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Génies au féminin (Melle Duval, Les Génies ou les caractères de l’amour, Ensemble Il Caravaggio, Delaforge – Château de Versailles Spectacles, 2024)

 Mademoiselle Duval (1718-1775)

Les Génies, ou les caractères de l’amour,
Opéra-ballet en un prologue et quatre actes sur un livret de Jacques Fleury,
créé à l’Académie royale de musique de Paris en 1736.

Marie Perbost : Lucile, Zaïre, Isménide, Florise,
Florie Valiquette : Amour, Zamide, une Sylphide,
Anna Reinhold : La Principale Nymphe, Pircaride,
Etienne de Bénazé : Léandre,
Paco Garcia : Un Indien, un Sylphe,
Guilhem Worms : Zoroastre, Numapire,
Matthieu Walendzik : Zerbin, Adolphe,
Cécile Achille : L’Africaine, une Nymphe

Ensemble Il Caravaggio

Chœur de l’Opéra Royal (Lucile de Trémiolles cheffe de chœur)

Camille Delaforge, direction et clavecin

Digipack 2 CDs, Château de Versailles Spectacles, 2024, 141′

Mademoiselle Duval fit partie de ces étoiles filantes mais brillantes de la musique baroque, dont Les Génies, ou les caractères de l’amour (1736), pour la première fois enregistré après une recréation l’année dernière à Versailles reste l’œuvre phare, la compositrice ne comptant à son maigre catalogue qu’un air annexe publié la même année. Il est souvent souligné – à fort juste titre – qu’elle  demeure l’une des trois seules compositrices étant parvenue à faire monter son opéra à Versailles de tout le dix-huitième siècle, après Elisabeth Jacquet de la Guerre (pour sa tragédie Céphale et Pocris, dès 1694) et avant Henriette-Adélaïde de Villars, dite Mlle Beaumesnil (pour Tibulle et Délie en 1784, en fait la troisième entrée des Festes Grecques et Romaines de Colin de Blamont dont nous ferons prochainement paraître la recession, toujours chez CVS).

Mais cette particularité n’étant que périphérique à l’intérêt de l’œuvre, repoussons à plus tard quelques curiosités biographiques pour nous pencher plus en avant sur un opéra-ballet qui se révèle à bien des égards symptomatique de la création musicales des années 30, 1730. La mode en ces années est aux opéra-ballet à intrigues multiples, genre mis à l’honneur par Pascal Colasse dès 1695 et qui, dans les mois ayant précédé Les Génies de Mademoiselle Duval en octobre 1736, vit les créations plus ou moins auréolées de succès des Voyages de l’Amour de Joseph Bodin de Boismortier (en mai 1736, sur un livret de Charles-Antoine Leclerc de La Bruère, auteur aussi du Dardanus mis en musique par Rameau) ou du plus célèbre Les Indes Galantes de Rameau (en août 1735, sur un livret de Louis Fuzelier). Ces œuvres, plus légères que les tragédies lyriques, offrant une large place à la danse, avaient vocation à occuper le calendrier estival, plus propice à la fantaisie et aux œuvres chorégraphiées. D’où un principe de composition propre à ce type d’œuvre, le plus souvent constituées l’un prologue introductif de la thématique, ensuite déclinées en entrées successives (ou actes) indépendantes les unes des autres, exposant l’un des aspects du thème, avec ses variantes tragiques, pastorales ou héroïques.

Convenons que Mademoiselle Duval s’approprie le genre avec une aisance certaine, une maîtrise assumée d’autant plus à souligner que malgré des sources parfois fluctuantes sur son année de naissance, il semble bien que la compositrice ne fût âgée que de vingt-deux printemps au moment de la première. Une ouverture brève, à la pompe assez lulliste, révèle d’emblée un sens du rythme affirmé qu’Il Caravaggio sait imprimer avec vivacité, rendant justice à une partition où s’entremêlent très joliment violons et vents avant que Zoroastre (Guilhem Worms, baryton-basse à la gravité magnétique qui une fois encore dans cette œuvre s’avère l’un des principaux atouts de la distribution vocale) ne s’impose dans une scène non dénuée d’un certain maniérisme, avec grondement de tonnerre, orage, autant d’effets tant sonores que visuels dont Mademoiselle Duval ponctue son œuvre à plusieurs reprises (Prologue, scène 2).

Car autant par appropriation des codes de l’opéra-ballet que par volonté de faire la preuve de sa maîtrise technique de la composition, la musicienne déploie tout au long du Prologue et des quatre entrées des moments de bravoure instrumentaux à grands effets. Camille Delaforge s’en saisit avec efficacité et gourmandise et exprime que ce soit, toujours dans le Prologue, dans l’ Air pour les Génies (Prologue, scène 2) une belle tension dramatique et riche en percussions, ou en conclusion de la première entrée, celle des Nymphes, ou de l’amour indiscret ce très martial air à tambourins (Première entrée, scène 4). Celui-ci précède de peu un orage final d’une résonnance dévastatrice, quand la principale Nymphe (Anna Reinhold tout à fait convaincante en nymphe tourmentée) invoque les tyrans, effet repris à la fin de la troisième entrée, Les Salamandres, ou l’amour violent (Troisième entrée, scène 5), cette fois associé au chœur, exprimant toute la rage du sentiment amoureux, spectaculaire et tonitruant, même si on peu également trouver tout cela un peu grandiloquent.

Source : Gallica / BnF

Multipliant ritournelles, sarabandes, menuets et rondeaux de manière variée et divertissante au risque parfois de couper un peu l’action (pourquoi cette succession de deux menuets à la scène 4 du prologue, qui tassent pour le moins l’élan initial de l’œuvre ?), Mademoiselle Duval offre dans ces aspects une partition marquée par un certain classicisme des codes de la musique baroque de son époque et tout plaisant que cela soit, c’est dans sa maîtrise des chœurs qu’il nous faut souligner une originalité plus grande. Le Chœur de l’Opéra Royal s’offre quelques airs d’une belle densité, que ce soit en fin de deuxième entrée, Les Gnomes, ou l’amour ambitieux, avec le souverain Régnez dans vos climats, jouissez de la gloire, ou lors de la troisième entrée, assurément la plus réussie par la variété musicale qu’elle présente, avec l’enthousiasmant Chantons, célébrons notre Reine, précédant un rondeau non moins réussi, chœur que nous retrouvons dans la quatrième entrée, les Sylphes, ou l’amour léger pour le très agréable et moraliste Chantons, ne songeons qu’aux plaisirs (quatrième entrée, en début et en final de la scène 5).

La compositrice s’avère en revanche moins à l’aise dans ses parties de récit, conventionnelles, la faute en revenant aussi à un livret assez terne et sans grande intensité dramatique signé par Jacques Fleury (mort en 1775), guère associé à d’autres œuvres que celle-ci, et expliquant en contraste le déploiement d’effets musicaux dont fait preuve la compositrice pour maintenir l’intérêt de l’œuvre. Soulignons tout de même quelques belles réussites, comme cet Air de l’Amour (Florie Valiquette, aux très beaux aigus) dans le Prologue, Tout obéit, tout s’éveille à ta voix, très vivace, ou encore quelques beaux duos, expressifs, à l’exemple du sentimental Amour, viens nous unir (Première Entrée, scène 4) entre Léandre (Etienne de Bénazé) et la Principale Nymphe (Anna Reinhold), ou dans un registre proche le duo Tendre amour, enchaine nos âmes entre Zaïre (Marie Perbost, d’un charisme vocal qui ne se dément pas) et Adolphe (Matthieu Walendzik) (Deuxième entrée, scène 4).

Les Génies s’inscrit comme nous l’avons souligné dans la vogue des opéra-ballet  et au rang des influences, il est à noter un exotisme marqué dans le livret, où nous croisons Zoroastre (bien avant la tragédie de Rameau qui ne date que de 1749), de manière classique des nymphes quelque peu coquines et volages (Première entrée), et de manière plus originale des Gnomes, et en allégories des Génies élémentaires du feu et de l’air respectivement les Salamandres et les Sylphes, la troisième entrée Les Salamandres ou l’Amour violent renvoyant visiblement à un Afrique mythifiée, tout comme les Gnomes semble évoquer divers peuples orientaux, pour preuve les deux airs dévolus à un indien en fin d’entrée. Ce goût pour l’exotisme, qui inscrit l’œuvre notamment dans le souvenir des Indes Galantes, grand succès de l’année précédente, n’est pas le seul signe de la volonté de Mademoiselle Duval de reprendre les codes ayant fait la renommée de compositeurs plus expérimentés, pour exemple le dernier rondeau de la deuxième entrée, pour le moins un hommage assez transparent à celui si célèbre composé par Rameau pour l’œuvre à l’instant citée.

Car c’est au final ce qui fait l’intérêt et la limite de ces Génies de Mademoiselle Duval : la jeunesse de sa compositrice, qui oscille constamment entre démonstration de sa maîtrise de composition, réelle, indéniable, et révérences plus ou moins conscientes aux grandes œuvres l’ayant précédées. L’émergence d’une musicienne dont il est assez facile de penser que si elle avait voulu, ou pu persévérer dans la voix de la composition, elle aurait affirmé son style, trouvé une voix plus originale et des collaborateurs plus confirmés. Nous sommes là en présence d’une œuvre maîtrisée dans sa forme mais à laquelle manque au final de la personnalité, au-delà des esquisses se trouvant dans l’emploi des chœurs et des belles incises mélodiques de plusieurs arias.

Mademoiselle Duval, dont par ailleurs les éléments biographiques sont lacunaires au point de nous priver de la connaissance de son prénom, n’a en effet que très peu composé, poursuivant une carrière de claveciniste et de soprane, mais ne persévérant pas dans la composition, à moins que les oeuvres en soient simplement perdues. Encore fort jeune au moment de l’écriture des Génies, Mademoiselle Duval n’était pour autant pas totalement un inconnue, son nom ayant été cité quelques années auparavant dans une affaire ayant eu grand écho dans le milieu musical, l’Affaire du Magasin, ou après une répétition au Magasin de l’Opéra et quelques verres, les tenues des demoiselles furent semble-t-il aussi légères que baladeuses les mains des messieurs qui les accompagnaient, affaire surtout connue pour avoir entaché la fin de carrière du septuagénaire André Campra, également participant aux impromptus amusements.

La compositrice nous lègue donc cette unique grande œuvre dramatique, que Camille Delaforge et son ensemble Il Caravaggio ont su ressusciter dans toute sa splendeur colorée et vibrionnante à partir d’une partition sous forme réduite dont il a fallu reconstituer les parties manquantes de haute-contre et de taille de violon, ainsi que certaines parties des chœurs. L’œuvre aussi séduisante que rare, interprétée avec maestria, révèle par son énergie souriante, son optimisme solaire, les qualités de composition de la toute jeune Mademoiselle Duval, tout en nous laissant entrevoir les prémices d’une personnalité musicale qui ne demandait qu’à s’épanouir. A savourer.

 

                                                           Pierre-Damien HOUVILLE

Technique : enregistrement clair et équilibré, excellente captation du chœur et des instruments obligés.

Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , Dernière modification: 30 octobre 2024
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