Rédigé par 18 h 40 min Concerts, Critiques

Service à la Cuiller (Bach, Ho, Fortin, Cochard, Le Caravansérial, Cuiller – Théâtre des Champs-Elysées, 10 avril 2025)

Le Caravansérail ©Jean-Baptiste Millot

Bach dans tous ses états à 2,3 et 4 claviers”

Jean-Sébastien BACH (1685-1750)

Concerto pour 3 clavecins en Do majeur, BWV 1048
Concerto Brandebourgeois n°3 en Sol majeur, BWV 1048 (arrangement pour 4 clavecins de B. Cuiller)
Concerto pour 2 clavecins en Do mineur, BWV 1062
Concerto pour 2 clavecins en Do mineur, BWV 1060
Concerto pour 3 clavecins en Ré mineur BWV 1063
Concerto pour 4 clavecins en La mineur BWV 1065

Ensemble Le Caravansérail :

Violaine Cochard, clavecin
Olivier Fortin, clavecin
Jean-Luc Ho, clavecin
Davor Krkljus, clavecin

Martyna Pastuszka, violon
Laura Crorolla, violon
Myriam Mahnane, alto
Gauthier Broutin, violoncelle
Benoît Vanden Bemden, contrebasse

Bertrand Cuiller, clavecin et direction

Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 10 avril 2025

Dix ans ! Une décennie déjà que Bertrand Cuiller et son Caravansérail revisitent et réenchantent le répertoire pour ou avec clavecin. Et comme dix ans, cela se fête, le clavecin s’honorera ce soir de tous les pluriels et le Théâtre des Champs-Elysées en sera l’écrin. Une première pour l’ensemble, ce que souligne Bertrand Cuiller, visiblement touché, et ému.

Et quitte à célébrer son anniversaire, autant le faire avec quelques fastes et multiplier les cadeaux. Délaisser le temps d’un soir l’œuvre pour clavecin soliste pour s’intéresser à celle, plus restreinte, pour 2, pour 3, et même pour 4 claviers, un apanage réservé (presque) au seul Jean-Sébastien Bach pour cette dernière configuration. Et s’il y aurait gageure à souligner l’importance de l’œuvre pour clavier de Bach, permettons-nous toutefois de rappeler que les écrits de Gilles Cantagrel mentionnent que le compositeur compta jusqu’à onze clavecins à son domicile, soit une présence jusque dans la chambre à coucher.

Si la musique de Bach agrège les influences, le Caravansérail réunit les inspirations et pour le concert de ce soir s’adjoint les services de quatre instruments, reflet des variations des différentes facettes de l’instrument. Deux clavecins de facture allemande, un d’origine italienne et un dernier (par ailleurs magnifiquement décoré) signé Emile Jobin d’après un original flamand, comme autant de déclinaisons des sonorités propres à l’instrument, dans ses résonnances, ses tintements, ses pincements tantôt fluides, tantôt métalliques, ses notes, aériennes ou contenues.

Ce concert intervient dans la foulée de la parution récente du dernier enregistrement de l’ensemble (Alpha), au programme duquel nous retrouvons la plupart des œuvres présentes sur le disque et le panel de solistes mais avec des concertistes différents. Réjouissons nous que ce concert garde toutes les qualités d’enthousiasme du disque, tout en en gommant la plupart des défauts, notamment la relégation des cordes très à l’arrière-plan. Ce soir, le rideau doré de scène ayant été opportunément baissé et renvoyant le son en salle, les cordes de déploient en parfait complément des claviers, en particulier les très belles lignes de violons de Martyna Pastuszka, qui avait, il y a de cela quelques années, consacré en soliste un bel enregistrement aux concerto grosso composés par des italiens pour satisfaire à l’engouement britannique pour le genre[1]. Un jeu aux attaques franches, voire acérées, parfaitement secondées par Laura Corolla (violon) et Myriam Mahnane (alto), auxquelles nous ne manqueront d’ajouter la belle présence de Gauthier Broutin au violoncelle, et de Benoît Vanden Bemdem à la contrebasse, qui dans ces œuvres de Jean-Sébastien Bach héritent d’une partition tout sauf secondaire.

Bertrand Cuiller semble avoir travaillé, façonné ces concertos au point de pouvoir élégamment s’effacer, comme pour le Concerto pour 2 clavecins en Do mineur BWV 1062 (non présent sur le disque) sur lequel Jean-Sébastien Bach, s’il fait la démonstration de la richesse de structure qui le caractérise, passe par toutes les émotions, majestueux sur le Vivace, plus sentimental, langoureux sur un deuxième mouvement Andante e piano conçu comme une véritable conversation entre les deux claviers et la ligne de violon, et enfin un Allegro assai aux airs d’assaut, d’halali, où toutes cordes, de claviers ou de violons, semblent tendues, au bord de la rupture, un déferlement parfaitement maîtrisé, autant dans sa composition que dans son interprétation.

Si Bertrand Cuiller sait s’effacer, il passe aussi la main, comme pour ce Concerto pour 2 clavecins en Do mineur BWV 1060 (lui aussi absent sur le disque), au jeune claveciniste croate Davor Krkljus. Il livre un Allegro initial dans lequel Bach donne des accents d’espérance, d’attente heureuse et sur lequel le jeu des clavecins, toute en symbiose, n’est qu’un prélude à une évolution en dialogue, en suite de réponses sur la très belle Fugue en constituant le troisième mouvement.

La mécanique de Bach, bien huilée à deux claviers, devient rutilante à trois, et les notes des instruments se transforment en corne d’abondance, en cascade, quitte à quelque peu nous éclabousser comme sur l’Allegro initial du Concerto pour 3 clavecins en do majeur BWV 1064 où tout n’est que sautillement, foisonnement, comme une quête éperdue. Bach eut-il peur du vide pour ainsi le combler de notes, presque jusqu’au vertige ? Et si son Adagio est l’occasion de se poser, ce n’est que dans l’attente de la reprise, franche sur les cordes, nerveuse sur les claviers de l’Allegro final, où nos trois instruments en majesté rivalisent de rebond, se passent et se renvoient la voix de dessus avec autant de charme que de maîtrise. Une allégresse générale de composition signe du très probable héritage d’une partition originale écrite pour violon par le maître de Leipzig.

Transcription, réécriture, influences, il en est souvent question chez Bach, comme sur son unique composition pour quatre claviers, le Concerto pour 4 clavecins en La mineur BWV 1065, transcription et donc forcement adaptation du Concerto pour 4 violons et violoncelle en Si mineur (RV 580) de l’Estro Armonico de Vivaldi. L’art de la fugue portée au pinacle dans le mouvement final, une passation entre les instruments où tout n’est qu’équilibre, mesure, sens du tempo et de la conversation. S’effacer, passer la main disions-nous, où la reprendre pour Bertrand Cuiller, cette fugue finale ayant été précédée quelques minutes auparavant, par l’interruption de l’Allegro initial à la demande du chef d’ensemble, le temps pour lui de réaccorder une corde capricieuse de l’instrument de Davor Krkljus, en toute décontraction et expliquant la manœuvre au public, avant de reprendre la partition en début de mouvement. Un Allegro au tempérament affirmé, caractéristique en cela des œuvres vivaldiennes, tout comme s’avère majestueux et posé le Largo, sur lequel les quatre claviers, moins enclins à affirmer leur suprématie, s’allient subtilement. Un art de l’association toute en délicatesse, parfaitement orchestré de la part des quatre instrumentistes, révélant aux passage les sonorités différenciées de leur instrument respectif.

Si l’on peut être plus réservés sur la transcription par Bertrand Cuiller pour 4 clavecins du Brandebourgeois n°3 en Sol majeur (BWV 1048) à l’Allegro d’entrée tellement foisonnant qu’il en devient débordant et concerto duquel nous retenons plutôt une belle entrée du second mouvement, à deux puis à quatre claviers, avec un beau sens du rythme et du passage des voix, ce Concerto pour 3 clavecins en Ré mineur BWV 1063 séduit, par la grande précision des claviers sur le Vivace initial et peut être encore plus par la très belle ligne de violon du second mouvement Alla Siciliana.

Pour ce premier et brillantissime concert du Caravansérail au Théâtre des Champs Elysées, révélant le très beau travail effectué par Bertrand Cuiller et ses clavecinistes autour des concertos de Jean-Sébastien Bach nous n’aurons qu’un regret, que le caractère encore trop confidentiel de ce type de répertoire malgré sa virtuosité triomphante n’ait pas permis de remplir les rangs un peu clairsemés des balcons, et donc une espérance, que l’immense contentement du public présent convainc de nouveaux adeptes.

 

                                               Pierre-Damien HOUVILLE

 

[1] Concerto Grosso, émigré to the British Isles (Francesco Scarlatti, Alessandro Scarlatti, Francesco Geminiani et Arcangelo Corelli), paru chez Muso en 2019.

Étiquettes : , , , , , , , , , , , Dernière modification: 21 avril 2025
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