
Levy Sekgapane (Mitridate) © Sherene Hustler
Wolfgang Amadeus MOZART
Mitridate
opera seria en trois actes dsur un livret de Vittorio Amedeo Cigna-Santi, d’après la traduction italienne de Giuseppe Parini de la pièce de Racine, créé le 26 décembre 1770 au Teatro Regio Ducale de Milan
Levy Sekgapane | Mitridate
Jessica Pratt | Aspasia
Vanessa Goikoetxea | Sifare
Rose Naggar-Tremblay | Farnace
Maria Kokareva | Ismene
Alasdair Kent | Marzio
Nina van Essen | Arbate
Les Talens Lyriques
Christophe Rousset, direction
Opéra en version de concert, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 25 mai 2025
On ne fera pas l’injure de rappeler à nos lecteurs que ce Mitridate, qui eut l’honneur de 20 représentations milanaises, était l’oeuvre extraordinairement mature d’un jeune compositeur génialement précoce (14 ans). Certes c’est un seria, encore engoncé dans ses da capos (ou plus précisément ses dal segno, la version à la fois abrégée et plus complexe où la reprise est raccourcie, vu que le thème d’exposition devient particulièrement vaste), mais en dépit de quelques longueurs, la finesse d’écriture, l’homogénéité de l’ensemble, la construction narrative, en font une oeuvre tout à fait aboutie. Contrairement à la Clémence de Titus à la mauvaise réputation injustifiée, ce Mitridate a fait le bonheur des salles comme des disques, avec ou sans instruments d’époque, et demeure plus goûté que Lucio Silla. C’est qu’il y règne une boulimie belcantiste, une soif d’écrire et de chanter, un feu d’artifice non dénué de pathos. Il faut dire que le livret est excellent : du Racine traduit et à peine retouché. Aspasie, cela sonne tout de même mieux que Monime. On ajoute Ismène, qui aime Pharnace sans en être aimé, on soupoudre un tribun romain pour souligner la loyauté de Xipharès. Bon, oublions les orthographes raciniennes, et plongeons-nous dans ce tourbillon d’amour et d’intrigues au Royaume du Pont. Les récitatifs ont été un peu coupés, hélas, car certains enchaînements en deviennent elliptiques ou obscurs, ce qu’une représentation en version de concert, qui plus est sans respecter les entrées / sorties des protagonistes du livret, et avec les personnages masculins de Sifare, Farnace et Arbate chantés par des femmes (dont un Sifare en fourreau bleu bien peu androgyne, contrairement à Farnace et Arbate qui ont fait l’effort du smoking / tailleur / pantalon pour la vraisemblance dramatique).

© Muse Baroque, 2025
L’on sait l’inclination de Christophe Rousset pour ce répertoire classique, lui à qui l’on doit des Salieri, Tretta, et l’exhumation au casting de stars qui donna lieu à l’enregistrement de 1999 (Decca). Les Talens Lyriques, parfois si froids et si dignes chez Haendel ou Lully, trouvent dans cette période un miracle de fluidité solaire, avec une grande nervosité dans les attaques de cordes et soutiens de cuivres, sans renier la beauté mélodique, l’horizontalité du geste, les couleurs (sans autant de fragmentation qu’un Jacobs). Certes, Ian Page et ses Mozartists ont démontré qu’un Mozart plus traditionnel, plus généreux dans ses cordes, était possible, même sur instruments d’époque. Mais entre les déferlements d’un Minkowski (Erato), l’excitation du précédent Rousset lui-même (Decca), et la poésie contemplative de Jaroussky le mois dernier à Montpellier (avec le même rôle-titre), cette direction animée et attentive, vive sans violence, nette sans sécheresse, manquant un peu de grandeur, mais jamais de sentiments, enivre. On regrettera deux petites choses : des tempi parfois terriblement rapides, qui enlèvent aux chanteurs la possibilité de davantage de nuances, et que le claveciniste n’ait pas assumé lui-même en partie le continuo au clavecin, comme le petit Mozart lors des trois premières représentations milanaises dans ce pittoresque Teatro Regio Ducale de Milan qui faisait également office de tripot…

Les Talens Lyriques en coulisse © Gaëlle Caron / TCE
Un seria, et a fortiori en version de concert, avec des airs aussi volumineux, c’est avant tout une question de voix… Christophe Rousset a assemblé une compagnie qui paraît hétéroclite sur le papier, mais convainc au concert, par la caractérisation des voix, et la difficile équation de ne pas recourir à des contre-ténors ou sopranistes pour les rôles dévolus à des castrats lors de la création (Sifare, Farnace, Arbate) sans pour autant perdre l’auditeur par la proximité des timbres. Au Seigneur, tout honneur : nous avouons avoir été moins convaincus que notre confrère à Montpellier par la prestation de Levy Sekgapane en Mitridate, l’agilité est là, mais dès le premier air (“Se di lauri” qui ne sait pas jouer la demi-teinte), les double croches approximatives, le changement de registre vers un aigu tiré voire glapissant laissent une impression d’agitation juvénile qui sied peu au monarque tyrannique, dont le portrait finit par se muer peu à peu en tyran de papier, capricieux et dépassé par les évènements, à la manière d’un Tolomeo “bad boy” chez Giulio Cesare. Le rôle réclamait sans doute un ténor plus grave, et plus égal, même si la puissante projection impressionne et que la virtuosité est féroce voire jouissive (“Già di spietà mi spoglio” explosif). La distribution a changé par deux fois et l’on se demande ce que Sergey Romanovsky ou Siyabonga Maquongo auraient faits de ce rôle plus grand que nature…

Jessica Pratt © Gaëlle Caron / TCE
En face de ce monstre sanguinaire (finalement pas si redoutable que cela), l’altière Jessica Pratt, adulée lors de la représentation précédente à La Scala. Même en version de concert, son Aspasie est Reine : elle passera la première partie de soirée dans une grande robe à traîne, blanche et rose, ornée de fleur et de strass, presque victorienne. Se désespèrera en noir et or. Sous ses costumes éclatants, la maîtrise est confondante. A la sortie, certains ont reproché sa “froideur” ou son “application”. Foutaises et carabistouilles. La belcantiste sait souffler le chaud et le froid : extrême-aigu planant, vocalises d’une netteté naturelle et expressive (pas juste un “regardez comme je sais lancer des doubles croches”). Son premier air, ardu, “Al destin, che la minaccio” s’autorise de superbes ornements (cadence sans doute écrite par le maestro Rousset et d’un style mozartien achevé), le noble “Nel grave tormento” (pris à une allure un peu trop pressée, mais avec de très belles flûtes) permet une démonstration de beau chant, avec un legato et une ligne mélodique en brise d’automne sur les dunes avant que la section de fureur ne se déchaîne et que les aigus ne soient mis à contribution avec un pointillisme coloré. Le récitatif accompagné suivie de la fameuse cavatine “Pallid’ombre”, large (un peu trop de vibrato) mais plein d’émotion, aux graves résonnants, laisse le public en catalepsie.
Le Sifare de Vanessa Goikoetxea n’a pas les mêmes aigus ni la même transparence. Le timbre est davantage cuivré, les aigus flûtés un peu métalliques, l’émission à la fois plus dynamique et plus haletante, le phrasé plus court, mais les airs difficiles “Soffre il mio cor con pace” ne déméritent pas. Le Farnace de Rose Naggar-Tremblay, tout d’écarlate, surjoue l’arrogance crasse. Face à ses consœurs, la contralto québécoise manque de projection, et les graves comme le médian sont un peu assourdis (“Son reo, l’error confesso”), et les Talens la recouvre parfois. Mais son indéniable présence scénique, la théâtralité rude, l’agilité générale convainquent. Le “Venga pur”, trop allant (encore le moulin qui va trop vite), la met un peu à mal.

Maria Kokareva © Gaëlle Caron / TCE
Enfin, on saluera dans les seconds rôle l’Arbate précis de Nina van Essen, l’innocence charmante de Maria Kokareva (délicieuse Ismène digne d’une bergerie baroque) et l’égalité de registre d’Alasdair Kent à l’unique air très réussi (“Se di regnar sei vago”). Mis à part les airs et le “Pallid ombre”, le jeune Mozart ne s’est autorisé qu’un duetto (“Se viver non degg’io” fort réussi entre Sifare et Aspasia avec une belle dynamique et fusion des voix). Le bref mais peu inventif quintette final clôture une soirée mémorable, où il est inutile d’affirmer les affinités de Christophe Rousset avec l’une de ses œuvres fétiche, longuement applaudie par les mozartiens, et tous les autres heureux mélomanes présents ce soir-là.
Viet-Linh Nguyen
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