« Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur. »
(Racine, Phèdre)
Récit
Pièces en Ré
Jacques Boyvin : Récit grave, Livre d’orgue II
Henry Dumont : Allemande pour l’orgue ou le clavecin, et pour trois violes si l’on veut – Mélanges à 2, 3, 4 et 5 parties avec la basse continue
Marin Marais : Cloches ou Carillon, Les Voix Humaines – Pièces de viole, Livre 2
Henry Dumont : Pavanne de Mons. Dumont – Manuscrit Bauyn
Pièces en Mi / Sol
Jean-Adam Guilain : Récit de tierce en taille, Trio – Pièces d’orgue pour le Magnificat
Marin Marais : Gigue la Chicane – Pièces de viole, Livre 3 ; Plainte et Chaconne – Livre 6
Jean-Adam Guilain : Dialogue – Pièces d’orgue pour le Magnificat
Marin Marais : Pavane selon le goût des anciens compositeurs de luth – Pièces de viole, Livre 2
Pièces en La
Jean-François Dandrieu : Récit de tierce en taille – Premier Livre de Pièces d’Orgue, Suite VI
Henry Dumont : Allemande en tablature d’orgue – Motets à deux voix, avec la basse-continue:
Louis Couperin : La Piémontoise – Manuscrit Bauyn,
Marin Marais : Sarabande – Pièces de viole, Livre 2
Marin Marais : La M – ariéePièces de viole, Livre 5
Marin Marais : Fantaisie – Pièces de viole, Livre 2
Pièces en Ré
Louis Marchand : Récit – Pièces choisies pour l’orgue
Pierre Du Mage : Basse de trompette – Livre d’Orgue contenant une Suite du Premier Ton:
Louis Couperin : Sarabande de Mons. Couperin – Manuscrit Bauyn
Pierre Du Mage : Plein Jeu – Livre d’Orgue contenant une Suite du Premier Ton
Salomé Gasselin, viole de gambe Simon Bongars, Paris, vers 1653
Andréas Linos, viole de gambe
Corinna Metz, viole de gambe
Emmanuel Arakélian, orgue de la Collégiale Saint-Ursanne (initialement construit par Schott de Bremgarten vers 1619-1623, restauré à plusieurs reprises au XVIIIème siècle)
Justin Taylor, clavecin
1 CD Digipack, Mirare, enr. 2022, 68’21
Voici un rendez-vous manqué. Nous aurions dû rencontrer l’artiste lors de la sortie de cet enregistrement mais la grève des transports eut raison du concert-conférence de presse. Nous aurions pu nous entretenir avec la gambiste sur ce programme si expérimental, comprenant notamment des transcriptions de récits de tierce en taille empruntés au répertoire de l’orgue français du Grand Siècle, couplés avec des pièces pour violes de Marais et groupées par tonalités en Suites (par rapport au programme joué en festival, la disparition de compositions de Rameau, stylistiquement trop différentes est bienvenue), mais les aléas de la logistique et des agendas ne le permirent pas. Alors, apprenons à connaître la gambiste en l’écoutant.
Et ce qui frappe à l’écoute, c’est l’originalité et l’unité de ton que Salomé Gasselin imprime à cet opus très personnel, remarquablement construit, pensé comme un épanchement. Le musicologue y trouvera à redire, le sourcil froncé : « Y avait-il réellement besoin d’aller excaver des récits de tierce en taille (tessiture de ténor) pour orgue, c’est à dire ces mélodies interprétées sur un jeu de tierce, accompagnée sur un autre clavier par des jeux très doux, pour les transcrire sur une viole ? ». Si le savant demeurera dubitatif, le mélomane sera facilement convaincu par la beauté de ces transcriptions de pièces de Louis Marchand, Nicolas de Grigny, Pierre Du Mage, Jean Adam Guillain et Jacques Boyvin (pourquoi Nicolas de Grigny est-il absent ?). Salomé Gasselin fait preuve d’une inventivité grave, d’une éloquence ample, d’articulations nuancées et jamais nerveuses même dans les passages les plus vifs.
Cet enregistrement – elle le dit – c’est aussi celui d’une rencontre, celle de l’artiste et de l’instrument. Et quel instrument ! Une viole du facteur Simon Bongars datée de vers 1653-55 (l’étiquette est à demi-effacée), l’un des plus célèbre de cette époque aux côtés de Pierre Le Duc, Jacques Dumesnil ou Pierre Aubry. Paris et Lyon étaient alors des centres majeurs de facteurs de violes, hélas, il ne subsiste que peu d’instruments de nos jours (Albert Jacquot en dénombrait encore quelques-unes en 1912 mais actuellement nous n’en connaissons pas d’autres spécimens). Et Simon Bongard ou Bongars n’était autre que… le beau-père de François Couperin dont on peut même imaginer que le grand compositeur en joua ! Le monde musical parisien est petit…
Sur cette viole ancienne, au timbre diaphane et au grain fin, originellement montée à six cordes mais actuellement à sept pour en augmenter l’étendue, innovation attribuée à M. de Sainte-Colombe, s’enchaînent donc les récits, à la rhétorique puissante, à la respiration tout à tour ample et rauque. Celui de Boyvin ouvre le concert de son atmosphère recueillie et sombre, le superbe orgue boisé de la Collégiale Saint-Ursanne tenu par Emmanuel Arakélian ne tient pas trop rigueur à la gambiste de lui ôter sa voix concertante retranscrite à la viole. La ressemblance avec le vocabulaire de Marais, notamment dans ses préludes, est étonnante, on y retrouve cette élégance, cette pureté lumineuse et angélique si bien que le passage au Carillon doucement joueur (Livre II de Marais) se fait avec naturel.
Certes, l’on avouera que certaines pièces – écoutées individuellement – peuvent ne pas totalement convaincre : ainsi, les fameuses Voix Humaines du même Livre, très lancinantes et appuyées, un peu insistantes dans leur nasillarde plainte, d’une hésitation qui vire parfois au tâtonnement nocturne, gagnent en sophistication ce qu’elles perdent en touchante tristesse. De même, la Chaconne, optimiste et vaporeuse, balancée d’un archet nuagé, manque de relief et de temps forts. Sans aller jusqu’au bondissement dansant d’un Paolo Pandolfo, une approche plus proche du « Grand Ballet », mettant davantage en valeur le caractère circulaire et ternaire du rythme, aurait été appréciable. Mais même dans ces – relatifs – désappointements, la sincérité du propos, la variété des textures et des articulations emportent l’admiration, et l’approche demeure très cohérente sur l’ensemble de chacune des trois suites. A l’inverse, la Mariée et la Fantaisie, à la jouissive et printanière ivresse, dénotent un tempérament plus frivole et galant, où l’art du badinage virtuose s’exprime avec liberté.
Mais revenons à des transcriptions plus graves de récits pour orgue, avec un superbe Trio de Jean-Adam Guillain où les pianissimi de deux violes à la palette qu’on imagine terre de Sienne et un clavecin de Justin Taylor d’une délicatesse confinant au murmure plonge l’auditeur dans un espace étiré et chargé d’émotion. Idem avec une Allemande en tablature d’orgue de Dumont, plus archaïsante, au contrepoint serré, presque réminiscente des consorts de violes anglais et à la beauté mélodique intense. Pour conclure sans décrire une à une ces perles liquides, évoquons de ce voyage intime, nos deux instants préférés. Ce seront deux sarabandes : d’abord celle de Marais, issue toujours du 2ème Livre, d’une tendresse à fleur de peau, caressante et mélancolique. Suspension douce-amère, clapotis de vie. Et l’autre, transcrite d’une pièce pour clavecin de Louis Couperin est une conversation où les effluves entêtantes des violes nouent et dénouent leurs troublantes harmoniques.
Voilà un disque audacieux et personnel, d’une beauté formelle subjuguante. Et un coup de cœur de notre Muse, assurément.
Viet-Linh Nguyen
Étiquettes : Gasselin Salomé, Mirare, Muse : coup de coeur, Taylor Justin, viole de gambe Dernière modification: 24 mars 2024