Rédigé par 12 h 50 min Concerts, Critiques

The Queen’s Gambit (Philidor, Ernelinde – van Wanroij, Van Mechelen, Nouri, Orkester Nord, Wåhlberg – Château de Versailles, 27 mai 2025)

François-André Danican Philidor
Ernelinde, princesse de Norvège
Tragédie en musique en trois actes (version de 1769) sur un livret d’Antoine Poinsinet, créée à Paris en 1767

Judith van Wanroij, Ernelinde
Reinoud Van Mechelen, Sandomir
Laurent Naouri, Rodoald
Matthieu Lécroart, Ricimer
Jehanne Amzal, Une Norvégienne, la Grande-Prêtresse
Clément Debieuvre, Un Norvégien, Un Matelot, Édelbert
Martin Barigault, Un Officier de Ricimer et le Grand-Prêtre

Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles (Fabien Armengaud, direction artistique)
Vox Nidrosiensis
Orkester Nord
Martin Wåhlberg direction

Opéra en version de concert, Salle des Croisades du Château de Versailles, 27 mai 2025

Nous aurions tant aimé pouvoir raccrocher cette belle Ernelinde à quelque parenté connue des premiers souverains norvégiens. Les noms les plus évocateurs y fleurissent en effet avec poésie. Harald “aux beaux cheveux” y côtoie Erik “Hache sanglante” et Sven “barbe fourchue”. Notre princesse, au nom sage et sans épiclese se serait bien fait une petite place dans la tribu. Mais non, ne cherchez pas, Ernelinde n’a jamais régné sur le trône de Norvège et Antoine Poinsinet (1735-1769) mirliton du vers, farfadet du livret, s’empare d’une lointaine et assez obscure légende scandinave pour en faire la trame de ce drame médiéval et héroïque, où il n’est question que de devoir, d’amour filial, de désir charnel et de sacrifice. Un Game of Thrones, en plus chaste, avant l’heure !

Orkester Nord – Aparté / droits réservés

Avouons que le livret n’est pas, et de loin, le premier intérêt de cette véritable rareté de Philidor, que Martin Wåhlberg (également professeur de littérateur comparée à l’université) et les musiciens de l’Orkester Nord remettent en lumière, en partenariat avec le Centre de Musique Baroque de Versailles. Créée en 1767, remaniée en 1769, l’œuvre n’avait jamais été redonnée si l’on excepte une dizaine d’années après sa création un remaniement du livret par Sedaine (qui réarrange la tragédie de trois à cinq actes) et une réduction pour piano et chant de César Franck à la fin du dix neuvième siècle. C’est donc bien une rareté qu’il nous est donné l’occasion d’écouter ce soir, l’œuvre paraissant concomitamment chez Château de Versailles Spectacles (critique à retrouver prochainement dans nos pages).

Au delà de l’œuvre, la figure même de Philidor paraît bien oubliée. Si le nom de ce dernier toise le passant défilant devant le Palais Garnier (et possède aussi une petite rue dans le vingtième arrondissement), il fait partie de ces compositeurs auréolés de leur vivant mais que la postérité a plongé dans un oubli relatif (à l’exemple également de Cimarosa), alors que cette dynastie a produit nombre de brillants individus dotés de talents variés (cf. notre dossier).

C’est pourtant bien la partition de cette Ernelinde qui en fait tout le sel, tant elle s’inscrit dans une période charnière de l’histoire de la musique, et plus particulièrement de l’opéra. Précurseur de Gluck, Philidor ? Cela a beaucoup été dit, et avec justesse, mais s’arrêter là serait par trop réducteur. Oui par cette forme, très symphonique à certains moments, très efficace dans la composition et se débarrassant des fioritures, mais on peut aussi citer Mozart pour cette alliance, subtile (enfin, le plus souvent) des cordes et des cuivres, ou encore Haendel, dont Philidor à retenu l’art de l’aria, de la mélopée charmante et séduisante.

Cela suffit-il à faire de Philidor un compositeur avant-gardiste, en avance sur la musique de son temps ? Ce serait sans doute aller un peu vite en besogne et soulignons que chez notre compositeur, le récitatif, posé, très présent et structurant l’avancée du récit, conserve un caractère éminemment baroque. Philidor serait il alors opportuniste, puisant dans l’opéra italien ses formes, chez Haendel son art de l’air da capo (mais égalant rarement le Maître) et dans ce livret aux accents médiévaux un dérivatif distrayant à des thématiques mythologiques ou bibliques rebattues ? Non, Philidor développe bien un style qui lui est propre, bien entendu influencé par son temps, mais dont la flamboyance, l’héroïsme, et l’équilibre entre récitatif, arias et parties orchestrales (non dénuées de divertissements agréables mais assez inutiles à l’action, cela dans la grande tradition de la tragédie lyrique) marquent l’identité musicale, même si le manque de notoriété posthume que nous évoquions n’est sans doute pas étrangère à l’absence d’un style plus marqué, plus personnel. Captant l’air musical de son temps, Philidor séduit, mais échoue à se rendre intemporel.

Si la grande salle des Croisades, avec son décor très néo médiéval et martial entre en résonance avec la thématique du livret, avouons que cet espace s’avère quelque peu exigu pour la démonstration de Martin Wåhlberg. En habitué des œuvres de la toute fin du baroque ou de la période classique, celui ci déploie une fière puissance, voire une exubérance musicale certaine qui aurait sans aucun doute mieux convenue à une salle avec un volume plus important tel l’Opéra Royal. Entre les boiseries troubadours, le redoutable chœur de Vox Nidrosiensis trouve parfois des limites dans les réverbération de la salle, surtout quand les cuivres les secondent ou les entraînent, ce qui n’est pas le cas des délicats et nuancés Chantres du CMBV plus à leur aise dans cet espace. Cette réserve mise à part, soulignons chez Philidor cette capacité à faire du chœur un élément récurrent et moteur du drame.

Judith van Wanroij – site officiel de l’agence Brunel

Au niveau des protagonistes, Judith van Wanroij n’éprouve nulle peine à camper une Ernelinde fragilisée par la diversité de ses obédiences sentimentales, écartelée, amoureusement s’entend, entre ses prétendants et le devoir filial envers son père. On sera, une fois n’est pas coutume, un peu plus réservé à l’encontre de Reinoud van Mechelen dans le rôle de Sandomir. Si la haute-contre conserve l’assurance vocale qu’on lui connaît, il a semblé ce soir-là un peu fragile, en retrait, manquant de l’autorité et du charisme qui pourrait échoir au personnage. D’autant que la partition de Philidor ne l’aide pas : les longs moments d’absence du personnage ne permettant guère d’asseoir le personnage. C’est aussi la réserve que l’on fera à propos de Rodoald, père d’Ernelinde, interprété avec aplomb mais détachement par Laurent Naouri que l’on aurait souhaité plus impliqué . Les lauriers reviendront donc à l’interprétation toute en charisme et en justesse de Matthieu Lécroart, qui dans le rôle du pourtant peu sympathique Ricimer, opportuniste prédateur de la belle Ernelinde, arrive à rendre audible toute la complexité du personnage et ouvrant de toute la puissance et l’affirmation de son timbre de baryton basse, le rôle vers des élans de sympathie que l’on attendait pas, rendant sa fin, tragique mais justifiée par livret, presque regrettée.

Notons également les interventions, succinctes mais parfaitement pondérées de deux habitués des programmations du CMBV, Jehanne Amzal (une norvégienne, mais qui s’impose surtout par son air de Grande Prêtresse au troisième acte) et Clément Debieuvre, faisant une fois de plus la démonstration de la dextérité et de la pondération vocale auxquelles il nous a habitué.

Martin Wahlberg emporte l’œuvre vers une maestria à laquelle un peu plus de tempérance n’aurait pas nuit, son enthousiasme fougueux manquant parfois de contrastes, mais avouons que la partition de Philidor s’accommode fort bien de cette extraversion un peu épaisse. Cette Ernelinde reste seule dame sur l’échiquier de cette œuvre hybride, très baroque par certains aspects, classique et bouffe par d’autres dont la redécouverte constitue  une fantaisie dont il serait dommage de se priver, sans aller à crier jusqu’au génie oublié.

 

Pierre Damien Houville

Étiquettes : , , , , , , , , , , , , Dernière modification: 9 juin 2025
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