proposent un Bach des plus stimulant, magnifiant aussi bien leurs instruments que la richesse de composition et le cosmopolitisme d’inspirations du compositeur.

 

                                               Pierre-Damien HOUVILLE

Étiquettes : , , , , Dernière modification: 13 octobre 2024
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