Le Christ voilé, (Cristo velato)
Chapelle Sansevero, Naples
Je me souviens de ces quelques vers de La Mémoire et la mer où Léo Ferré, cathartique comme jamais, énonçait : Dans le désordre de ton cul, poissé dans les draps d’aube fine, je voyais un vitrail de plus, et toi, fille verte, mon spleen. D’une langue si finement ciselée tout était dit des élans récents, des ébats dont seule la finesse du drap rendu par la fougue humide portait le souvenir, venant troubler le galbe de la fesse de l’âme désirée, laissant l’amant fourbu et pensif. Le voile qui recouvre ce jeune corps féminin n’est pas un accessoire, futile, mais le marqueur du temps, reléguant au passé la chair, et dont les plis froissent l’érogénéité du bassin, dessinant un vitrail auréolé d’une beauté redevenue mystère. La finesse de la crêpe, en brisant les lignes crée un désordre cubiste, que vient accentuer la transparence moite d’un drap que l’on imagine blanc sur le grain de peau. Tout était dit, et peut être bien plus si l’on veut s’avouer que l’évocation d’une aube si fine est aussi un hommage subliminal aux manufactures de ces terres flamandes, Flandres dont l’auteur partage avec Simenon le privilège d’avoir fait naître chez le méridional que je suis des envies de découvertes.
Ma mémoire à l’évocation d’une telle finesse ne me ramène pas dans ce nord de l’Artois et de la Belgique. J’ai pourtant le souvenir d’une telle sensation, qui vous révèle que la légèreté et la finesse sont finalement si essentielles. Ce souvenir me conduit au sud des Flandres, et même au sud de la Toscane si chère à Léo Ferré, à Naples pour être précis, où j’étais allé me perdre avant vingt ans, il y a déjà longtemps.
Dans les rues étroites, bordées de palais remaniés et pavées d’un granit sombre aux dimensions presque cyclopéennes, mes pas m’avaient portés devant la façade aux contours baroques mais étrangement sobre de la chapelle Sansevero, à quelques dédales du front de mer. Le revêtement jaunâtre et une structure antiquisante à chapiteaux ioniques ne laisse aucunement présager des merveilles intérieures. Deux têtes de mort en gardent l’entrée, motif qui n’inquiétera que les nouveaux venus dans ces contrées du sud où l’âpreté de la vie aide à se dépouiller de toute vanité et de toute pudeur face à la représentation de la mort.
L’église ne fût d’ailleurs pas édifiée pour recevoir les nombreux fidèles du quartier. Érigée à la toute fin du XVIème siècle aux abords immédiats du palais de la famille Sansevero de laquelle elle tire son nom, elle fut convertie en chapelle privée et tombeau familial par Alessandro di Sangro en 1613, comme vient judicieusement le rappeler une plaque de marbre en frontispice de l’entrée. L’intérieur, composé d’une nef rectangulaire de taille relativement modeste à laquelle se joignent huit chapelles, est orné d’une décoration tout en débordements de stucs, en volutes exacerbées, ode à la courbe sans contrainte. Soyons certains que Stendhal, si prompte à décrier les atours baroques superfétatoires dans Les Promenades dans Rome y trouverait à redire si il n’oubliait la chapelle lors de sa venue à Naples.
Le gisant de marbre blanc qui trône au centre de la nef exerce une fascination attractive qui vampirise l’attention, et pas seulement du fait de cette position centrale, sur un dallage en labyrinthe à dominante noire. De loin déjà apparaît un trouble, un flou qui ne fait que s’accentuer à mesure que l’on approche. Nous sommes loin de cette figure imposée de la statuaire qu’est le gisant, représentant un corps figé, le plus souvent souriant, les mains jointes, au sourire que l’on qualifiera d’angélique ou de béa selon son humeur. Non, à mesure que nous approchons se dessine l’image de la mort, d’un corps, d’un cadavre allongé sur le dos, les genoux légèrement fléchis, la tête surélevée par deux cousins de marbre, inclinée sur la droite. Un drap recouvre le corps, voulant protéger la statue de quelques caprices extérieurs. Mais parvenus à proximité immédiate de la statue il faut bien se rendre à l’évidence, le fin drap posé par décence sur ce corps supplicié n’en est pas un et fait partie intégrante de l’œuvre, provocant le trouble, exerçant l’admiration et venant souligner les détails de la sculpture.
L’idée même du drap confine au superbe. Voiler son œuvre pour la rendre plus expressive, donner l’impression de cacher pour mieux souligner la souffrance. Car l’homme devant nous n’est pas un mort apaisé malgré ses paupières clauses mais bien un corps qui a souffert. Ses pieds veinés, ses orteils crispés nous le révèlent. Le ventre rentré dans le thorax nous dit la suffocation, l’agonie. Le fin voile semble s’y être collé, comme le ferait un tissu rendu mouillé par la transpiration d’un corps exultant. Le sculpteur ne nous montre pas un corps dans l’état où il est rendu mais introduit avec ce voile une dimension temporelle, le drap agissant comme un révélateur du supplice, des souffrances antérieures à la scène que nous voyons. Le marbre n’est donc pas figé mais bien au contraire n’est jamais apparu aussi malléable, aussi capable de nous conter une histoire.
Le tissu va se coller un peu plus sur les mains du défunt, ôtant les derniers doutes qui pouvaient subsister. Le tissu rentre dans le plat des deux mains, comme collé par un liquide poisseux. Deux trous, les deux stigmates du Christ. Le gisant qui nous est présenté n’est pas une ornementation de tombeau, mais bien une représentation sculpturale du Christ juste après la dé-crucifixion. Ce que confirme un peu en dessous de la main droite la présence d’une partie des Arma Christi, la couronne d’épines, les clous de la Passion, ainsi que les pinces ayant permis la descente du corps.
Le visage, lui aussi recouvert du voile, qui de loin apparaît émacié, semble plus serein de près, paupières fermées. Les plis du voile qui convergent vers le torse viennent nimber l’ensemble d’une aura de douleur.
Cette sculpture, qui combine prouesse technique de réalisation et audace de la composition est l’œuvre de Giuseppe Sanmartino (1720-1793) qui la livra à la fin de l’année 1752. La carrière essentiellement napolitaine de cet artiste et le fait que nombre de ses œuvres soient restées dans la ville nuit sans doute à sa renommée, et ne doutons pas que si l’une de ses réalisations majeures avait franchie les portes du Louvre son nom trônerait bien plus haut au Panthéon de la sculpture mondiale, ne restant pas confiné au cercle des connaisseurs de la cité parthénopéenne. Ses admirateurs pourront d’ailleurs suivre ses traces dans les principaux édifices de la capitale du Royaume des Deux-Siciles, de la basilique Santa Chiara à Sant’Agostino alla Zecca avant de peut être poursuivre le voyage jusqu’à la cité de San Severo à l’ouest de la péninsule du Gargano, où il semble avoir terminé sa carrière, quarante ans après la réalisation du Christ voilé. Son œuvre majeure reste cependant bien ce Christ Voilé en marbre, saisissant de réalisme et démontrant la parfaite maîtrise de son art par le sculpteur, âgé d’à peine plus de trente ans au moment de la réalisation. Car si en effet la représentation du voile dans la statuaire remonte à la plus haute antiquité (que l’on pense aux représentations, même un peu figées et académiques des statues de la haute antiquité égyptienne), et donna à d’autres l’occasion de démontrer leur savoir-faire, à l’exemple de la très romantique Vierge Voilée de Giovanni Strazza (1853), la représentation des volutes de tissu est un classique des ornementations baroques napolitaines, dont l’un des exemples les plus fameux est à aller chercher…dans la même église, à quelques mètres du Christ Voilé, Antonio Corradini (1688-1752) livrant sa Pudicizia (la Pudeur), dès 1752. Permettons-nous de souligner que si la prouesse technique est peut être comparable, la relative fadeur de cette statue ne fait que renforcer l’expressivité du Christ Voilé, démontrant que d’un simple voile Sanmartino introduit dans son œuvre une dimension temporelle avec laquelle peu d’œuvres peuvent rivaliser.
La collusion de deux œuvres majeures de la statuaire baroque napolitaine au sein de la même église et livrées à quelques mois intervalle, doit pourtant nous amener à nous intéresser au commanditaire de ces œuvres, ce qui ne manque pas de nous plonger dans de savoureux méandres de l’histoire de l’art.
Le Cristo Velato, comme la plupart des œuvres qui composent le foisonnant décor de la chapelle San Severo, auquel nous devons compter outre La Pudeur de Corradini, la fresque de la voûte La Gloire du Paradis de Francesco Maria Russo (1749) ou encore une belle Piéta anonyme, est une commande de Raimondo di Sangro, VIIème prince de San Severo et évergète propriétaire des lieux en ce milieu du XVIIIème siècle.
Descendant des Grands d’Espagne et d’une lignée qui remonterait jusqu’à Charlemagne, Raimondo di Sangro (1710-1771) est surtout un personnage majeur des Lumières napolitaines, avec son illustre aîné Giambattista Vico (1668-1744) dont la statue toise le parc de la Via Caracciolo. Archétype de l’intellectuel du milieu du XVIIIème siècle, déployant talent et fortune dans une quête jamais rassasiée de connaissances, curieux de tout, il se permet l’audace de briller dans de multiples disciplines, au risque même de s’égarer dans des contrées obscures. Car outre des passions adolescentes qui en font un bon connaisseur en héraldique, sciences exactes, histoire, philosophie, tout en ne dédaignant pas les langues anciennes (grec, latin, hébreu) et modernes (dont l’arabe et l’allemand), il se perfectionne jeunesse venue dans les arts militaires, devenant notamment un cavalier émérite, ce qui lui permettra de se distinguer à la bataille de Velletri (1744) lors de la guerre de Succession d’Autriche, écrivant à l’occasion un traité militaire remarqué. Homme complet, il conjugue ses talents avec un bon goût certain, commandant en 1735 pour ses épousailles avec sa jeune cousine Carlotta Gaetani dell’Aquila d’Aragon une sérénade à Pergolèse que ce dernier laissera inachevée, terrassé par la tuberculose dans le froid monastère des Capucins de Pouzzoles, à l’ouest de Naples, en mars 1736.
Ses égarements, ou du moins ce qui compose son mystère post-mortem, sont d’une autre nature. Au rang des passions de Raimondo di Sangro se comptent l’occultisme, la cryptologie, l’anatomie et l’alchimie. Franc-Maçon, membre de la prestigieuse Academia della Cruscia (a bien des égards le pendant italien de l’Académie Française à l’époque) il devient également traducteur et éditeur, notamment d’une impression du célèbre Le Comte de Gabalis, ou Entretiens sur les sciences secrètes (initialement publié en 1670) de Henri de Montfaucon de Villars (vers 1638-vers 1673), ouvrage aux interprétations multiples mais prônant un rationalisme dénué de toute timidité, aspect encore rare à la fin du XVIIème siècle. Autant de centres d’intérêts qui le feront un temps excommunier, tombant sous la férule du cardinal Giuseppe Spinelli, archevêque de Naples à partir de 1735.
Ce sont ses recherches en alchimie qui nous ramènent à notre sujet. En effet, dès les premières expositions de l’œuvre, elle subjugue par sa somptuosité autant qu’elle est l’objet de légendes. Raimondo di Sangro aurait enseigné à Giuseppe Sanmartino le procédé alchimique lui permettant de transformer le tissu en marbre, expliquant ainsi la finesse du drap obtenu. Si Raimondo di Sangro s’intéressa en effet un moment aux procédés chimiques liés aux techniques sculpturales, aucune transformation de matière dans le Cristo Velato, et une observation aussi de prêt que dépoussiérée de toute superstition fait admettre au cartésien que le voile et le corps sont taillés dans le même bloc, ne forment qu’une même pièce. Pourtant, la statue ayant depuis quelques dizaines d’années regagné une certaine notoriété, de rapides recherches sur le net seront l’occasion de prouver que l’irrationnel a encore sa place, les théories les plus effarantes, anciennes ou nouvelles, se taillant quelques belles pages dans plusieurs langues européennes. Le voile serait issu d’une transformation de la matière, mais encore plus extravagant, l’ensemble de la statue serait une pétrification d’un corps provenant de Pompéi (1748 marque l’une des premières campagnes de fouilles de grande ampleur du site), quand il n’est pas avancé que c’est le vrai corps du Christ qui gît sous le voile.
Avançons que cette œuvre honore moins les superstitions de quelques uns que le génie de son auteur qui su porter à son apogée la technique du Panneggio Bagnato, consistant en une fine pulvérisation de poudre de craie et d’eau sur les drapés pour en figer les plis, facilitant ensuite l’inscription des courbes dans le bloc de marbre. Technique remontant aux anciens grecs, Phidias en étant un possible et probable concepteur.
L’œuvre connue une renommée immédiate à sa livraison, renforcée par les fantasmes et les légendes sur sa composition, mais aussi par la personnalité de son commanditaire et le mystère du lieu où elle est exposée. En effet, l’église Sansevero jouxte le palais éponyme, lieux de crimes supposés ou biens réels, comme celui qui en 1590, dans la nuit du 16 au 17 octobre, vit le compositeur de madrigaux Carlo Gesualdo (1566-1613) assassiner froidement et avec préméditation son épouse adultère et l’amant de celle-ci. C’est aussi dans la crypte de l’église Sansevero que Raimondo di Sangro plaça ses deux fameuses mécaniques anatomiques, squelettes masculin et féminin laissant apparaître le système cardio-vasculaire, céroplastie étonnante que l’on prit longtemps pour le résultat d’un procédé inconnu de conservation des vaisseaux sanguins, dont le caractère factice et la composition ne furent entièrement prouvés qu’après une nouvelle campagne d’études en 2008.
Autant d’histoires et d’étrangetés sulfureuses qui firent que le Cristo Velato de Sanmartino connu une notoriété mouvementé. Admiré dans les premières décennies suivant sa conception, il semble moins intéresser au dix-neuvième siècle lorsqu’un retour aux canons d’un classicisme orthodoxe rejette dans l’ombre ce subtile métissage de classicisme et d’expressivité maniériste. Sa mention semble absente de la plupart des récits de voyages décrivant Naples, cependant, leur nombre freinant l’exhaustivité de nos lectures, nous sommes preneurs de tout démenti mentionnant le patronyme du voyageur esthète. Rien non plus dans le truculent Corricolo d’Alexandre Dumas, dont la si plaisante faconde oublie presque totalement les merveilles architecturales de la ville, trahissant en cela à la fois le manque de connaissances et le peu d’intérêt de l’auteur pour ses aspects. Même le très savant Itinéraire de l’Italie du sud rédigé par Du Pays pour les Guides Joanne dans les années 1880 ne le mentionne que d’un hautain « renommé en son temps » balayant laconiquement la curiosité du voyageur.
Il faut donc attendre Malaparte, qui au détour de La Peau su discrètement l’évoquer dans un hommage voilé aussi beau que discret, osant un rapprochement entre la statue qu’il ne mentionne pas explicitement et le Vésuve lors de l’éruption de 1944 :
En avril 1944, après avoir, pendant plusieurs jours, secoué horriblement la terre et vomi des torrents de feu, le Vésuve s’éteignit. Il ne s’était pas éteint peu à peu mais tout d’un coup : le front enveloppé d’un suaire de nuages, il avait poussé un grand cri, et soudain, le froid de la mort avait pétrifié ses veines de feu. Le dieu de Naples, le totem du peuple napolitain, était mort. Un immense voile de crêpe noir était descendu sur la ville, sur la mer, sur le Pausilippe. Dans les rues, les gens marchaient sur la pointe des pieds, parlant à voix basse, comme s’ils craignaient de réveiller un mort.
Prouesse de Giuseppe Sanmartino, exercice de style depuis inégalé, le Cristo Velato dévoile aussi les sentiments profonds de son commanditaire, Raimondo di Sangro, dont la perpétuelle accumulation de connaissances n’eut peut être qu’un but, la recherche de la transparence, l’expression du beau sous l’opacité apparente, l’illusion si essentielle de la légèreté. Autant de raisons de retourner musarder dans les ruelles de Naples.
Pierre-Damien HOUVILLE
Étiquettes : Italie, Naples, Pierre-Damien Houville Dernière modification: 21 septembre 2020