Rédigé par 23 h 01 min Actualités, Editos

En concert comme au CD, rendez-nous les listes des musiciens !!!

Damnatio memoriae du doge Marino Falier (décapité pour haute trahison en 1355) dans la galerie des portraits des doges de la Salle du Grand Conseil du Palais des Doges de Venise – Wikimedia Commons

De plus en plus souvent, nous avons la très désagréable surprise et l’intolérable frustration de ne point trouver, à la fois sur les programmes de concerts (y compris les intéressants programmes d’opéras édités sous forme de livres à la manière des numéros de l’Avant-Scène), et sur les livrets des disques, les noms des musiciens. Les artistes sont tout bonnement escamotés. Exécutés d’un coup de clavier. On feuillète les pages, on tourne et on retourne les feuillets : là une publicité d’un sponsor, là un laïus sur le lieu, un remerciement, un essai plus ou moins intéressant, les bios des solistes avec des photos flatteuses ou anciennes…  Evidemment on trouve en première page les chanteurs solistes. Parfois, dans une demi-mesure hésitante, on lit en-dessous les noms des musiciens qui tiennent les instruments obligés et/ou le continuo (et encore). Mais on a beau chercher, seul le nom de l’orchestre est mentionné, comme un tout, un point c’est tout.

La perte d’information est impardonnable, car chacun sait à quel point les orchestres baroques sont des nomades, des des formations à géométrie très variable, se constituant au gré des projets et des tournées, et que seul un maigre noyau permanent reste en place au sein d’un ensemble donné. On se prête les musiciens et ils vagabondent, selon leurs amitiés, leurs affinités, leurs besoins. Se tissent ainsi des liens affectifs ou mercenaires, qui ne sont pas sans incidence sur l’interprétation finale. Tel ou tel orchestre peut ainsi considérablement évoluer, du fait de ses musiciens. Et sans s’hasarder à citer de noms ou d’exprimer quelques regrets, pour certains ensembles il y a eu de grandes époques et des passes plus sombres, notamment quand des musiciens de premiers plans en sont partis pour fonder leurs propres orchestres. On peut ainsi retracer le brassage des générations, la petite histoire d’une phalange… 

Et comment sans cela apprécier l’équilibre des textures, le choix du nombre d’instruments par parties (d’autant plus qu’au disque le montage et la captation peuvent aisément fausser l’image), rien ne vaut la liste détaillée des effectifs. De manière simple, brutale, explicite, elle répond à d’innombrables questions : Y avait-il suffisamment de quintes de violons ? Combien de hautboïstes ? Ce basson si grainé qu’on croit reconnaître n’est-il pas celui de Jeremy P. ?  Tiens cet immense orchestre sonne pourtant si étriqué ? Cela permet des retrouvailles : Tiens, revoici ce premier violon qui se promène d’orchestre en orchestre avec son swing nostalgique si distinctif… Oups, quelle erreur de n’avoir pas associé le continuiste habituel !

Et puis on se prend à demander encore plus, et à revenir à d’anciennes bonnes pratiques, presque désuètes mais qui persistent dans certains labels de qualité et de passionnés : comme autrefois dans les beaux, sobres et bien sérieux disques de chez Alia Vox, Michael Bernstein, Pierre Verenay, Teldec ou l’Oiseau-Lyre : obtenir également la liste des factures instrumentales, savoir si ce sont des instruments d’époque, des copies, analyser les facteurs et les époques…

Mais le temps est à la concision, à la paresse ou encore à la starisation. Les solistes, le chef. Le reste n’est pas un orchestre, c’est une marque. On a des robes YSL. On a des Orchestres. Un nom, pas d’individus. La dématérialisation des supports rend l’omission encore plus coupable, puisqu’il est aisé d’intégrer un QR code ou de rajouter tous ces détails en renvoyant à une page Internet. Parfois, en concert, on ajuste ses jumelles de théâtre qui ne grossissent que trop peu, on lutte contre la pénombre, on hausse le col au grand dam des spectateurs du rang précédent. Et l’on reconnaît avec un sourire complice la chevelure argentée de la théorbiste, ou ce bon vieux percussionniste fidèle à son ensemble depuis tant d’années. Au disque, c’est le pont des soupirs et la lagune des mystères. Alors, messieurs les éditeurs de disques, mesdames des salles de concert, redonnez-leur leurs noms, la dignité et le respect de cette visibilité naturelle, que l’on sache de ces musiciens anonymes, soumis à une damnatio memoriae injustifiée et infamante qui l’on admire et qui l’on écoute. C’est tout de même la moindre des reconnaissances.

 

Viet-Linh Nguyen

Dernière modification: 4 octobre 2024
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