« Il s’agissait donc pratiquement de créer une œuvre (puisque l’opéra n’a pas été joué depuis trois siècles) mais aussi de créer un monde, un monde où les femmes gouvernent et les hommes leur sont soumis. » (Agnès Jaoui)

© Mirco Magliocca
Baldassare Galuppi (1706-1785)
L’Uomo Femina
Drama giocoso en trois actes sur un livret de Pietro Chiari, créé à Venise en 1762
Eva Zaïcik, Cretidea
Lucile Richardot, Ramira
Victoire Bunel, Cassandra
Anas Seguin, Gelsomino
Victor Sicard, Roberto
François Rougier, Giannino
Le Poème Harmonique
Vincent Dumestre, direction
Agnès Jaoui, mise en scène
Alban Ho Van, décors
Pierre-Jean Laroque, costumes
Dominique Bruguière, lumières
Julie Poulain, coiffure et maquillage
Opéra Royal du château de Versailles, vendredi 13 décembre 2024.
Fellini n’avait rien inventé ! Dans son mésestimé La Cité des Femmes (1980), plus onirique que jamais, le maestro italien plongeait un Marcello Mastroianni décontenancé dans une société dominée, gouvernée par les femmes, où le chantre de la masculinité italienne n’allait pas tarder à voir vaciller son éternelle sprezzatura. A bien y regarder l’art italien regorge de ces utopies et autres uchronies déviantes portant haut un esprit de satyre et de dérision qui jamais ne se fit aussi prégnant de ce côté des alpes, du moins avec cette touche d’acidité qui de la comédie antique aux bobines pleines de verve d’un Dino Risi (La carrière d’une femme de chambre, notamment) en passant par le second degré d’un Casanova font partie intégrante de l’esprit de la Péninsule.
C’est donc bien à cette verve qu’il convient de rattacher cet opéra tardif de Baldassare Galuppi (1706-1785) créée à Venise en 1762 sous le titre pour le moins provocateur et transparent de l’Uomo Femina, dont la partition retrouvée en 2006 bénéficie d’une recréation par Vincent Dumestre et son Poème Harmonique, dans une mise en scène signée par Agnès Jaoui. Une œuvre qui après avoir été donnée à Dijon et Caen débarque à Versailles avec un léger parfum de souffre, les actuelles questions sociétales autour des questions d’identité de genre et de place des femmes dans la sphère publique étant propices à redonner un parfum d’actualité à une œuvre aussi délaissée que son compositeur, dont la notoriété rivalisa pourtant avec celle d’Antonio Vivaldi dont il apparu un temps comme le successeur au sein de la Sérénissime.
Une œuvre d’un baroque tardif, composée dans une Venise dont le prestige s’emballe dans ses propres fastes jusqu’au déclin, et en cela caractéristique d’un opera buffa en germination, aux accents musicaux plus légers, aux livrets plus futiles qui prenait alors son essor et devait irriguer la production opératique durant toute la première moitié du dix-neuvième siècle. Baldasare Galuppi, prolifique compositeur fut un habile artisan de cette transition et il n’est pas inutile de souligner que cette Uomo Femina n’est pas la première composition où il se joue des stéréotypes de genre, son opéra Il mondo alla roversa (1750), sur un livret signé Carlo Goldoni s’avérant dans le domaine une belle entrée en matière[1].

© Mirco Magliocca
Le canevas du livret, attribué à Pietro Chiari (1712-1785), prolifique plumitif ayant abordé tous les styles[2], tient autant de l’épopée homérique que des Aventures de Télémaque de Fénelon. Soit en des temps indéfinis l’échouage dans une île inconnue, mais que l’on soupçonne en méditerranée, de deux pauvres naufragés, Roberto et Giannino, ne tardant pas une fois recueillis à se rendre que l’Hadès aurait été un lieu d’errement autrement plus favorable. Car non seulement les femmes dominent politiquement la stratification sociale de cette société insulaire, mais en plus, par une curieuse inversion des rôles, les hommes îliens sont affublés de tous les stéréotypes de genre habituellement conférés à la gente féminine. A l’exemple du grouillant Gelsomino (Anas Seguin), les hommes sont les jouets des femmes, obligés de se plier à leur commandement, objets de leurs désirs et affublés de quelques tares peu enviables, à savoir forcément superficiels, égocentriques et plus obsédés par leur apparence qu’une influenceuse contemporaine sur réseaux sociaux virtuels. Nos deux naufragés, réduits à leur condition de mâle, sont les proies de la convoitise de Cassandra (Victoire Bunel) et Ramira (Lucile Richardot) qui les recueillent, puis rapidement de Cretidea (Eva Zaïcik), reine de cette société, malgré tout affublée par le librettiste d’un nom à la consonnance évocatrice, et par forcément à son avantage.
Une inversion des rôles et des genres porte ouverte à la farce, au burlesque et à toutes les collusions fondées sur l’entrechoquement des rôles rationnellement attribués et à la satire, fût-elle caricaturale. Car avouons que si les péripéties qui suivent les pérégrinations maritimes de nos deux personnages sont plaisantes à suivre, tout cela peine quelque peu à faire un opéra. La faute avant tout en revient au livret un peu faiblard de Pietro Chiari, joueur habile pour inverser les conventions, mais qui peine tout de même au-delà du vernis, plaisant mais par essence superficiel, à donner une réelle profondeur philosophique à l’ensemble, qui finit plus par ressembler à une farce bouffonne de boulevard qu’à une grande réflexion sur la condition féminine à la fin du dix-huitième siècle ou une analyse des rapports hommes-femmes. N’est pas Goldoni qui veut (ce dernier se montrant autrement plus fin dans Les Femmes Pointilleuses en 1750, ou La Bonne Epouse l’année précédente) et l’ensemble du livret, sans être désagréable, s’avère d’une qualité littéraire toute mesurée, souvent plus proche du théâtre de boulevard que de la tragédie antique.

© Mirco Magliocca
Un aspect théâtral du livret qui se ressent sur la musicalité de l’œuvre, oscillant entre conventionnel et entravement. Après un premier acte essentiellement consacré à poser l’action, durant lequel peu d’arias sont comptés, Galluppi semble vouloir placer tous les principaux arias dans le second acte, au risque d’un enchaînement un peu artificiel. Eva Zaïcik en Reine Cretidea tiraillée entre sa fonction et ses passions amoureuses ravit de ses aigus affirmés et d’une belle posture vocale renforçant son charisme naturel, même si la partition s’avère pauvre en moments lui permettant d’exprimer à sa juste valeur sa souplesse vocale. Si Victoire Bunel (Cassandra) s’avère d’une fragilité touchante en soldate amoureuse un peu timide pleine de tendres sentiments, c’est encore Lucile Richardot qui tire le mieux son épingle de la mascarade grâce à son jeu de scène, à la fois charismatique et plein d’humour, même si là aussi, la partition de Galuppi ne lui permet pas, vocalement parlant, d’exprimer tout son talent. Du côté des rôles masculins, par essence secondaires dans cette œuvre, Victor Sicard campe un Roberto affirmé, réfléchi et bien décidé à se tirer du marasme dans lequel il se trouve, tirant parti d’une belle scansion et d’une agilité vocale soulignant les traits de son personnage. A l’inverse, dans le rôle de Giannino, François Rougier, dans un registre vocal à la palette moins large, semble plus ballotté par les évènements, plus résigné sur sa destinée, à l’image de tenues aussi improbables que burlesques, parfois à la limite du bon goût. Et signalons aussi la prestation pleine de verve et de charisme d’Anas Seguin, qui s’il semble un peu sur le retrait en début d’œuvre déploie par la suite une belle présence scénique et offre un timbre de baryton à la fois puissant, coloré et d’une belle projection, contribuant à faire de chacune de ses apparitions des moments remarqués.
A la tête du Poème Harmonique, Vincent Dumestre s’approprie la musique légère et rythmée de Galuppi avec ce qu’il faut de fantaisie, notamment avec des cordes aux belles incises et laissant une belle expression aux virevoltants hautbois de Nele Vertommen et Bar Zimmerman (une utilisation du hautbois en quasi soliste dans les partitions lyriques qui sont l’un des traits caractéristiques des compositions de Galuppi), même si l’on regrette des cors bien discrets et une projection orchestrale très tempérée.
Côté mise en scène, cela ne manque pas de bonnes idées, à l’exemple de ce décor unique de palais, qui rappelle à la fois les tableaux orientalistes d’un Delacroix, ou le style siculo-normand de la Villa Cimbrone de Ravello, doté d’une petite fontaine fonctionnelle. Ajoutez à cela des costumes soyeux (dans un style Fortuny assez assumé) signés Pierre-Jean Larroque et des lumières idoines (Dominique Bruguière) et vous n’aurez plus qu’à vous demander comment tout cela n’est pas propice à un peu plus de fantaisie. Car avec un décor invitant à la fois au relief et à la profondeur de champs, tout comme à jouer avec les espaces, on ne peut que déplorer que la mise en scène reste aussi timide, et disons-le un peu statique, concentrée sur l’avant de la scène (à quelques rares exceptions près) et sur le centre droit du décor, toute la partie gauche du décor n’étant qu’illustrative et bien peu exploitée. Curieux de la part d’Agnès Jaoui, que l’on espérait un peu plus audacieuse en la matière, réalisant pour sa seconde mise en scène d’opéra (après la Tosca en 2019) une prestation manquant quelque peu du mordant dont elle sait faire preuve.
Au final une exhumation bien agréable que cette Uomo Femina de Baldassare Galuppi, qui s’il ne s’avère pas l’œuvre satirique et acide parfois annoncée (à l’exemple du twist final, assez conventionnel), et dont la théâtralité bride quelque peu l’expression musicale, se laisse suivre avec un plaisir amusé. Comme quoi un opéra moyen peut faire une bonne soirée.
Pierre-Damien HOUVILLE
[1] L’œuvre fut donnée en 2019 par l’Opera du Grand Avignon, puis à l’Opera Confluence dans une mise en scène au budget visiblement exsangue de Vincent Tavernier. Deux enregistrements existent, l’un par Diego Fasolis (Chandos, 2001), un autre plus obscur (et non écouté) de l’Ensemble Intermusica, dir. Franco Piva (Bongiovanni CD, 1997).
[2] On lui doit de nombreux romans biographiques sur quelques figures de l’antiquité romaine (Marc-Antoine, Cicéron, Jules César). Il toucha de l’exotisme alors en vogue (Aventures d’une sauvage, écrites par elle-même), et même une curieuse pièce sur la jalousie supposée de Molière.
Étiquettes : Anas Seguin, Bunel Victoire, Dumestre Vincent, Galuppi, Le Poème Harmonique, Opéra royal de Versailles, Pierre-Damien Houville, Richardot Lucile, Rougier François, Sicard Victor, Zaïcik Eva Dernière modification: 6 janvier 2025