“Les Mystères ne sont pas ce qu’on ne peut pas comprendre mais ce qu’on n’a jamais fini de comprendre. (…) Il restera toujours comme un voile de tulle autour de ces pièces” (Salomé Gasselin)
“Mystères”
Œuvres de Bach et Biber
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
« Pièce d’orgue » BWV 572
Anonyme
Choral Ich dank dir schon, Recueil de pièces pour basse de viole seule en tablature F-Pn ms. Rés. 1111
Johann Sebastian Bach
Suite a Violoncello Solo senza Basso n°2 BWV 1008
Attribué à Heinrich Ignaz Franz Biber (1644-1704)
Sonatina â Viola de Gamba aut Violino CZ-KRa A 891
Anonyme
Choral Allein Gott in der Hoh sei Ehr, Recueil de pièces pour basse de viole seule en tablature F-Pn ms. Rés. 1111
Johann Sebastian Bach
Suite pour luth BWV 997
Prélude/Fantasia
Johann Sebastian Bach
Sonate en trio pour orgue BWV 528
Andante
Anonyme
Choral Ach mein Glück, Recueil de pièces pour basse de viole seule en tablature F-Pn ms. Rés. 1111
Heinrich Ignaz Franz Biber
Passacaglia, Sonates du Mystère Sonata XVI – L’Ange gardien
Johann Sebastian Bach
Herr Christ, der ein’ge Gottes-Sohn, Das Orgel-Büchlein BWV 601
Salomé Gasselin, viole de gambe Simon Bongars, Paris, 1653
accompagnée de :
Garance Boizot, Mathias Ferré, Corina Metz, Léo Ispir, violes de gambes
(l’instrumentarium est donné en fin de disque mais sans repréciser à quels instrumentistes il appartiennent, mais toutes les autres violes sont des factures modernes)
Hugo Abraham, contrebasse anonyme, Bavière, vers 1900
Emmanuel Arakélian, orgue positif
1 CD digipack, enregistré en juin 2024 à l’église Sainte-Appolinaire de Bolland (Belgique), Mirare MIR744, 2025, 66′
Second enregistrement en soliste de Salomé Gasselin, désormais célèbres grâce aux Victoires de la Musique. La photo de la couverture, un beau noir et blanc pris sur le vif, un peu floue, tout comme l’interview de présentation ci-dessous donnent le ton d’un voyage personnel inspiré. Il y a quelques pièces destinées à la viole, notamment des anonymes. Il y a beaucoup de transcriptions, notamment de Bach, et une pièce maîtresse de Biber, incontournable quand on parle de “mystère”, et à laquelle Salomé Gasselin n’a pu résister, le fromage était trop tentant (nous la savons gastronome).
La grande réussite de cet album, comme du précédent “Récit” (Mirare), est celui de l’établissement d’un climat à la fois noble, profond, détendu, palpable, d’une éloquence naturelle. Le superbe instrument de Salomé Gasselin, une viole assez précoce de Simon Bongars (Paris, vers 1653, une rare 6 cordes ?), au grain magnifique, à la rugosité de vieux tweed s’épanouit sous son archet délié, au phrasé sculptural, vibre avec un équilibre charmeur. La gambiste n’est pas une adepte des extrêmes, et c’est parfois ce manque de contrastes, mais jamais de relief, qu’on lui reprochera parfois, notamment dans la Passacaille de Biber. Salomé Gasselin laisse chanter sa viole, n’insiste ni sur les changements de registres : pas de graves nerveux façon Pandolfo, ni de medium et aigus constamment désespérés (façon Savall ou Charbonnier).
La première pièce d’Orgue “Très vitement’ de la BWV 1052 laisse planer des arpèges avec une légèreté de brise printanière, la virtuosité se fait élégance facile. Pour le Gravement, le reste des troupes vient en renfort et l’on retrouve les sonorités archaïsantes d’un consort de viole doux-amer, nimbée d’une nostalgie pudique, remarquable d’expressivité, mais presque un peu flegmatique. Par contre, quelle mouche pique Emmanuel Arakélian pour ce Lentement à l’orgue solo, qui trottine prestement ?
Les petits chorals figurant dans le Recueil pour basse de viole seule en tablature de 1675 (rassemblant 35 chorals anonymes) sonnent merveilleusement sans afféterie, comme des capsules de concentré luthérien.
La transcription de la 2nde suite pour violoncelle serpente sur une ligne très introvertie, d’une gravité ferme, avec ce “voile de tulle” que l’interprète a voulu rendre. Vision crépusculaire mais non désespérée, le crépuscule de Salomé (qu’elle nous pardonne cette familiarité) est celui où les derniers rayons sont mordorés et caressants, mais où la chaleur laisse déjà la place aux frissons des ténèbres. Le Prélude est sublime, sinueux, d’une intensité rare, au murmure insidieux, l’Allemande le prolonge par ses hésitations, son spleen, ses accords qui scandent le discours comme des entailles non recousues par le chirurgien. Les doubles cordes de la viole permettent des résonnances, des échos fantomatiques. Au milieu, soudain, l’élan se perd, cela patine, l’errance devient limbes, la ligne d’horizon – admirable trait – entre ciel et mer vire au gris bleu un peu las. La Courante ne danse pas vraiment, ele frémit, la Sarabande se drape dans la nuit, appuyée, presque laborieuse, tentant entre ses silences de tirer ses notes. La chair est triste hélas, et j’ai lu tous les livres. Les Menuets ne dansent point, tout comme cette Gigue bien altière. Cette lecture très personnelle n’atteint pas les méandres torturés façon El Greco de Paolo Pandolfo (Glossa), ni la beauté classique plus froide de Myriam Rignol (Château de Versailles Spectacles).
La Sonatina attribué à Biber, permet de jouir du rare plaisir d’entendre (si nous ne nous abusons pas) un quinton de viole, déclinaison du pardessus de viole rivalisant avec le violon. Bon la partition demandait un violon mais ne boudons pas ce plaisir et le soliste (lequel ?) qui donne la ligne de dessus fait preuve de la dextérité qui sied à ce stylus fantasticus, accompagnée par le très présent positif d’Emmanuel Arakélian (qu’on a pu récemment apprécier dans Marchand), même si la partition nous paraît un peu en-deçà des productions habituelles de Biber.
Parmi les quelques déceptions : avouons être peu convaincus par la transcription du Prélude de la Suite pour luth BWV 997, qui se curialise en dialogue mondain dégingandé lors de son passage vers les instruments mélodiques. A l’inverse, très belle transcription de l’Andante de la sonate en trio pour orgue BWV 528 même si les versions ciselée et espiègle à l’orgue de Ross ou si lentement boisée de Koopman (au toucher léger de clavecinistes) sont indétrônables. Ici la sonate en trio prend de l’ampleur, s’avère presque orchestrale. C’est un peu trop de pompe pour nos chastes oreilles. Et puis ça ne claudique plus assez. Ca ne neige plus, et la douceur sensuelle et colorée d’une Marie Madeleine de descente de croix façon Cornelis Engebrechtsz cède la place à la démonstration.
Et puis il y a l’erreur. L’envie a été trop forte, et Salomé Gasselin succombe à la tentation de l’Ange. Mais son Rosaire est trop grave (normal, violon originel oblige), trop proche, trop quotidien, trop immédiat. Il ne succombe pas à la Passion, son Ame est pure mais claire, l’onde est transparente. Et nous avouons qu’il ne nous a guère touché. La faute sans doute aux versions de référence si nombreuses : de la sécheresse rude d’Andrew Manze (Harmonia Mundi USA) au mysticisme sulfureux de Gunar Letzbor I (Arcana). Cette Passacaille ici apaisée, sereine, à la pulsation peu rythmée, très horizontale, parfois étonnamment frétillante, pleine d’espoir ne correspond pas à nos préférences, mais le parti-pris cohérent et rond en enchantera peut-être d’autres. Et soyons honnêtes, la dernière partie s’assombrit peu à peu.
En définitive, laissons le dernier mot à l’artiste et à sa désarmante humilité : “« Mystères » vient du verbe grec mueô qui peut se traduire par « initier », mais qui signifie plus littéralement « rester bouche bée ». Les Mystères ne sont pas ce qu’on ne peut pas comprendre mais ce qu’on n’a jamais fini de comprendre. Ce sens théologique du mot résonne particulièrement pour moi avec la musique de Johann Sebastian Bach et Heinrich Ignaz Franz Biber : leurs œuvres ne se dévoilent jamais complètement mais se révèlent sans cesse. Face à cette part de mystère, j’ai choisi les pages de leur musique qui m’ont touchée au cœur. Il restera toujours comme un voile de tulle autour de ces pièces qui m’empêcherait d’en avoir une vision entière, une compréhension totale.”
Viet-Linh Nguyen
Technique : très belle captation, précise, équilibrée, terrienne.
Étiquettes : Abraham Hugo, Arakélian Emmanuel, Biber, Boizot Garance, Ferré Mathias, Gasselin Salomé, Ispir Léo, Jean-Sébastien Bach, Metz Corinna, Mirare, Muse : argent, Viet-Linh Nguyen, viole de gambe Dernière modification: 22 mai 2025