Carte de la Calabre, établie par le Père Eliseo della Concezione (1725-1809) en 1784. Source Gallica/BnF. Les principaux éléments constitutifs du relief sont facilement identifiables sur cette carte, contemporaine des évènements sismiques. En particulier le système de vallées se situant au Nord-Ouest du massif de l’Aspromonte, principal lieu des séismes de 1783.
C’est une contrée où souvent les villages sont doubles. Le voyageur s’y rendant ne peut qu’être frappé par la récurrence avec laquelle il croise des toponymes affublés de l’épiclèse nuovo, villages aux rues rectilignes, et aux places centrales souvent démesurées par rapport à leur population. De ce nuovo il ne verra jamais le pendant, à moins de s’égarer dans les contreforts montagneux où quelques hameaux isolés, le plus souvent à l’abandon, quelques pans de murs cachés par la broussaille méditerranéenne, portent le même toponyme, suivi de la précision vecchio ou antico. Un même nom pour deux emplacements, l’héritage d’une géographie remodelée sur plusieurs dizaines de kilomètres de part et d’autre des montagnes.
Pour vous rendre dans c0ette région il vous faudra en venant du nord dépasser au-delà de Paestum le massif du Cilento et la petite île de Licosa, qui disputent à Capri l’honneur d’être le pays des sirènes. Vous devrez poursuivre votre route au-delà d’Eboli, vers ces campagnes oubliées du Christ chez Carlo Levi, et même continuer au sud de là où il repose, dans le petit cimetière d’Aliano, dans la vallée de l’Agri, à l’extrême sud de la Basilicate, lieu de sa résidence forcée sous l’ère fasciste. Il vous faudra encore franchir le massif du Pollino, barrière physique tout sauf symbolique marquant la limite septentrionale de la Calabre. Vous voici presque parvenu à destination, même s’il convient de préciser que la calabre ultérieure, littéralement «la plus loin de nous » s’entend comme la partie extrême de la péninsule italienne, au sud d’une ligne symbolique à tracer entre le golfe de San’t Eufemia côté tyrrhénien et celui de Squillace côté ionien. La phalange d’un dernier doigt de la botte, dominé par l’imposant massif de l’Aspromonte et jetant son regard par-delà le détroit de Messine, vers les fumeroles de l’Etna. Une périphérie, une marge où la première route bitumée ne fut inaugurée qu’en 1928, qu’Antiochos de Syracuse au cinquième siècle avant notre ère nomme Italia, territoire des Italoi, un nom comme une genèse pour l’actuel état italien.
Prestige et Infamie, deux termes pouvant à eux seuls résumer l’Histoire de la Calabre, dont la prospérité à l’époque de la Grande Grèce n’a d’égale que l’oubli et le déclassement de la région depuis plusieurs siècles, terre d’exode et de pauvreté que les politiques économiques étatiques, entamées dès la période fasciste et renforcées depuis la seconde moitié du vingtième siècle peinent à faire émerger. Une Histoire aussi riche que complexe dont les vicissitudes ne doivent pas nous faire oublier que la Calabre fut aussi le théâtre, funeste, de l’une des plus grandes catastrophes naturelles de la fin du dix-huitième siècle dont le retentissement participe autant à la fin de la période baroque dans la péninsule qu’il est symptomatique de la rationalité scientifique triomphante de la seconde partie du siècle.
Gravure des ruines de Reggio Calabria, par Antonio Zaballi, d’après des dessins de Pompeo Schiantarelli. L’une des nombreuses planches illustrant l’ouvrage Istoria de’fenomeni del tremoto avvenuto nelle Calabrie e nel Valdemone nell’anno 1783, publié par Accademia delle scienze e delle belle lettere di Napoli, 1784. Source Gallica / BnF.
Le tremblement de terre de Lisbonne du 1er novembre 1755, et le raz de marée qui submergea toute la partie inférieure de la ville, est connu pour marquer une rupture de paradigme dans l’approche scientifique des séismes. Survenu un jour de fête religieuse dans un pays profondément catholique, et alors qu’une partie des Lumières est encline à remettre en cause les postulats populaires sur les croyances eschatologiques de ce type de phénomène naturels, le séisme causa selon les estimations la mort de 70 000 à 100 000 personnes du Portugal au Maroc (où, rappelons le, le site de la cité antique de Volubilis subit d’importantes destructions), dont environ 60 000 pour la seule cité de Lisbonne. Les écrits de Voltaire sur cette tragédie sont connus (mentions dans plusieurs chapitres de Candide, Poème sur le désastre de Lisbonne), Kant s’y intéressa également. Des réflexions et souvent des oppositions sur ce sujet entre les deux philosophes que nous laisseront au lecteur le plaisir de découvrir, nous contentons de souligner que Sébastiao José de Carvalho e Melo (1699-1782), Secrétaire d’Etat aux Affaires Intérieures (proche équivalent de Premier Ministre) et pas encore Marquis de Pombal, de par son action dans la reconstruction des zones sinistrées et le questionnaire qu’il envoya dans toutes les paroisses pour récolter des informations précises sur les circonstances et le ressenti du sinistre, préfigure la véritable naissance de la sismologie.
Un début d’approche rationnelle et scientifique de ce type d’évènement qui devait prendre véritablement son essor presque trente ans plus tard, quand la calabre, et plus particulièrement la calabre ultérieure fut ravagée par une série de tremblements de terre majeurs entre février et mars 1783, avec pas moins de quatre secousses principales, auxquelles il faudrait ajouter des centaines de répliques. Un phénomène majeur, restant l’un des principaux évènements de ce type à s’être déroulé dans une zone densément peuplée et dont le nombre total de victimes peut raisonnablement être estimé à au moins 60 000, même si certaines sources, peu vérifiables, évoquent près de 180 000 morts.
Le baroque, surtout en matière d’architecture, est en partie né de tremblements de terre, du moins est-ce le cas pour le baroque sicilien, qui s’épanouit avec le terrible séisme du Val du Noto en janvier 1693, ravageant toute la partie sud-est de l’île, nécessitant la reconstruction de centaines de bâtiments, dans un style baroque, véritable syncrétisme des influences italiennes et espagnoles, l’île appartenant en cette fin de dix-septième siècle à la couronne d’Aragon. Renaissance de villes et naissance d’un style qui marque encore de son empreinte toute cette partie de la Sicile. A contrario, la proclamation de la République Parthénopéenne le 21 janvier 1799 à Naples par le Général Championnet marque symboliquement la fin d’une vitalité napolitaine déjà un peu déclinante, dont les fastes baroques, notamment musicaux, s’effacent. Si Alexandre Dumas avec notamment La San Felice, s’est fait le narrateur de ces derniers feux, les convulsions de 1783 avaient aussi mis à mal Naples, puisant en Apulie (Pouilles), Lucanie (Basilicate) et Calabre la main d’œuvre et les richesses nécessaires à sa prospérité.
Les séismes du début de l’année 1783 laissent au lecteur contemporain deux témoignages scientifiques incontournables sur l’histoire de ces évènements, de la part de deux hommes un peu oubliés de nos jours. Pourtant, au-delà de leur récit, quelques collusions souriantes méritent que nous évoquions leur biographie.
Source. Gallica / BnF
Déodat Gratet de Dolomieu, né en 1750 en Isère dans la commune éponyme (à l’Est de Bourgoin-Jallieu) est déjà en 1783 un géologue et minéralogiste reconnu, s’étant intéressé en particulier à la volcanologie, discipline alors en plein essor. Des centres d’intérêt promptes à l’écarter d’une prime jeunesse un peu dissipée, marquée notamment, alors qu’il effectue ses « caravanes » de formation à l’Ordre des Chevaliers de Saint Jean de Jérusalem où il a été introduit par son père, par le meurtre de l’un de ses condisciples lors d’un malencontreux duel survenu lors d’une escale à Gaète en 1768. Un épisode qui faillit lui couter sa carrière. Recentré sur l’étude de ses disciplines il effectue un important voyage aux îles Lipari en 1781, cherchant à scientifiquement établir un lien entre les activités volcanologique et sismique. Un voyage qui fera l’objet d’un mémoire publié en 1783, l’année du tremblement de terre de Calabre. S’étant toujours montré redevable des travaux précurseurs en géologie de Horace Benedict de Saussure, et travaillant à de nombreuses reprises avec son fils Nicolas Théodore de Saussure, ce dernier rebaptisera en 1796 le massif des alpes italiennes connu auparavant sous le nom de Monti Pallidi (les Mont Pâles) en Dolomites, Dolomieu ayant effectué divers travaux sur les particularités minérales du massif (la Dolomie et la Dolomite ont la même étymologie). Notons qu’un monument en hommage à Dolomieu est encore visible de nos jours dans la station italienne de Cortina d’Ampezzo.
Notre second protagoniste, William Hamilton (1731-1803) a aussi le mérite d’être passé à la postérité pour des éléments extérieurs à ses travaux scientifiques. Point de Massif Hamilton dans les Alpes pourtant…Mais ne nous égarons pas ! D’origine aristocratique, écossais de naissance, William Hamilton, a à son actif une première carrière d’officier (on le retrouve membre de la perfide attaque sur Rochefort en 1757) et un premier mariage, heureux mais sans enfant se terminant par un veuvage en 1782. Hamilton quitte l’armée, devient membre du Parlement de Londres de par ses titres aristocratiques et convoite le poste d’ambassadeur de la Couronne auprès du Royaume de Naples, poste prestigieux auquel il se voit nommer en 1764. Homme des Lumières, épris d’arts, d’archéologie, de musique mais également de géologie, ses fonctions à la cour de Ferdinand sont une aubaine lui permettant d’exercer ses multiples passions. Il relate ainsi l’éruption du Vésuve de 1766, voyage sur le Mont Etna (1770), étudie les champs Phlégréens ou encore Pompéi, alors en plein déblaiement. Autant d’écrits scientifiques qui en font un confrère, mais aussi rival de Dolomieu (nous y reviendrons), mais qui ne défraient pas la chronique.
Henri Bone (1755-1834), Lady Hamilton en Ariane. 1803. copie d’un tableau original d’Elisabeth Vigée Le Brun de 1790. Email sur cuivre (22 x 28 cm). L’une des nombreuses représentations de la jeune Emma Hart à la mode antique et en déshabillé. La reprise par l’artiste d’un tableau plus ancien montre la persistance de l’attrait et la popularité de Lady Hamilton. – Wikimedia Commons
C’est en effet à son second mariage que William Hamilton doit sa renommée. Veuf depuis 1782, il fait la connaissance lors d’un retour dans ses terres et par l’intermédiaire de l’un de ses neveux, Charles François de Greville, de la jeune Emma Hart, nubile amante de ce dernier. Nous sommes en 1783 et quelques années plus tard, alors que la fougueuse et grisette Emma se montre une liaison par trop morganatique pour ledit neveu, ce dernier trouve bon de l’envoyer faire un petit Grand Tour chez son oncle à Naples. La jeune aventureuse a du métier et si la belle fit déjà la joie de soirées londoniennes où, dit-on, elle posait lascivement en costume de Circé ou de Cassandre, subtilement (dé)couverte d’une fourrure, on parle à Naples de danses très suggestives sous les yeux de Goethe et de William Hamilton. Mais Emma ne fait pas que danser, et a appris au contact de l’aristocratie les usages du monde. Poussée par son ancien amant Greville, Emma, 26 ans, épouse en septembre 1791 William Hamilton, 60 ans à Londres. Lors du retour vers Naples, Lady Hamilton et son mari ont les honneurs d’être reçus par Louis XVI et Marie-Antoinette, étroitement surveillés au Palais des Tuileries (nous sommes quelques mois après la fuite de Varennes…).
William Hamilton et son épouse poursuivent une intense vie de cour à Naples, jusqu’à être rattrapés par quelques tourments d’un dix-huitième siècle déclinant. En 1793, alors que l’Angleterre s’inquiète de l’activisme révolutionnaire français dans le nord de la péninsule, elle dépêche à Naples un jeune officier de trente-cinq ans, Horatio Nelson. Nelson et Mme Hamilton se rencontrent, peut-être se frôlent-ils, mais la morale restera pour le moment victorieuse. En 1798, c’est auréolé de sa victoire à Aboukir que Nelson revient à Naples. Un retour pas tout à fait entier cependant, un œil, un bras et la plupart de ses dents sont restés à l’ennemi français. Mais qu’importe, à un William Hamilton collectionneur d’antiquités et vieillissant, Lady Hamilton préfère dorénavant Horatio Nelson, gloire montante de l’armée britannique. Compréhensif, ou du moins résigné, William Hamilton accepte la situation, même si ce trio choque la société londonienne et que l’histoire se répand dans les journaux. En 1800, William Hamilton et son épouse rentrent à Londres, et Lady Hamilton donne naissance en 1801 à Horatia Nelson. Une naissance que William feint d’ignorer, désignant son neveu, et premier amant de sa femme, comme son unique héritier. Une fille qui ne connaîtra que très peu son père, tué au moment de la bataille de Trafalgar. C’est donc en célèbre cocu que William Hamilton entre dans l’Histoire.[1]
A suivre…
Pierre-Damien HOUVILLE
[1] Notons que c’est encore chez Alexandre Dumas que nous devons aller chercher la narration de la vie trépidante de Lady Hamilton, la favorite apparaissant, outre dans La San Felice (1864), dans Lady Hamilton, ou Souvenirs d’une favorite (1865) et plus brièvement dans un chapitre conséquent du Corricolo (1843), récit du premier séjour de Dumas à Naples.
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